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https://www.letemps.ch/opinions/lislamisme-conquete-monde
En novembre 2001, lors d'une perquisition, des
enquêteurs suisses découvrent le «Projet»: une ambitieuse stratégie destinée à
«établir le règne de Dieu» sur toute la terre.
Publié jeudi 6 octobre 2005 à
02:01
Est-il possible que le développement de
l'islamisme dans le monde depuis vingt ans soit, au moins en partie, le produit
d'une stratégie occulte, d'un plan délibéré de conquête du pouvoir? C'est la
question politiquement incorrecte que pose l'étonnante découverte faite par des
policiers suisses et italiens durant une perquisition menée près de Lugano, en
novembre 2001.
Dans la villa de Youssef Nada, un banquier
égyptien que les autorités américaines accusent d'avoir soutenu le terrorisme,
les enquêteurs saisissent alors un document étonnant, demeuré secret depuis
presque deux décennies: le «Projet», texte stratégique dont l'ambition suprême
est «d'établir le règne de Dieu partout dans le monde».
L'enquête criminelle ouverte contre Youssef
Nada, qui dirigeait la banque islamique Al-Taqwa de Lugano depuis sa création
en 1988, a été classée en mai dernier. Mais le financier arabe, qui a démenti
tout lien avec le terrorisme, a reconnu avoir été durant des années l'un des
principaux dirigeants de la branche internationale des Frères musulmans, l'un
des plus importants groupes islamistes contemporains. Fondée en Egypte en 1928,
l'organisation des Frères musulmans a donné naissance à un vaste «Mouvement
islamique» inspiré par ses idées, qui représente aujourd'hui la principale
force se réclamant de l'islamisme dans le monde.
Le Projet est un texte de 14 pages, daté de
décembre 1982, qui s'ouvre par le passage suivant: «Ce rapport présente une
vision globale d'une stratégie internationale pour la politique islamique.
Selon ses lignes directrices, et en accord avec elles, les politiques
islamiques locales sont élaborées dans les différentes régions.»
Le document préconise d'«étudier les centres de
pouvoir locaux et mondiaux, et les possibilités de les placer sous influence»,
d'«entrer en contact avec tout nouveau mouvement engagé dans le djihad où qu'il
soit sur la planète», de «créer des cellules du djihad en Palestine» et de
«nourrir le sentiment de rancœur à l'égard des juifs». Tout cela dans le but de
«coordonner le travail islamique dans une seule direction pour […] consacrer le
pouvoir de Dieu sur terre».
Les enquêteurs suisses qui ont étudié le
dossier Al-Taqwa ont consacré plusieurs analyses au Projet et à ce qu'il
représente. Un document confidentiel de la «Task Force» antiterroriste mise sur
pied après les attentats du 11 septembre 2001 évoque ainsi «un texte
fondamental pour comprendre les buts à long terme des Frères [musulmans]»:
«Intitulé Le Projet, ce document décrit par le menu la stratégie envisagée pour
assurer une prise d'influence grandissante de la Confrérie sur le monde
musulman. Il y est stipulé que les [Frères musulmans] ne doivent pas agir au
nom de la Confrérie mais s'infiltrer dans les organismes existants. Ils ne
peuvent ainsi être repérés puis neutralisés.»
Un second rapport des enquêteurs suisses
affirme que le Projet, et les autres documents découverts chez Youssef Nada,
«confirment le rôle joué par les Frères musulmans à la fois dans l'inspiration
et dans le soutien, direct ou indirect, à l'islam radical dans le monde entier».
Dans cette optique, le Projet a pu jouer un
rôle dans la création par les Frères musulmans et leurs héritiers d'un réseau
d'institutions religieuses, éducatives et caritatives en Europe et aux
Etats-Unis. Le Projet préconise en effet de «construire des institutions
sociales, économiques, scientifiques et médicales, et pénétrer le domaine des
services sociaux pour être en contact avec le peuple».
Dans ce but, il faut «étudier les
environnements politiques divers et les probabilités de réussite dans chaque
pays».
Un responsable occidental qui l'a étudié décrit
le Projet comme «une idéologie totalitaire d'infiltration qui représente, à
terme, le plus grand danger pour les sociétés européennes»: «Le Projet, ce sera
un danger dans dix ans, dit-il: on va voir émerger en Europe la revendication
d'un système parallèle, la création de «parlements musulmans», ce qui existe
déjà en Grande-Bretagne… Commencera alors la lente destruction de nos
institutions, de nos structures.» Pour ce fonctionnaire, qui a demandé à ne pas
être cité nommément, le Projet n'est pas un simple texte de réflexion, mais une
«feuille de route» dont certains éléments ont été mis en œuvre dans le monde
réel: il préfigure notamment le début de la guérilla contre Israël dans les
territoires palestiniens occupés, et le soutien apporté ces dernières années
par les Frères musulmans à divers groupes islamistes armés, de la Bosnie aux
Philippines.
La découverte du Projet soulève aussi beaucoup
de questions qui, pour l'heure, demeurent sans réponse. L'identité de son
auteur, par exemple, reste inconnue. Youssef Nada, le gardien du Projet durant
près de vingt ans, a simplement dit aux enquêteurs suisses qu'il n'a pas écrit
ce texte. Approché à de multiples reprises par Le Temps, il a fini par
expliquer que le document a été rédigé par des «chercheurs islamiques» mais
qu'il ne représente pas une position officielle des Frères musulmans. «Je ne
suis d'accord qu'avec 15 ou 20% de ce texte», affirme-t-il. Pourquoi, dans ce
cas, l'avoir conservé chez lui? «Je ne sais pas. J'aurais dû le jeter.»
L'importance du Projet tient autant à son
histoire, et celle des hommes qui l'environnent, qu'à son contenu. Ses origines
intellectuelles remontent aux années 1960, lorsque le «théoricien en chef» des
Frères musulmans, Saïd Ramadan, trouve refuge à Genève. En septembre 1964, son
journal El Muslimoun publie un texte appelant à lancer une «guerre
idéologique» contre l'Occident. Il s'agissait alors de répondre à la création
de l'Etat d'Israël, considérée par les islamistes comme un élément d'un vaste
complot contre la religion musulmane et ses fidèles: «C'est pourquoi nous
sommes convaincus que ce plan idéologique élaboré doit être contré par un plan
idéologique tout aussi élaboré, et qu'il faut répondre à ses attaques
idéologiques, à sa guerre idéologique, par une guerre idéologique.»
L'article fait explicitement référence au
«Protocole des Sages de Sion», un document fabriqué par la police tsariste et
qui décrit une conspiration juive pour dominer le monde. Bien qu'il s'agisse
d'un faux, ce texte antisémite continue d'être pris au sérieux dans les milieux
islamistes.
En août dernier, le Wall Street
Journal révélait que le «Protocole» a été cité durant une récente séance
du «Conseil européen des fatwas et de la recherche» (CEFR), un organisme
destiné à conseiller les musulmans d'Europe dans leur vie quotidienne. Selon un
participant à la réunion, le Protocole démontre l'existence d'un complot juif
destiné à détruire les valeurs morales des familles musulmanes. On comprend
qu'animés de telles idées, les islamistes aient voulu réagir en développant
leur propre Projet.
Le maître à penser du Conseil des fatwas,
Yousouf al-Qaradawi, était l'un des principaux actionnaires de la banque
Al-Taqwa de Lugano. Il est sans doute le prédicateur islamiste le plus
populaire d'Europe et du monde arabe, et certaines de ses idées s'inscrivent
dans la droite ligne du Projet. Ainsi, dans un texte publié en 1990, il
proposait de développer la présence du Mouvement islamique au sein des «groupes
du djihad», afin d'éliminer «toutes les influences étrangères» des terres
d'islam, du Maroc à l'Indonésie.
Malgré ces ressemblances idéologiques
évidentes, et les liens historiques de grands penseurs des Frères musulmans avec
ce document, l'histoire récente de l'islamisme ne se résume pas au seul Projet.
Et l'expansion de l'islam en Occident au cours des dernières décennies n'a été
planifiée par personne: elle résulte de l'installation progressive d'immigrés
musulmans en Europe et aux Etats-Unis. Mais les héritiers des Frères musulmans
ont su profiter de cette évolution pour ouvrir un nouvel espace à leur action
et à leurs idées. Leur objectif déclaré a toujours été de «protéger» les
communautés musulmanes, selon l'expression du cheikh Qaradawi, du «tourbillon
des idées matérialistes qui prévalent à l'Ouest».
Loin de ce discours convenu, le Projet offre un
témoignage important de ce que peuvent être les arrière-pensées et les
objectifs cachés du Mouvement islamique, au moment où ce dernier tente de
renforcer son emprise sur les communautés musulmanes d'Occident.
Le «Projet» est publié pour la première fois
dans le livre de Sylvain Besson, «La conquête de l'Occident», qui sera
disponible en librairie dès le 7 octobre.
L'histoire
secrète des islamistes en Occident (1/6).
Les
secrets d'Al-Taqwa, la banque suisse de l'islam radical
L'histoire secrète des islamistes
en Occident (1/6). Peu après les attentats du 11 septembre, les villas de deux
financiers arabes sont perquisitionnées près de Lugano. L'opération «Lago»
commence. Elle va aboutir à des découvertes surprenantes.
Le 7 novembre 2001, une colonne de
véhicules de police s'engouffre sur la route abrupte qui mène au-dessus de
Campione, minuscule enclave italienne au bord du lac de Lugano. C'est là, dans
de riches demeures bardées de caméras de surveillance, que vivent les banquiers
islamistes Youssef Nada, aujourd'hui âgé de 74 ans, et Ghaleb Himmat, 66 ans.
Ils sont millionnaires et dirigent à Lugano la société financière Al-Taqwa, la
crainte de Dieu en Arabe. Ils sont aussi, mais très peu de gens le savent, des
dirigeants des Frères musulmans, un groupe fondé en Egypte en 1928 et qui
aspire à la création d'un Etat islamique mondial.
Le soir même, à Washington, le
président des Etats-Unis intervient à la télévision. George Bush salue l'assaut
frontal lancé contre Al-Taqwa, qu'il décrit comme un réseau financier lié à
Oussama ben Laden, le responsable des attentats du 11 septembre. Pour lui,
l'enquête suisse est un prolongement de la «guerre contre la terreur» qui, au
même moment, conduit les Américains et leurs alliés à envahir l'Afghanistan.
Le 31 mai dernier, pourtant, le
procureur fédéral Claude Nicati a abandonné les poursuites entamées trois ans
et demi plus tôt contre Youssef Nada et son associé. «Je crois qu'il est temps
pour George Bush d'analyser comment il a pu être trompé de la sorte, ironise
Youssef Nada d'une voix où se mêlent triomphalisme et amertume. C'était une
fausse piste, depuis le début.» Maigre et vêtu avec soin, l'Egyptien réclame
plusieurs millions de francs de dommages et intérêts à la Confédération pour le
préjudice qu'il a subi. Déjà, à Berne, certains parlementaires bourgeois
s'indignent qu'on ait pu instruire si longtemps un dossier qui, une fois
classé, risque de coûter cher au contribuable.
Les recherches menées par Le Temps
montrent que l'enquête sur la banque Al-Taqwa et ses dirigeants, baptisée
opération «Lago», n'est pas une affaire judiciaire comme les autres. Elle
s'apparente davantage à une opération des services de renseignement visant les
réseaux de l'islamisme radical en Occident. Et les éléments qu'elle a permis de
découvrir éclairent d'un jour nouveau l'histoire cachée des Frères musulmans,
l'un des plus importants et des plus anciens mouvements islamistes au monde.
«Effondrement total»
Le raid policier du 7 novembre 2001 n'a pas
pris les dirigeants d'Al-Taqwa par surprise. Depuis 1993, ils font l'objet
d'accusations de collusion avec le terrorisme qui émanent de divers services de
renseignements arabes et occidentaux. Les autorités suisses réagissent avec
lenteur et circonspection. En 1998, elles organisent une rencontre avec Youssef
Nada. Y participent Carla Del Ponte, alors procureure générale de la
Confédération, Urs von Däniken, chef du Service d'analyse et de prévention
(SAP, ex-Police fédérale), et Christian Duc, le principal responsable antiterroriste
du SAP. Youssef Nada leur donne des explications qui semblent convaincantes:
aucune enquête judiciaire n'est ouverte sur lui.
La société Al-Taqwa, fondée en 1988, est alors
spécialisée dans la finance islamique, qui interdit le recours aux intérêts. Elle
investit dans des projets industriels et commerciaux dont le bénéfice est
partagé entre l'entrepreneur et le client qui fournit les fonds. En 1997, le
bilan d'Al-Taqwa s'élève à 220 millions de dollars. Mais lors de la crise
financière asiatique de 1998, la société subit une perte fatale – 75 millions
de dollars (plus de 90 millions de francs). «Ce qui s'est passé n'est pas un
secret, a déclaré Youssef Nada lors d'un interrogatoire. Ce fut un effondrement
total.» En 2001, l'opération «Lago» signe l'arrêt de mort de la société, qui
sera dissoute par la suite.
Parmi les clients de la banque, beaucoup sont
des islamistes influents, membres ou proches des Frères musulmans: le cheikh
Yousouf al-Qaradawi, qui est l'un des principaux actionnaires d'Al-Taqwa, Muhammad
Akef, actuel guide suprême des Frères musulmans égyptiens, ou Faisal Maulaoui,
un islamiste libanais très actif en France dans les années 1980. Eux ne se
plaignent pas de la perte de leur argent. D'autres, les Saoudiens Ghaleb et
Huda ben Laden, frère et sœur d'Oussama, sont mécontents et le font savoir. Ils
interpellent la Commission fédérale des banques (CFB), qui ouvre une enquête.
Elle soupçonne Al-Taqwa d'exercer depuis la Suisse une activité bancaire sans
autorisation. Mais en l'an 2000, l'enquête de la CFB est classée au bénéfice du
doute: la structure d'Al-Taqwa – répartie entre les Bahamas, le Tessin, et le
Liechtenstein – est si diffuse qu'aujourd'hui encore, les autorités suisses
ignorent où se trouvait exactement le centre financier de la société. Sa
comptabilité, entreposée quelque part en Arabie saoudite, n'a jamais été
localisée.
Depuis l'automne 2001, le procureur Claude
Nicati a examiné en détail le fonctionnement interne d'Al-Taqwa. «C'était une
sorte de fondation, avec un but très large de promotion de l'islam,
expliquait-il au Temps en mars dernier. Ce qui m'a le plus frappé, c'est
l'absence de contrôles à l'intérieur de la société. Ses dirigeants n'ont pas
fait de rapports détaillés sur les projets qu'ils finançaient, ils n'ont jamais
posé de question sur les pertes subies. Ils ont peut-être pris le risque de
financer des projets douteux sans vérification.»
La piste Al-Qaida: une
impasse
Lorsqu'ils pénètrent dans les villas de
Campione, le 7 novembre 2001, les enquêteurs suisses n'ont que des soupçons
assez vagues sur les activités d'Al-Taqwa. Fin octobre, ils ont reçu de
nouveaux renseignements des Américains. Ils affirment qu'un lieutenant
d'Oussama ben Laden, Mahmoud Mamdouh Salim, aujourd'hui emprisonné aux
Etats-Unis, dispose d'un compte secret auprès d'Al-Taqwa. Youssef Nada dément,
et les autorités suisses n'ont jamais pu prouver cette affirmation. Juan
Zarate, membre du Conseil national de sécurité américain chargé des questions de
terrorisme, admettait en février dernier dans un entretien au Temps que la
plupart des informations de son gouvernement concernant Al-Taqwa proviennent de
sources confidentielles des services de renseignement. Elles sont inutilisables
dans une procédure judiciaire et, bien que les autorités américaines affirment
le contraire, leur véracité risque de ne jamais être démontrée.
Il faudra du temps aux enquêteurs suisses pour
comprendre que la piste désignée par les Américains est une impasse. En février
2004, un rapport de la Police judiciaire fédérale abandonne l'hypothèse du
compte secret d'Al-Qaida. A la place, il mentionne des transferts d'argent
entre Al-Taqwa et la société KA Overseas, décrite par les enquêteurs suisses
comme la «centrale financière» d'un chef du groupe palestinien Hamas.
Mais ce nouvel élément ne mène nulle part. En
mars dernier, Claude Nicati confiait ne pas avoir de preuves que les dirigeants
d'Al-Taqwa aient sciemment financé un acte terroriste. Dès lors, le classement
de l'enquête était inévitable.
L'opération «Lago» était-elle une perte de
temps? Interrogée à ce sujet il y a plusieurs mois, une source officielle qui a
suivi le dossier apportait un démenti catégorique: «Même si nous n'aboutissons
pas à des condamnations, cette procédure nous aura donné ce qui nous manquait:
la connaissance.» Avant le 11 septembre, les autorités suisses ignoraient à peu
près tout des réseaux islamistes présents sur leur territoire. Les
perquisitions chez les dirigeants d'Al-Taqwa leur ont permis de combler en
partie cette lacune. Du point de vue juridique, le procédé est discutable, mais
pour un professionnel des renseignements – et le fonctionnaire précité en est
un – il est légitime.
L'enquête sur Al-Taqwa a permis de comprendre
le rôle joué par Youssef Nada dans le mouvement islamiste international. C'est
une forte personnalité, que les enquêteurs décrivent presque avec admiration.
Il est cultivé, méthodique, polyglotte, il s'intéresse à tout. Il laisse
parfois pointer un peu de suffisance, lorsqu'il rappelle aux policiers suisses
qu'il n'est «pas un cantonnier» et qu'il est assez intelligent pour comprendre
que ses accusateurs ne peuvent prouver ce qu'ils avancent.
Durant les interrogatoires, il ne lâche rien.
Chez lui, c'est une habitude: dans les années 1950, alors qu'il n'était qu'un
adolescent, il a été torturé en Egypte, dans les sinistres prisons du régime
nationaliste de Nasser. On lui reprochait d'appartenir à «l'organisation
spéciale», le bras armé des Frères musulmans. Ceux-ci étaient accusés, déjà, de
terrorisme.
Rencontre avec Saddam
Youssef Nada n'a dû son salut qu'à l'exil.
Ingénieur agronome de formation, il a vécu en Libye, en Autriche et en Suisse.
L'origine de sa fortune est assez mystérieuse: il a commencé par produire du
fromage blanc, puis s'est lancé dans le commerce de ciment, de blé, d'huile, de
métaux avec les pays du Proche-Orient. Durant des années, il a tissé des
relations étroites avec les principaux hommes politiques de la région: les
dirigeants de la République islamique d'Iran, le leader palestinien Yasser
Arafat, l'islamiste soudanais Hassan al-Tourabi, le président tunisien
Bourguiba ou la famille royale saoudienne.
Dans sa villa de Campione, les enquêteurs
suisses ont découvert une photo montrant Youssef Nada, tout sourire,
s'apprêtant à serrer la main de Saddam Hussein. Selon le banquier, sa rencontre
avec l'ancien président irakien remonte à 1991. Envoyé par les Frères
musulmans, Youssef Nada aurait tenté de persuader le dictateur de retirer ses
troupes du Koweït qu'il venait d'envahir. La discussion a duré deux heures et
demie, et Saddam Hussein a refusé de céder. «Pour moi, c'est un criminel et un
tueur, a expliqué Youssef Nada aux enquêteurs. Je suis une victime de
dictateurs tels que lui.»
Quoiqu'intrigante, la photo de la poignée de
main est loin d'être la principale découverte faite dans la villa du banquier
égyptien. Au soir du 7 novembre 2001, les enquêteurs sont repartis de Campione
avec de pleins camions de documents. Ils montrent que les Frères musulmans ont
établi en Europe, depuis des décennies, un réseau souterrain au service de leur
ambition politique: la création d'une société islamique parfaite qui sera
amenée, un jour, à supplanter l'Occident comme force directrice de l'humanité.
L'enquête sur la banque islamique Al-Taqwa de
Lugano a permis d'exhumer un étrange document: la «Stratégie financière», qui
décrit le réseau de banques discrètement mis en place par les Frères musulmans
en Europe depuis près de trente ans.
Les perquisitions de novembre 2001 à Campione près de Lugano, chez
les dirigeants de la banque islamique Al-Taqwa, ont permis de saisir plusieurs
tonnes de documents. Leur analyse va prendre des mois. Peu à peu, les
enquêteurs suisses découvrent que leur contenu n'a aucun rapport – ou seulement
très indirect – avec Oussama ben Laden et son réseau Al-Qaida, que les
banquiers islamistes Youssef Nada et Ghaleb Himmat sont accusés d'avoir
financé. Les textes découverts chez eux concernent une organisation beaucoup
plus vaste et beaucoup plus ancienne: les Frères musulmans.
Empire
islamique
En mars 1928, un petit groupe d'hommes se réunit dans la ville
égyptienne d'Ismaïliya, près du canal de Suez. A leur tête, un jeune
instituteur très pieux, à l'éloquence remarquable: Hassan al-Banna. Depuis son
plus jeune âge, il milite contre le relâchement des mœurs qui, selon lui, ronge
la société égyptienne. L'Egypte est alors une monarchie semi-coloniale sous
tutelle britannique, où règnent le népotisme, le féodalisme et la pauvreté.
Hassan al-Banna rêve de moderniser son pays et de briser le joug colonial grâce
à un retour aux sources de la religion musulmane. Avec quelques fidèles, il
fonde une organisation destinée à encourager le réveil de l'islam chez les
Egyptiens: la Société des frères musulmans, croisement hybride entre un parti
politique, une association religieuse et un mouvement de masse structuré de
façon presque militaire.
L'époque est propice aux rêves d'émancipation. En Chine, en Inde,
dans de nombreux pays colonisés naissent des forces nouvelles assoiffées
d'indépendance, de progrès, de puissance. Elles s'inspirent parfois des
totalitarismes ascendants en Europe. C'est le cas des Frères musulmans:
quelques années après la création de son groupe, Hassan al-Banna évoquera
l'idée de créer un «Empire islamique» qu'il compare, tout en les critiquant, au
Reich allemand et à l'Italie mussolinienne.
Avant, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale, la
Société des frères musulmans connaît un essor fulgurant. En 1949, lorsque
Hassan al-Banna est assassiné par des agents monarchistes, l'organisation
compte des centaines de milliers de membres. Trois ans plus tard, ses partisans
croient que l'heure de la renaissance de l'Egypte a sonné: une junte militaire
renverse la royauté discréditée. Dirigée par le colonel Gamal Abdel Nasser,
elle adopte au début une attitude bienveillante envers les Frères. Mais, en
1954, après une tentative d'assassinat contre Nasser que le nouveau régime leur
attribue, des milliers d'entre eux sont arrêtés, déportés, torturés. De tels
cycles de répression se reproduiront jusqu'à nos jours: en mai 2005, les
autorités égyptiennes ont encore arrêté des centaines de Frères musulmans
accusés d'activités subversives.
Pour survivre, la confrérie exfiltre ses cadres les plus
importants. Certains gagnent les pays arabes (Syrie, Jordanie…) où des branches
des Frères ont été créées. D'autres trouvent refuge en Arabie saoudite, où les
Frères n'ont pas d'existence légale, mais sont protégés par la monarchie.
D'autres encore, comme Youssef Nada et Ghaleb Himmat, s'exilent en Europe. Le
Vieux Continent va devenir le coffre-fort secret de l'organisation.
Organisation
secrète
L'un des documents découverts lors des perquisitions à Lugano et à
Campione, le 7 novembre 2001, a été baptisé par les enquêteurs Stratégie
financière des Frères musulmans. Cet ensemble de notes manuscrites en arabe
décrit le réseau financier mis en place par les Frères en Europe, dans les
années 1970. Ce texte est une preuve irréfutable de l'existence d'une
organisation secrète des Frères musulmans en Occident.
La Stratégie, qui s'ouvre par la formule «Au nom d'Allah», est
signée par deux Frères utilisant les pseudonymes d'Abou Amr et Abou Hicham.
Elle est datée de l'an 1403 de l'Hégire, 1983 selon le calendrier grégorien. En
guise d'introduction, les deux auteurs expliquent que «certains membres de la
Société [ndlr: des frères musulmans] ont investi avec enthousiasme le champ de
la finance islamique […]. Leurs efforts individuels ont culminé dans la
création de la Banque islamique au Luxembourg. Cette institution a commencé ses
activités en tant que société holding pour les investissements en 1977 […].»
Six ans plus tard, le réseau des Frères compte au moins sept
sociétés réparties entre le Luxembourg, le Danemark, Londres, les îles Caïmans
et les Etats-Unis. Leurs moyens financiers sont considérables pour l'époque: le
capital de la structure décrite dans la Stratégie est de 100 millions de
dollars.
En soi, l'existence des sociétés mentionnées dans ce document
n'est pas un secret. Il en existe même une brève description dans un opuscule
de 1988 intitulé La Banque islamique, que l'on trouve encore dans certaines
librairies musulmanes. Mais ce livre ne dit rien sur l'influence dominante des
Frères au sein du réseau. La Stratégie découverte en novembre 2001 est beaucoup
plus explicite: «Cette base [financière] offre un espace pour entraîner les
ressources humaines de la Confrérie dans différents domaines économiques et
techniques. En outre, il sera facile de l'utiliser comme une couverture qui ne
pourra être aisément infiltrée par des activités politique [ndlr:
d'espionnage].»
Le document précise que la présence de Frères musulmans à la tête
des sociétés qui composent ce réseau permettra de l'«influencer» et de le
«manipuler». La Confrérie dispose ainsi d'un instrument idéal pour «garder
secrètes ses transactions financières» et «réaliser les nombreux projets
nécessaires à [elle-même] et ses membres». Dans les années 1970, la Banque du Luxembourg
a notamment financé l'édification d'un centre islamique des Frères musulmans
aux Etats-Unis, consolidant ainsi l'influence religieuse de la confrérie en
Amérique du Nord.
La piste du
Djihad
Selon Juan Zarate, membre du Conseil national de sécurité américain
chargé de la lutte antiterroriste, le réseau financier européen «est le
précurseur d'Al-Taqwa», la banque islamique fondée à Lugano en 1988. Le but des
deux structures aurait été d'assurer «l'expansion de l'idéologie politique des
Frères» au niveau international. Les dirigeants des Frères comme Youssef Nada
pouvaient utiliser leur réseau financier pour avoir «un pied dans le monde
légal, un autre dans celui des idéologies extrémistes», estime Juan Zarate.
Reuven Paz, un enquêteur du Shin Beth, le service de sécurité
intérieure israélien, a pu vérifier la réalité des liens d'Al-Taqwa avec le
militantisme islamiste radical. Selon lui, la société suisse a financé à
hauteur de plusieurs millions de dollars «l'Institut mondial d'études
islamiques» (WISE), basé en Floride. Dans les années 1990, WISE était dirigé en
sous-main par des membres du Djihad islamique, un groupe palestinien auteur de
nombreux attentats contre Israël. L'existence de la relation entre Al-Taqwa et
WISE est confirmée par les autorités suisses et américaines. Youssef Nada, en
revanche, affirme n'avoir jamais entendu parler de cet institut.
Durant les interrogatoires, Youssef Nada s'est montré peu loquace
au sujet des documents découverts chez lui, ou de ses activités de mécène de
l'islamisme. Il n'a reconnu que l'octroi d'aides ponctuelles, comme les 15 000
francs qu'il a donnés au principal dirigeant islamiste tunisien, Rachid
Ghannouchi, aujourd'hui exilé à Londres.
Il a aussi admis avoir été durant plusieurs années le responsable
des contacts politiques internationaux des Frères musulmans: une sorte
d'ambassadeur de l'ombre, qui a déployé dans les années 1980 et 1990 des
efforts discrets de médiation dans plusieurs zones de crise, de l'Afghanistan à
l'Algérie. Partout, son intervention visait à mettre fin aux conflits entre
musulmans pour que ceux-ci s'unissent – sous la bannière de l'islam.
L'ami
saoudien
Lors de la perquisition à Campione, les enquêteurs suisses ont
découvert une lettre écrite en 1995 par Youssef Nada à l'un de ses correspondants,
identifié seulement par le pseudonyme de «frère Abou Mohammed». A en juger par
le contenu de la missive, il s'agit d'un personnage très proche de la famille
royale saoudienne. Youssef Nada lui exprime sa gratitude pour le soutien
prodigué par l'Arabie saoudite aux Frères musulmans persécutés par des
dictateurs laïcs comme Nasser ou le colonel Khadafi. Il offre aussi une
définition inédite de ce qu'est devenue la confrérie durant son exil: «Nous ne
sommes pas un parti, ni une organisation, ni un groupe, mais grâce à Dieu nous
sommes une école de pensée dynamique […]. L'entité qui est la nôtre aujourd'hui
est comme un corps gélatineux qui s'étendrait dans tous les sens si on lui
appuyait dessus et qui continuerait de croître, et nous sommes convaincus que
notre champ d'action est le monde entier, [et que] notre communauté est celle
de l'islam partout dans le monde.»
Le second dirigeant de la banque Al-Taqwa, Ghaleb Himmat, a occupé
au sein des Frères musulmans des fonctions comparables à celles de Youssef
Nada. Il connaît de nombreux dirigeants iraniens et s'est rendu en 1979 à
Téhéran pour féliciter l'ayatollah Khomeiny, dont la révolution islamique
venait de triompher. Il fréquente depuis 1968 le dirigeant islamiste turc
Necmettin Erbakan, ancien premier ministre et dirigeant du parti interdit
Refah. Ghaleb Himmat est membre du conseil de surveillance de la Fondation
islamique de Markfield, dans le nord de l'Angleterre. Cette université
musulmane privée, l'une des plus importantes au monde, est directement
apparentée au parti fondamentaliste Jamiat-i-Islami, alter ego des Frères
musulmans au Pakistan.
Cloîtré dans sa spectaculaire villa dominant le lac de Lugano,
Ghaleb Himmat a longtemps nié avoir occupé la moindre fonction au sein de la
confrérie. Mais l'ordonnance qui a mis fin à l'enquête menée contre lui affirme
qu'il était «à la tête des Frères musulmans d'Allemagne». Il doit cette
position privilégiée à son amitié de longue date avec Saïd Ramadan, ancien
directeur du Centre islamique de Genève et père de deux islamistes suisses bien
connus, Tariq et Hani Ramadan.
Le livre de Sylvain Besson, La conquête de l'Occident, paraîtra en
octobre aux Editions du Seuil.
Réfugié à Genève à la fin des années 1950,
l'Égyptien Saïd Ramadan a fermement établi la présence des Frères musulmans en
Occident. L'héritage de ce père fondateur a survécu jusqu'à aujourd'hui.
Un soir de mars 1960, six hommes se retrouvent dans un café de
l'Odeonsplatz, à Munich. Cette réunion marque la naissance du premier centre
islamique de la ville. Il servira plus tard de quartier général officieux des
Frères musulmans en Europe.
Celui qui préside la séance se nomme Saïd Ramadan. Né en Egypte en
1926, mort à Genève en 1995, il est le gendre du fondateur de la Confrérie,
Hassan al-Banna, et le père de deux figures de l'islam helvétique, Tariq et
Hani Ramadan. Réfugié en Suisse, il joue le rôle d'idéologue en chef des Frères
depuis l'écrasement de leur branche égyptienne par Nasser, en 1954. A ses
côtés, dans le café de Munich, se trouve un étudiant syrien, Ghaleb Himmat. En
1988, ce dernier deviendra l'un des dirigeants de la banque islamique Al-Taqwa,
basée à Lugano, qui vient d'être blanchie des accusations de soutien au
terrorisme portées par George Bush.
La relation entre l'intellectuel égyptien et le futur banquier
syrien est cruciale. Elle illustre les liens étroits noués entre le réseau
financier des Frères en Europe et les centres islamiques fondés par Saïd
Ramadan en Suisse, en Autriche, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et ailleurs.
Cet ensemble de lieux de culte lui a survécu. Il forme aujourd'hui le plus
organisé des mouvements qui prétendent représenter l'islam en Occident.
L'agression
de l'Occident
Le périodique El-Muslimoun («Le Musulman») et les brochures que
Saïd Ramadan édite à Genève donnent un bon aperçu de l'idéologie des Frères
dans les années 1960. En Égypte, leur société a grandi dans une atmosphère de
répression, de manipulations et de complots. Sa vision du monde s'en ressent
fortement. «Le judaïsme mondial, et le communisme international ainsi que les
puissances colonialistes et les tenants de l'athéisme et du laxisme moral, tous
étaient dès le premier jour de ceux qui voyaient dans les Frères et leur
Message un obstacle important», écrivait Hassan al-Banna avant son assassinat
en 1949.
Les intrigues occidentales contre l'islam et les Frères musulmans
sont l'un des thèmes de prédilection de Saïd Ramadan. Analysant les épreuves
subies par le mouvement de «renaissance islamique», il explique que «de
nouveaux obstacles sont constamment dressés sur le chemin de ce réveil, par de
grandes puissances étrangères qui, pour une raison ou pour une autre, ignorent
les buts véritables de l'Islam ou nourrissent, pour des motifs historiques, des
préjugés contre lui».
Selon Saïd Ramadan, la haine de l'islam est une constante de
l'histoire occidentale depuis au moins mille ans. Ainsi, «l'invasion des
Européens en armes sous la forme des croisades […] secoua le monde islamique
avec une violence sans précédent et [son] point culminant fut le massacre de 70
000 musulmans, hommes, femmes et enfants, lors de la chute de Jérusalem [en
1099, ndlr]. Les siècles suivants ont vu l'anéantissement impitoyable des
musulmans de Sicile, du Midi de la France et d'Espagne. […] Au cours des
siècles suivants, l'hostilité de l'Occident contre les musulmans prit la forme
de conquêtes coloniales, souvent déguisées en «tutelles bienveillantes», mais
destinées en réalité à mettre, politiquement et économiquement, les peuples
musulmans en esclavage.»
Cette lecture conspiratrice de l'histoire voit les changements
culturels et sociaux vécus par le monde arabe au XXe siècle – le «relâchement
moral», l'«assertion frénétique de l'indépendance d'esprit de la femme», le
creusement des inégalités – comme les produits de «l'agression» de l'Occident:
«Ces «invasions culturelles», évidentes notamment dans les manuels scolaires,
n'ont pas été moins dangereuses que les invasions armées, et leurs effets sont
sans doute plus permanents. En premier lieu, beaucoup d'idées anti-islamiques
ont ainsi envahi l'esprit des musulmans».
«La
victoire ira au plus fort»
Un article paru dans un numéro du Muslimoun de septembre 1964 va
plus loin, en prédisant une lutte à mort entre l'islam et ses ennemis: «[…]
L'Etat d'Israël n'a pas seulement été créé par hasard, écrit l'auteur anonyme
de l'article. Nous sommes convaincus qu'il s'agit plutôt d'une incarnation de
la pensée de l'enfer, un mélange né de la rencontre entre le sionisme cupide,
issu du Talmud falsifié et de la Tora falsifiée […] et de l'esprit des Croisés,
inspiré par la jalousie et qui a tant de motifs de colère envers l'islam. C'est
pourquoi nous sommes convaincus que ce plan idéologique élaboré doit être
contré par un plan idéologique tout aussi élaboré, et qu'il faut répondre à ses
attaques idéologiques, à sa guerre idéologique, par une guerre idéologique. Ce
système de croyance doit être combattu par un système de croyance. La victoire
ira au plus fort. Selon nous, ce difforme enfant trouvé ne peut être écrasé
qu'avec l'arme du dogme religieux et de la foi. Et quel système de croyance est
plus fort, et mieux à même d'écraser la juiverie et la croisade que l'islam?»
A cette époque, un jeune journaliste saoudien, Yahia Basalamah
collabore au Muslimoun. Aujourd'hui, c'est un érudit à la stature frêle, qui
porte de grosses lunettes carrées. Jusqu'en 2001, il a officié comme imam à la
Grande Mosquée de Genève. Il estime que l'élément idéologique était secondaire
dans le contenu du Muslimoun: «Ce qui m'avait attiré lorsque j'avais rencontré
Saïd Ramadan durant le pèlerinage de La Mecque, c'était avant tout le sentiment
religieux. Il avait une grande éloquence et, pour moi, il incarnait une
religion vivante. Il y avait des choses politiques dans le Muslimoun, mais cela
restait très vague et ne dérangeait pas les autorités suisses.» D'un ton doux,
le religieux saoudien met en garde contre une relecture des idées de Saïd
Ramadan avec les «lunettes du 11 septembre»: «Les lunettes d'aujourd'hui, ce
sont celles de la CIA, du FBI, de Bush. Saïd Ramadan est mort depuis longtemps.
Pourquoi reparler de lui aujourd'hui?»
Pourquoi en reparler? Parce que l'héritage de Saïd Ramadan est
bien vivant, grâce aux nombreux centres qu'il a fondés en Europe et aux
Etats-Unis. Leur but commun est de permettre aux fidèles de ne pas se laisser
«submerger par l'athéisme de leur environnement». Et l'idéologie qui les
inspire est toujours celle des Frères musulmans.
Révolte
contre les Frères
Dans la constellation des centres islamiques fondés par les Frères
musulmans en Occident, Munich occupe une place particulière. Son histoire
interne est connue grâce à une disposition de la loi allemande qui oblige les
associations à donner copie de leurs délibérations aux autorités. Les documents
déposés au Tribunal administratif de Munich révèlent ainsi qu'au début des
années 1970, lorsque Saïd Ramadan se retire, les hommes forts du centre ne sont
autres que Ghaleb Himmat et Youssef Nada – deux hauts responsables des Frères
musulmans qui dirigeront plus tard la banque Al-Taqwa de Lugano.
Sous leur impulsion, Munich devient un point de rencontre prisé
des plus hauts dignitaires de l'internationale islamiste. Le futur Guide
suprême de la Confrérie en Egypte, Mohammed Medi Akef, réside plusieurs années
dans le centre. La mosquée de Munich, sortie de terre grâce aux dons des pays
arabes récoltés par Saïd Ramadan, accueille le chef des Frères musulmans
syriens, exilé en Allemagne, et un dirigeant du parti fondamentaliste
pakistanais Jamiat-i-Islami. On y verra aussi Abdullah Azzam, Frère musulman
palestinien qui sera, dans les années 1980, le mentor d'Oussama Ben Laden.
Cet univers très politisé est bien éloigné des préoccupations des
fidèles munichois. A ses débuts, le centre est surtout fréquenté par les
réfugiés musulmans venus de Russie ou de Yougoslavie qui ont combattu avec
l'armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, les travailleurs
immigrés turcs viennent grossir les rangs de la communauté musulmane. A
plusieurs reprises, ces deux groupes dénoncent l'influence exercée par les
militants arabes exilés sur la direction du centre.
Ainsi, en 1974, un représentant turc exprime sa frustration dans
une lettre: «Les musulmans de Turquie ne s'expliquent pas pourquoi la qualité
de membre de la Communauté islamique leur est systématiquement refusée […].
Vous savez parfaitement que la plus forte communauté musulmane d'Allemagne –
celle des Turcs – a non seulement participé à la construction du Centre
islamique et de la mosquée de ses mains, mais aussi par ses dons généreux […].
Malgré cela, les demandes d'adhésion de centaines de musulmans turcs vivant à
Munich et en Allemagne du Sud sont rejetées sans justification […]. La
direction actuelle comprend exclusivement, à une seule exception près, des
Arabes qui vivent en dehors de Munich.» Mais les Frères conserveront le
contrôle du centre, grâce à leurs contacts avec les mécènes du Proche-Orient et
leur réseau de partisans établis dans toute l'Europe.
Un moment
d'effervescence
La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont une
période d'intense activité pour les islamistes européens. En témoigne la fiche
que la police fédérale a établie au sujet de Saïd Ramadan. Un passage rédigé en
janvier 1980 affirme ainsi qu'en «juillet [1979], R. aurait participé à une
réunion de personnalités dirigeantes des Frères musulmans à Londres.» Deux ans
plus tard, le fonctionnaire chargé de surveiller l'exilé égyptien note qu'«il
se peut que R. participe à la rencontre de leaders des Frères musulmans qui a
lieu à Lugano (ou dans une autre ville suisse) au mois de janvier 1982.»
Le témoignage du banquier égyptien Soliman Biheiri, arrêté aux
Etats-Unis en 2003, permet d'en savoir un peu plus sur l'ordre du jour de ces
réunions. Le compte rendu de l'un de ses interrogatoires explique que «Biheiri
a dit avoir entendu parler d'une fameuse conférence islamique à Lugano, Suisse,
en 1979, concernant les problèmes de l'Oumma [communauté des croyants, ndlr]
musulmane. Il pense que cette conférence s'est tenue dans la maison de Nada et
que de nombreuses personnalités importantes du monde musulman y ont participé.
Il a expliqué que la conférence a fourni un programme pour la plus grande
partie du mouvement islamique dans les années 80.» Les Frères préparaient
l'avenir – et l'extension de leur influence sur les musulmans d'Europe.
Le livre de
Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident paraîtra en octobre aux Éditions du
Seuil.
L'histoire secrète des islamistes en Occident (4/6). Les Frères
musulmans à la conquête de l'islam européen
Sylvain Besson
Publié jeudi 7 juillet 2005 à 02:05
Un réseau d'organisations diffuse l'islamisme radical des Frères
musulmans dans tous les pays du continent, Suisse comprise.
En août 1995, la dépouille mortelle de Saïd Ramadan est transportée de
Genève dans une mosquée du Caire. Elle reposera désormais à côté de la tombe de
Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans.
Celui qui prononce l'oraison funèbre, le cheikh Yousouf al-Qaradawi, est
aujourd'hui la principale référence idéologique des mouvements inspirés par les
Frères musulmans, en Europe et ailleurs dans le monde.
Né en Égypte en 1926, entré très jeune chez les Frères, Yousouf
al-Qaradawi s'exile puis revient dans son pays au début des années 70.
Profitant des libertés octroyées aux islamistes après la mort de Nasser, il
anime la revue Dawa («L'appel»), organe officieux des Frères musulmans. Plus
tard, il devient l'un des principaux actionnaires de la banque des Frères,
Al-Taqwa, basée à Lugano. L'enquête ouverte sur elle en 2001, et qui vient
d'être classée, a mis en évidence «des relations financières avec Yusuf
Qaradhawi (sic), représentant d'un islam pur voire extrémiste», écrivait le
Ministère public de la Confédération le 31 mai dernier.
Un islam total
Extrémiste? Le cheikh réfuterait certainement l'adjectif. Il dit avoir quitté
les Frères musulmans égyptiens, qu'il juge trop sclérosés, depuis quelques
années. Il se considère comme le représentant d'un islam du juste milieu, entre
laxisme et fondamentalisme rétrograde. Un islam total, qui est «religion et
État, foi et loi, culte et commandement, Livre et épée, prière et djihad tout à
la fois, sans division aucune.»
Yousouf al-Qaradawi nourrit de grandes ambitions pour le monde
islamique. Celui-ci doit «redevenir une seule communauté […] comme Dieu nous
l'a ordonné, au lieu d'être [divisé] en plusieurs nations comme l'ont voulu les
puissances impérialistes», écrit-il dans un petit livre vendu dans la plupart
des librairies islamiques d'Europe. On retrouve là le rêve des Frères
musulmans: permettre à la civilisation musulmane de reprendre la place
prééminente qu'elle occupait dans le monde au début du Moyen Age, durant les
siècles d'or de l'islam.
Dans un texte publié en 1990, Yousouf al-Qaradawi esquissait l'avenir du
«Mouvement islamique», vaste ensemble de groupes nés des Frères musulmans. Dans
le futur proche, il doit privilégier trois tâches: «la formation d'une
avant-garde islamique», la création d'une «opinion publique islamique» et la
préparation de l'opinion mondiale à «l'existence de la Nation musulmane».
L'avant-garde qu'il veut former devra affronter «les sionistes, les croisés,
les marxistes et les défenseurs des philosophies destructrices qui s'abattent
sur notre Nation de l'Est comme de l'Ouest.»
Le cheikh Qaradawi a compris très tôt l'importance des communautés musulmanes
d'Occident pour la réalisation de son dessein. Sa priorité est de les préserver
du matérialisme qu'il déteste. «Essayez d'avoir votre propre petite société au
sein de la société plus vaste, écrit-il en 1990, autrement vous vous dissoudrez
comme du sel dans de l'eau.» Et pour susciter une «atmosphère d'islam» en
Occident, il faut des militants, des structures, une logistique.
Vivre au rythme des
fatwas
Patiemment, Yousouf al-Qaradawi se met au travail. Il obtient l'appui de
religieux proches des Frères musulmans comme le Libanais Fayçal Maulaoui,
influent en France, ou Rachid Ghannouchi, guide spirituel des islamistes
tunisiens qui se sont réfugiés en Europe par milliers. En 1997, les trois
hommes participent à la création du Conseil européen des fatwas et de la
recherche (CEFR). Il émet des édits religieux – les fatwas – destinés à guider
les musulmans dans leur vie quotidienne. Ils portent sur les sujets les plus
divers: clonage, sexualité, vie professionnelle…
Le Conseil oscille entre souplesse et intransigeance. Il autorise un
musulman à travailler dans un restaurant qui sert du porc si cela est
nécessaire pour faire subsister sa famille. Une femme qui veut changer de coupe
de cheveux doit d'abord consulter son mari avant de passer chez le coiffeur.
Si un musulman change de religion, le
Conseil estime qu'il peut être mis à mort par un «gouvernement islamique» dans
la mesure où il «affiche» son apostasie: «Sa mort vise en fait à protéger la
religion et la société de ses méfaits et ne constitue pas un déni de la liberté
de conscience vu le tort qu'il fait à autrui en piétinant leur droit. Les
intérêts de l'Etat et de la société prévalent sur l'intérêt individuel
personnel.»
Le Conseil des fatwas est étroitement lié à la Fédération des
organisations islamiques en Europe (FOIE), vitrine politique des groupes
inspirés par les Frères sur le continent. La Fédération possède une adresse
dans la banlieue zurichoise, mais son véritable centre se trouve sur le campus
de la Fondation islamique de Leicester, en Grande-Bretagne. Parmi les membres
du conseil de surveillance de la Fondation figure le Syrien Ghaleb Himmat,
numéro deux de la banque Al-Taqwa de Lugano. Selon une source officielle
suisse, la Fondation islamique est l'une des institutions qu'Al-Taqwa a soutenues
financièrement.
Les liens entre les membres de la FOIE et les Frères musulmans
proprement dits sont bien réels. C'est ce qu'a confirmé au Temps l'actuel Guide
de la Confrérie en Egypte, Mohammed Medi Akef: «A partir du milieu des années
50 jusqu'aux années 60 et après, la Confrérie s'est implantée en Europe; non
seulement il y avait des Frères en Europe, mais il y avait une Confrérie. […]
Beaucoup de Frères ont trouvé refuge en Europe, et ils ont travaillé ensemble
pour former des réseaux, des organisations et des institutions de la Confrérie.
[…] Ces organisations et institutions sont indépendantes et autonomes. Nous ne
les contrôlons pas. Ce sont les Frères à l'étranger qui dirigent ces
organisations. Les structures liées à Qaradawi sont des organisations de la
Confrérie dirigées par les Frères de différents pays.»
On trouve des ramifications de la FOIE dans presque tous les pays
européens, y compris en Suisse. Dans certains États, elles sont des
interlocuteurs reconnus par le gouvernement: c'est le cas en France où l'UOIF,
branche locale de la FOIE, est associée aux travaux du Conseil français du
culte musulman.
Faute de recensement précis des différentes composantes de l'islam
européen, il est difficile d'évaluer l'audience de la mouvance «Frères musulmans»
par rapport à d'autres sensibilités – des rigoristes salafistes aux alévis
permissifs, en passant par les groupes turcs ou africains. Mais dans plusieurs
pays, son influence est prépondérante, grâce au relatif professionnalisme de
ses cadres, ses bonnes relations avec les mécènes du Proche-Orient et sa
dimension mondiale.
Irak, foulard,
Palestine…
La Ligue des musulmans de Suisse (LMS)
fait partie intégrante de la FOIE.
À petite échelle, elle offre un reflet
fidèle des activités que déploient les organisations proches des Frères en
Europe. Son but est d'«instruire le musulman pour préserver son identité et sa
personnalité islamique afin qu'il puisse accomplir son rôle civilisationnel».
La Ligue organise des rencontres de femmes, des camps pour jeunes avec visites
de parcs d'attractions, cours du Coran et conférences-débats. Chaque année,
elle organise un congrès où se croisent des centaines de fidèles, convertis aux
barbes rousses, islamistes tunisiens en exil ou familles bosniaques. On y
trouve les livres du cheikh Qaradawi, de Tariq Ramadan et de son frère Hani.
Certains animateurs de la LMS sont d'anciens employés de la banque Al-Taqwa.
A plusieurs reprises, la LMS s'est associée aux actions de la FOIE à
l'échelle européenne. Elle a condamné la loi française interdisant le port du
voile islamique à l'école: selon elle, le foulard est «un ordre divin [auquel]
la femme musulmane [se] soumet volontairement». Comme les associations sœurs en
France ou en Allemagne, elle soigne ses relations avec les autorités: au niveau
cantonal, comme à Neuchâtel où la Ligue a implanté son principal centre, et au
niveau fédéral où elle milite pour la reconnaissance de l'islam comme religion
«officielle».
Le congrès organisé en 2002 dans le canton de Fribourg a permis d'entrevoir
les réflexions qui inspirent l'action politique de la Ligue. La rencontre était
consacrée aux retombées du 11 septembre pour les musulmans d'Europe. Tout en
condamnant les attentats, les responsables de la LMS exprimaient leurs doutes
sur la culpabilité d'Oussama Ben Laden, et faisaient le lien entre les attaques
et la volonté des grandes puissances de «jouer avec leurs armements». Des
orateurs invités par la Ligue ont invité les participants à créer un large
front anti-israélien et anti-américain avec certains éléments de la société
civile européenne. Le rapprochement stratégique avec les forces de gauche,
notamment, est depuis longtemps à l'ordre du jour des Frères. Le 11 septembre
et ses suites lui ont donné une nouvelle impulsion. En 2002, les Frères
musulmans égyptiens ont organisé au Caire une «Conférence anti-globalisation et
anti-impérialisme» à laquelle participaient des altermondialistes européens.
Djihad ou terrorisme?
Début 2003, les grandes manifestations contre la guerre en Irak – perçue
par les Frères comme une agression contre la «nation musulmane» – leur ont
permis de consolider leurs liens avec la gauche pacifiste et altermondialiste.
Les organisations proches des Frères musulmans en Europe tentent, depuis le 11
septembre, de se présenter comme une alternative au fondamentalisme armé
d'Oussama Ben Laden. Leurs positions sur le terrorisme sont toutefois bien
éloignées de la non-violence. Yousouf al-Qaradawi, leur mentor, approuve les
attentats-suicides du Hamas, la branche armée des Frères en Palestine: «Je
considère ce type d'opération martyr comme une indication de la justice de Dieu
tout-puissant, déclarait-il l'an dernier. Dans sa sagesse infinie, il a donné
aux faibles ce que les forts ne possèdent pas, c'est-à-dire la capacité de transformer
leurs corps en bombes comme le font les Palestiniens.»
En mars 2004, lorsque l'armée israélienne tue d'un tir de missile le
cheikh Yassin, chef spirituel du Hamas, la Ligue des musulmans de Suisse
condamne un crime «perpétré contre des civils et qui a visé en particulier une
personne âgée, malade et handicapée, sans aucun respect des conventions et des
traités internationaux protégeant la vie et la dignité de l'être humain.»
Cette déclaration ne dit rien des victimes civiles du Hamas en Israël.
Pour les Frères et leurs héritiers en Europe, il faut distinguer la résistance
armée, légitime lorsque les musulmans sont opprimés, du terrorisme qui est
condamnable. Cette distinction ne peut faire oublier que certains Frères ont,
dans un passé récent, entretenu des contacts suivis avec Al-Qaida, le réseau
terroriste d'Oussama Ben Laden.
Le livre de Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident paraîtra en
octobre aux Éditions du Seuil.
Une vidéo découverte chez un banquier
islamiste près de Lugano révèle les connivences des Frères musulmans avec le
réseau terroriste Al-Qaida. Désormais bien implantés en Europe, les Frères et
leurs héritiers sont-ils aussi pacifiques qu'ils le prétendent?
En novembre
2001, le raid policier visant la banque islamique Al-Taqwa, basée à Lugano,
permet de découvrir une étonnante cassette vidéo.
On peut y
voir les images d'un voyage effectué en mars 1993 en Afghanistan par Ghaleb
Himmat, le numéro deux de la banque. Ce séjour afghan est une mission
diplomatique secrète organisée par les Frères musulmans, dont les dirigeants
d'Al-Taqwa sont de hauts dirigeants.
Le but du
voyage, tel que le voient les enquêteurs, est à la fois simple et sinistre: il
s'agit d'encourager les chefs de guerre afghans qui ont combattu l'Armée rouge
à demeurer unis sur la voie du djihad, la guerre sainte. Les Frères vont leur
proposer de se tourner contre un nouvel ennemi: l'Amérique et, derrière elle,
l'Occident tout entier.
Pour Ghaleb
Himmat, en revanche, le voyage était simplement destiné à ramener la paix entre
les factions rivales qui se disputaient le contrôle de l'Afghanistan.
Les
premières images de la bande vidéo montrent un hôtel de Jalalabad, ville proche
de la frontière pakistanaise. On y voit les membres de la délégation des Frères
musulmans: parmi eux, le futur Guide suprême égyptien, Mustafa Machour, et
Yousouf al-Qaradawi, inspirateur des mouvements créés par les Frères et leurs
héritiers en Europe.
Faire face aux «ennemis de
l'islam»
De
Jalalabad, la délégation part en direction de Kaboul, la capitale afghane. Les
enquêteurs suisses ont utilisé des photos satellites pour retracer la route
empruntée par les Frères. Ces images montrent que les véhicules qui composaient
le convoi sont passés à côté du lac du barrage de Derunta, une zone qui a servi
de base aux combattants d'Al-Qaida, l'organisation fondée par Oussama Ben Laden
en 1988.
A Kaboul, le
futur Guide des Frères prend la parole devant le président afghan d'alors, Burhanuddin
Rabbani. Evoquant les méfaits des «ennemis de l'islam» contre les musulmans,
Mustafa Machour lance un appel à la mobilisation (lire l'encadré ci-dessous):
«Nous devons affronter cette campagne dans l'unité, avec une foi profonde et un
vrai djihad. Je vous assure que, tout comme l'Union soviétique s'est écroulée,
l'Amérique et l'Occident succomberont, avec l'aide de Dieu.»
Pour les
enquêteurs, ce discours reflète le soutien moral et parfois matériel apporté
par les Frères musulmans à l'internationale terroriste dont Oussama Ben Laden
deviendra la figure de proue.
Un rapport
confidentiel des policiers suisses rappelle ainsi que «la théorie du djihad […]
dont Oussama Ben Laden s'est fait le chantre a été formulée par Abdullah Azzam»
– un Palestinien membre des Frères musulmans. C'est lui qui, dans un texte du
début des années 1980, invente le concept d'armée internationale destinée à
venir en aide aux musulmans du monde entier. Intitulé Al-Qaida al-sulbah, «la
base solide», ce texte inspirera la création par Oussama Ben Laden du groupe
Al-Qaida, «la Base».
Argent et chefs de guerre
Durant la
guerre menée par la résistance afghane contre les Soviétiques avec l'aide de
volontaires musulmans étrangers (1980-1988), Abdullah Azzam exerce une
influence décisive sur le jeune idéaliste qu'est encore Oussama Ben Laden. Mais
après le retrait soviétique, quand les Afghans commencent à se battre entre
eux, les deux hommes se rangent dans des camps opposés: Abdullah Azzam soutient
le commandant Massoud, Oussama Ben Laden s'allie avec son rival Gulbuddin
Hekmatyar. Protégé des Américains durant la guerre, ce fondamentaliste soutient
aujourd'hui l'insurrection contre la présence occidentale en Afghanistan. Les
enquêteurs suisses supposent qu'il pourrait être mêlé à la mort d'Abdullah
Azzam dans un attentat à la voiture piégée, en 1989.
L'examen
d'un compte ouvert à la banque Paribas de Lugano par la société Al-Taqwa révèle
«des transferts d'argent au profit de Gulbuddin Hekmatyar», selon une
ordonnance rendue par le Ministère public de la Confédération.
Les
perquisitions chez les dirigeants d'Al-Taqwa ont aussi exhumé une lettre qui
ressemble à la liste de courses d'un groupe combattant islamiste: «Former notre
jeunesse sur un plan intellectuel/ bazooka/ mitraillettes/ bombes de tout type/
usines de munitions/ TNT/ […] anti-gaz toxiques/ bombes toxiques/ dispositif
sans fil/ station radio miniature/vêtements/ nourriture/ médicaments/ grosses
sommes/ aide des tribus/ haut-parleurs/jumelles […].»
Ces éléments
ne démontrent pas que les dirigeants d'Al-Taqwa ont sciemment soutenu le
terrorisme. L'enquête ouverte sur eux en novembre 2001 a d'ailleurs été classée
le 31 mai dernier. En revanche, ils trahissent la proximité historique entre
les Frères musulmans – qui se définissent comme modérés et pacifiques – et les
groupes islamistes armés.
Cette
relation avec les militants du djihad a été encouragée par Yousouf al-Qaradawi,
principale référence idéologique de la mouvance inspirée par les Frères. Séduit
par l'idée de brigades internationales capables de secourir militairement les
musulmans, il écrivait en 1990: «Le Mouvement islamique devrait être bien
informé sur tous ces groupes [djihadistes]. Il devrait avoir une forme de
présence dans leurs directions et dans leurs rangs. Il doit aussi travailler
sans cesse à leur unité et leur solidarité.»
Cette idée a
été mise en pratique de plusieurs façons. Durant la guerre de Bosnie, des
organisations humanitaires proches des Frères ont employé des membres de la
Gamaa Islamiya, le groupe terroriste égyptien responsable du massacre de
Louxor, en 1997, où 36 Suisses avaient trouvé la mort. Au Soudan, le leader
islamiste Hassan al-Tourabi, un ancien Frère musulman, a offert l'asile à
Oussama Ben Laden et ses partisans au début des années 1990. Le Soudan était
alors un Etat islamiste soutenu par les Frères au niveau international.
Faut-il en
déduire que les Frères musulmans et le Mouvement islamique qui s'est formé
autour d'eux sont responsables des attentats du 11 septembre? Les enquêteurs
suisses ne vont pas aussi loin. Il y a quelques mois, l'un d'eux confiait au
Temps que les Frères avaient certainement été horrifiés par les attentats de
New York et Washington. D'abord parce qu'Oussama Ben Laden est, d'une certaine
façon, leur créature et qu'elle leur a échappé. Ensuite parce que les Frères et
les groupes apparentés ont été durement frappés par la vague de répression qui
s'est abattue sur les islamistes après les attentats, notamment dans le monde
arabe.
Le révisionnisme du 11
septembre
De nombreux
religieux proches des Frères, notamment Yousouf al-Qaradawi, ont fermement
condamné les actions d'Al-Qaida. Mais cela ne veut pas dire qu'ils s'associent
à la «guerre contre le terrorisme» lancée par les Etats-Unis.
Le cheikh
Qaradawi, par exemple, préconise le «dialogue et la compréhension» face aux
militants du djihad, qu'il considère comme des enfants égarés plus que comme
des criminels. Selon lui, le pardon accordé à cette «jeunesse armée», quand
elle se sera repentie, permettra aux musulmans de retrouver leur unité et de
faire face à «tous les complots en voie de réalisation».
En outre, de
nombreux responsables islamistes affirment plus ou moins ouvertement que les
attentats du 11 septembre sont le produit d'un complot occidental. En Europe,
on trouve des livres défendant cette thèse dans certains centres islamiques
proches des Frères musulmans. La revue britannique Impact, également proche des
Frères, a exprimé ce point de vue ainsi: «Il est tout à fait clair que les atrocités
commises le 11 septembre […] n'ont pu avoir lieu qu'avec la connaissance
préalable, la planification méticuleuse et l'accord de nombreux individus,
groupes et agences à plusieurs niveaux, y compris les plus hauts, des autorités
locales et fédérales des Etats-Unis.»
Ce discours
ne signifie pas que tous les musulmans qui gravitent dans la sphère d'influence
des Frères soient des terroristes en puissance. Aucun expert sérieux ne le
prétend. Pour le commissaire belge Alain Grignard, le vrai problème est
ailleurs: «Le soutien au terrorisme, c'est un épiphénomène, explique-t-il. Ce
qui m'inquiète, c'est le projet de société.»
Désormais
bien implantés en Occident, les mouvements issus des Frères musulmans sont-ils
capables de s'affranchir des idées traditionnelles, viscéralement
anti-occidentales, de leurs prédécesseurs? De la réponse à cette question
dépend l'avenir de l'islam européen.
Le livre de Sylvain Besson,
La Conquête de l'Occident, paraîtra à l'automne aux Éditions du
Seuil.
Les héritiers des Frères musulmans jouent un rôle
central dans l'émergence d'un islam à l'occidentale. Leur vision du monde, qui
reste empreinte de traits totalitaires, peut-elle devenir compatible avec la
démocratie? C'est le pari fait par certains gouvernements européens.
Publié samedi
9 juillet 2005 à 02:01
Pour qui veut contempler le visage de l'islam européen
d'aujourd'hui, assister au grand rassemblement annuel du Bourget, près de
Paris, est un must absolu.
Chaque printemps, dans de vastes hangars loués pour l'occasion,
l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) convie des dizaines de
milliers de fidèles à sa réunion annuelle. On y trouve une impressionnante
accumulation d'articles «islamiques»: disques de groupes religieux, vêtements
branchés pour jeunes musulmans, livres et produits alimentaires hallal.
Une foule très diverse se presse dans ce bazar géant: intégristes
aux longues barbes et pères de famille moustachus, pratiquantes voilées et
jeunes femmes laïques qui s'intéressent à la religion, banlieusards de toutes
origines et convertis français «de souche».
Cette variété et le succès populaire de la manifestation reflètent
l'émergence en Europe d'une identité musulmane dont l'attrait s'exerce bien
au-delà du cercle restreint des militants islamistes. Pour certains, ce
phénomène offre une chance unique de réconcilier l'islam avec la démocratie.
D'autres – dans les rangs de la droite populiste, de la gauche laïque ou des
simples citoyens inquiets de la montée du communautarisme – y voient une menace
pour l'Occident et son modèle politique fondé sur les libertés individuelles.
Un islam «plus épicé»
Au premier abord, le discours des dirigeants de l'UOIF devrait les
rassurer. «Les musulmans de France, citoyens de ce pays, attachés et fidèles à
leur pays, ne cherchent pas par leur pratique religieuse à défier la République
ou à remettre en cause ses lois. Ils veulent tout simplement vivre leur
spiritualité en voulant s'adapter au contexte et rester porteurs de paix et de
fraternité», expliquait le président de l'UOIF, Lhaj Thami Breze, lors de la
dernière réunion du Bourget.
Ce discours se double d'une volonté affirmée de s'insérer dans le
paysage institutionnel français. Le mois dernier, l'UOIF a décidé de rester au
sein du Conseil français du culte musulman malgré la féroce rivalité qui
l'oppose aux organisations concurrentes, soutenues par le Maroc et l'Algérie.
Nicolas Sarkozy, le ministre de l'Intérieur, a favorisé cette décision en
intervenant directement auprès des dirigeants de l'UOIF. L'islam «plus épicé»
de cette dernière ne le dérange pas, aussi longtemps que l'organisation «ne met
pas en cause les lois de la République».
Partout en Europe, les gouvernements doivent répondre à la même
question qu'en France: doivent-ils intégrer les organisations islamistes comme
l'UOIF – ce qu'a fait Nicolas Sarkozy – ou les rejeter, comme le préconisent
divers politiciens, notamment à droite ou à l'extrême droite, des Pays-Bas à la
Norvège et à l'Italie du Nord?
Le pari de Nicolas Sarkozy, c'est de «couper» les organisations
musulmanes de leurs racines historiques pour les transformer progressivement en
structures purement françaises, détachées de leurs liens avec l'Afrique ou le
Proche-Orient. Dans le cas de l'UOIF et des groupes apparentés en Suisse, en
Allemagne ou en Grande-Bretagne, ces racines plongent directement dans
l'univers autoritaire et secret des Frères musulmans.
Obéissance absolue
L'influence des Frères est bien visible à la réunion du Bourget. À
l'entrée du grand marché d'articles religieux, c'est une photo du cheikh
Yousouf al-Qaradawi, le maître spirituel du Mouvement islamique, qui accueille
les visiteurs. Tout près de là se dresse l'imposant stand du Comité de
bienfaisance et de secours aux Palestiniens (CBSP). Selon les autorités
américaines, cette structure, également présente en Suisse, a contribué au
financement du Hamas, le bras armé des Frères musulmans en Palestine – ce que
le CBSP dément. Sur un côté du stand, un écran de télévision diffuse des images
très crues de Palestiniens tués par les forces israéliennes. Elles semblent
fasciner les jeunes des cités, nombreux au Bourget. Dans une salle voisine, les
orateurs invités dénoncent les «injustices occidentales» en Irak et en
Afghanistan, un poncif du discours des Frères.
Dans les librairies alentour, on vend de nombreux ouvrages écrits
par les idéologues des Frères musulmans, comme leur fondateur, Hassan al-Banna.
En novembre 2001, lors de perquisitions visant les dirigeants d'Al-Taqwa, la
banque des Frères en Suisse, les enquêteurs avaient trouvé un livre où ses
idées maîtresses avaient été soulignées à la main. Un rapport de police les
résume ainsi: «Obéissance absolue, engagement sans limite, application,
connaissance, comment recruter».
Un autre auteur exposé au Bourget est Sayyid Qutb, l'idéologue des
Frères pendu en Egypte en 1966. Fanatisé par la prison et la torture, il a été
qualifié de «philosophe d'Al-Qaida» parce que sa pensée radicale a inspiré,
entre autres, le groupe terroriste d'Oussama ben Laden. On trouve dans ses
livres un mélange de ferveur religieuse, servie par un style élégant, et de
virulentes diatribes antisémites et anti-occidentales. Ce qui n'empêche pas ses
œuvres d'être diffusées dans les centres islamiques prétendument «modérés» de
France, d'Allemagne ou de Grande-Bretagne.
Vers l'État islamique
L'an dernier, le quotidien américain Chicago Tribune a publié de
larges extraits d'un manuel destiné aux jeunes militants de la Muslim American
Society, vitrine quasi officielle des Frères musulmans aux Etats-Unis. Ce
document, dont Le Temps a reçu copie, est révélateur de la permanence des idées
de la confrérie dans le monde contemporain. Ses références idéologiques – Qutb,
Qaradawi ou Tariq Ramadan – sont issues, à des degrés divers, de la tradition
des Frères musulmans.
Le manuel s'ouvre par une introduction aux règles de vie des camps
pour jeunes, un ingrédient de base de l'action des Frères depuis leur création.
Dans le camp, chaque participant est suivi à tout moment par un chaperon qui
doit «s'assurer que son partenaire est à l'heure aux repas, aux lectures et aux
autres activités du programme», notamment les prières. L'importance de mener
une «vie collective disciplinée» est maintes fois soulignée.
La brochure affirme que les musulmans d'Occident n'ont que trois
options: être exterminés dans le cadre d'un nouveau génocide, être assimilés en
échange d'une «niche» permettant la pratique religieuse, ou «apporter l'islam
en Occident et l'Occident à l'islam». C'est cette voie que les Frères
préconisent. Dans ce but, ils utilisent des techniques de «développement
personnel» qui ressemblent à s'y méprendre à celles des séminaires
d'entreprise. Elles sont utilisées pour former des cadres dévoués et efficaces
du «Mouvement islamique».
Si les méthodes de travail ont évolué, le but final demeure
invariable: réunifier l'Oumma, la communauté des croyants de par le monde,
proposer une «alternative civilisationnelle» à l'humanité et accomplir le
«projet de renaissance» des Frères en établissant «l'Etat islamique idéal».
Cette société parfaite est opposée à l'Occident, source
d'«oppression» et d'innombrables problèmes: «érosion de la morale, effondrement
de la vie de famille, déclin de la communauté, fossé croissant entre riches et
pauvres, influence négative et néfaste des médias, corruption internationale et
politique […], profits énormes réalisés par les industries de l'alcool, du jeu,
de la pornographie, de la drogue, de la mode […].»
Voix dissidentes
Le ton parfois vindicatif de cette littérature n'effraie pas des
spécialistes comme l'universitaire français Olivier Roy. Selon lui, la relative
radicalité des Frères et de leurs héritiers n'est pas un obstacle à
l'intégration de l'islam en Occident: «Au fond, ce que l'on reproche à ces
gens, c'est d'être musulmans. Certes, ils ont une stratégie politique. Leur
objectif, c'est de constituer un lobby pour négocier avec les autorités, une
sorte d'Église islamique européenne. Ils remplacent le djihad [guerre sainte]
par la dawa [prédication]. Ils pensent avoir la meilleure religion du monde et
veulent offrir une alternative à la décadence du monde occidental. Ils veulent
nous convertir – mais les témoins de Jéhovah aussi! Ils sont également très
conscients du déclin de l'Orient. Pour eux, un Occident islamisé serait le
paradis sur terre.»
D'autres chercheurs voient dans l'émergence du Mouvement islamique
en Occident l'avènement d'une génération de «nouveaux islamistes» prêts à
intégrer la démocratie, les droits de l'homme et la modernité dans leur système
de pensée.
Mais le discours traditionnel des Frères, qui demeure très
politisé et anti-occidental, ne fait plus l'unanimité au sein du mouvement. En
Europe et aux Etats-Unis, certains activistes critiquent les méthodes
conspiratrices des Frères musulmans traditionnels, leur hostilité envers
l'Occident et leur militantisme politique. «Beaucoup de gens parmi les Frères
musulmans pensent à l'ancienne mode», estime Iman Elkadi, une Américaine dont
le père, Mahmoud Abou Saoud, était un Frère musulman de haut rang. «Ils pensent
qu'ils doivent tout contrôler, que leur chemin est juste et que c'est le seul
possible. Moi, je crois qu'il faut simplement vivre comme des musulmans et la
vérité finira par s'imposer d'elle-même.»
D'autres fidèles, souvent recrutés hors du milieu des exilés arabes,
expriment la même idée: ils souhaitent pratiquer une religion «normale»,
débarrassée du discours révolutionnaire des Frères et acceptée en Occident au
même titre que les autres religions.
Cette métamorphose a déjà commencé. Pour qu'elle soit complète,
les héritiers des Frères devront rompre avec certains modes de pensée de leurs
prédécesseurs, par exemple en condamnant clairement le terrorisme (même en
Palestine), en admettant que les droits de l'homme s'appliquent aussi aux
musulmans et en renonçant à la vision paranoïaque de l'Oumma persécutée par les
«Croisés».
Si cette transformation aboutit, les Occidentaux les plus hostiles
aux islamistes reconnaîtront peut-être la justesse de certaines de leurs
critiques sur le monde moderne. Elles sont bien exprimées par ce passage d'un
livre de Sayyid Qutb: «Les hommes sont aujourd'hui habités par le souci et la
peur, le déséquilibre et l'anxiété. […] En fait, le vide et l'anxiété croissent
à mesure qu'augmentent leur bien-être matériel et les agréments de leur vie. Ce
vide intérieur poursuit l'homme comme un affreux fantôme. L'homme le fuit, mais
il le rattrapera inévitablement.»
Le livre de Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident, paraîtra en
octobre aux Editions du Seuil.
Par gmbwatch sur 15 octobre 2009 du quotidien
Le membre suisse de
la Fédération des organisations islamiques
d'Europe (FIOE) a annoncé qu'il tenait sa 17e assemblée annuelle et
avait invité un érudit bien connu des Frères musulmans qui avait quitté les
États-Unis après la suspension de sa demande de citoyenneté. Selon
le rapport :
L’Union Suisse
Musulmane, membre de la Fédération des organisations islamiques d’Europe,
organise sa 17ème assemblée annuelle du 16 au 18 octobre 2009 sous le titre
«Vers une famille stable». Elle a par conséquent invité un groupe de Des
érudits renommés de la da'wah… A cette occasion, la réunion abordera de
nombreuses questions relatives aux relations familiales et sociales, afin de
développer le statut de la famille musulmane en Europe, conformément aux
directives de la Fédération des organisations islamiques en Europe qui a
spécifié 2009. comme l'année de la famille.
Le Dr. Salah Sultan (alias Solah Sultan, Sallah
Sultan) était l’un des érudits identifiés . Le Dr Sultan avait
quitté les États-Unis après avoir reçu des articles de presse négatifs dans les
médias américains qui avaient amené les autorités à suspendre sa demande de
citoyenneté américaine et avaient été transférés à Bahreïn en 2007 ,
comme indiqué dans un message précédent . Le CV en ligne du Dr Sultan indique qu'il est ou a été
membre de plusieurs organisations américaines et européennes importantes des
Frères musulmans, dont le Conseil européen pour
la recherche sur la fatwa et la recherche , le Conseil américain du Fiqh et l' Université islamique américaine . Ce résumé
exprime également la vision du Dr Soltan: «Vivre heureux. Mourir martyr.
”Un autre précédentLe
poste a discuté de certaines déclarations
du Dr. Sultan, y compris une apparition à la télévision saoudienne au cours de
laquelle le Dr. Sultan a affirmé que les Etats-Unis avaient planifié les
attaques du 11 septembre comme prétexte pour terroriser le monde et féliciter
le confident d’Oussama ben Laden, Abd Al-Majid
Al-Zindani . Un récent rapport de MEMRI TV a identifié des commentaires virulents antisémites et
anti-américains tenus par le Dr. Sultan à la télévision égyptienne à la fin du
mois de décembre.
La Swiss Muslim Union
est probablement la LIGUE DES MUSULMANS DE SUISSE (LMS) regroupant d’autres
associations islamiques suisses et faisant partie de la plus grande Fédération
des organisations islamiques de Suisse (FOIS). Le préfixe rabita dans
le nom
de domaine LMS suggère une connexion
à la Ligue musulmane mondiale (MWL).
Un journaliste suisse a rapporté que le LMS est associé à la MWL et reçoit un
soutien financier de l'Arabie saoudite.
Divers rapports indiquent que le LMS est proche de Hani
et de Tariq Ramadan , les petits-fils
du fondateur des Frères musulmans. Le congrès annuel de LMS 2005 a attiré
l'attention des médias à la suite d'une invitation lancée au prédicateur égyptien Wagdy Ghoneimà qui les autorités suisses ont
refusé l'entrée au pays. M. Ghoneim est un membre du clergé égyptien qui a
été expulsé volontairement des États-Unis, craignant que ses discours passés et
sa participation à des activités de collecte de fonds ne soutiennent les
organisations terroristes. Connu pour ses discours antisémites, MEMRI a
également rendu
compte des propos
de M. Ghoneim diffusés à la télévision Al-Jazeera, qui louaient le Jihad
violent et critiquaient les États-Unis et l’Europe comme des nations «sans
Dieu».
28 Juin 2017
https://www.investigaction.net/fr/islamisme-66-il-ny-a-pas-un-mais-deux-al-qaida/
L’islamisme, un concept
fourre-tout? Dans le livre Jihad made in USA,
Mohamed Hassan distingue cinq courants différents aux intérêts parfois
contradictoires. Ce sixième et dernier extrait est consacré à la mouvance
dite « jihadiste ».
Voir le premier extrait sur les traditionalistes
Voir le second extrait sur les réactionnaires.
Voir le troisième extrait sur les Frères musulmans
Voir le quatrième extrait sur les islamo-nationalistes
Voir le cinquième extrait sur Sayyd Qutb
Vous avez dit que la pensée de
Qutb allait trouver un certain écho en Arabie saoudite, bastion du wahhabisme.
Mohamed Qutb, le frère de Sayyid, aurait compté parmi ses étudiants Oussama ben
Laden et Ayman al-Zawahiri. La pensée de Qutb a-t-elle inspiré Al-Qaïda ?
Certainement. On voit donc que les Frères musulmans et les
jihadistes partagent un socle idéologique commun.
Mais ils ne sont pas d’accord sur tout. Zawahiri a rédigé un
réquisitoire particulièrement sévère à l’encontre des Frères, estimant que la
solution politique était une traîtrise.
C’est principalement sur la méthode que les Frères
musulmans et les jihadistes ne sont pas d’accord. Sinon, ils
poursuivent le même objectif. Leurs cadres viennent des mêmes milieux : petite
bourgeoisie, propriétaires terriens, commerçants, etc. Et leur principal
ennemi, ce sont les États nationalistes et laïcs du monde arabe. Cet ennemi
passe avant même les puissances impérialistes. Si bien que pour combattre les
premiers, ils n’hésitent pas à s’allier aux seconds.
Comme en Afghanistan dans les années 80 où la CIA encadrait les
jihadistes ?
Oui. Cette guerre d’Afghanistan illustre la théorie du
« Rollback » mise sur pied par les États-Unis dans les années 50.
Pour le président Eisenhower et son secrétaire d’État, John Foster Dulles, il
ne suffisait plus de contenir la montée du communisme dans le monde, il fallait
aussi renverser les gouvernements qui étaient proches de l’Union soviétique.
C’était le cas du gouvernement afghan à la fin des années 70.
La technique a été appliquée
avec brio en Afghanistan où la CIA a enrôlé la jeunesse musulmane pour non
seulement renverser le gouvernement afghan mais aussi pour précipiter la chute
de l’Union soviétique. Le principal artisan de cette habile manœuvre était Zbigniew
Brzezinski, véritable responsable de la politique étrangère de la
Maison-Blanche. De l’aveu même de Brzezinski, l’idée derrière l’encadrement des
jihadistes afghans était de lâcher des moustiques pour forcer une intervention
de l’ours soviétique. « Nous
ferons de l’Afghanistan le Viêtnam des Soviétiques »,
professait Brzezinski.
Et les jeunes musulmans étaient sensibles aux sirènes de la CIA ?
La propagande tournait à plein sur ce thème :
renverser, au nom de l’islam, un gouvernement laïc donc impie. Ce message
a trouvé un certain écho pour plusieurs raisons. Tout d’abord, bien qu’ils
n’aient pas de représentation officielle en Afghanistan, les Frères musulmans
étaient présents à l’université de Kaboul où ils diffusaient leur idéologie.
Les renseignements pakistanais étaient au courant et le voyaient d’un très bon
œil.
En Afghanistan, les Frères ne se contentaient pas de contrer
l’influence soviétique sur les campus. Ils participaient également à la
destruction de toutes les infrastructures mises en place par le gouvernement en
matière d’éducation, du droit des femmes, etc. C’était une entreprise très
réactionnaire. Elle a créé un terreau propice à l’arrivée de wahhabites tels
que Ben Laden qui ont pu introduire leur religion arriérée dans le conflit
afghan.
Les combattants ne venaient pas seulement d’Afghanistan mais
affluaient d’un peu partout. Comment l’appel a-t-il rencontré un tel
succès ?
Les Frères musulmans avaient préparé le terrain en Afghanistan
mais la CIA et ses alliés ont recruté partout dans le monde arabe et même en
Occident. L’Arabie saoudite et son réseau de mosquées se sont révélés d’une
aide précieuse.
Pour comprendre pourquoi autant de jeunes ont répondu à l’appel,
il faut aussi regarder ce qui s’est passé dans le monde arabe durant les années
qui ont précédé cette guerre d’Afghanistan. Pour se débarrasser du nationalisme
arabe, les marionnettes de la région ont enclenché un processus d’islamisation.
Parallèlement, elles menaient une politique d’ouverture économique qui avait
conduit à l’appauvrissement d’une grande partie de la population. Vous aviez
donc dans le monde arabe tout un tas de jeunes désœuvrés qui ne connaissait
rien à la lutte des classes mais à qui l’on n’avait parlé que de Dieu et de la
charia. Non seulement ils n’avaient rien à perdre mais, lorsqu’on les
invitait à se battre pour Allah, le message les touchait directement au cœur.
Par ailleurs, les gouvernements locaux ne voyaient pas d’un
mauvais œil que ceux qu’ils considéraient comme des jeunes sauvages et desquels
ils ne savaient que faire partent au casse-pipe au nom d’Allah.
L’Occident n’était pas non plus réticent à l’idée visiblement…
C’était déjà le cas dans les années 80 pour l’Afghanistan et ça
l’est encore aujourd’hui par rapport à la Syrie. Les gouvernements occidentaux
n’empêchent pas ces jeunes de partir mais s’inquiètent qu’ils reviennent.
Autrement dit, ces jeunes considérés comme des moins que rien sont juste bons à
mourir sur le champ de bataille. Pour nos dirigeants, c’est une manière utile
de se débarrasser d’eux.
On répète souvent qu’il n’y a pas de profil type pour ces jeunes
européens partis faire le jihad en Syrie. Il y a eu des convertis de familles
relativement aisées, des Arabes issus de quartiers populaires, des musulmans
qui pensaient participer à une action humanitaire, d’autres qui se sentaient
l’âme de révolutionnaires…
Il y a tout de même un point commun à ces combattants, quelque
chose qui les relie d’une certaine façon aux autres jeunes du Moyen-Orient :
leurs gouvernements sont incapables de leur offrir des perspectives d’avenir.
En Occident, nos dirigeants les ont persécutés, frustrés et discriminés. Et, au
final, ils les emploient comme chair à canon pour leurs guerres. C’est une
honte !
Revenons à l’Afghanistan. Dans les années 80, les États-Unis y
ont donc soutenu des jihadistes ?
C’était pour les États-Unis ce qu’ils appellent une « alliance
temporaire ». L’ennemi de mon ennemi est mon ami… temporairement ! Dès que
l’Union soviétique est tombée, Washington a fait sauter les bouchons de
champagne et a quitté l’Afghanistan plus vite qu’elle n’y était y arrivée.
Évidemment, les États-Unis n’avaient pas imaginé les conséquences d’une telle
opération.
Après avoir vaincu les Soviétiques, Oussama Ben Laden se sentait
capable de tout. Il a créé une nouvelle organisation, Al Qaïda, avec pour
objectif de libérer tous les pays musulmans par la voie du jihad. Pour les
raisons que je viens d’évoquer, le mouvement a trouvé de nombreux adeptes parmi
les jeunes musulmans.
Encore faut-il relativiser ce succès au regard du nombre total
de musulmans sur la planète. Aujourd’hui, les médias étant ce qu’ils sont, les
Occidentaux croient qu’un dangereux terroriste sommeille dans chaque musulman.
La réalité est moins terrifiante et moins vendeuse évidemment. Au regard du
milliard et demi de musulmans qui vivent
leur religion paisiblement, ceux qui tombent dans le
terrorisme représentent une part relativement insignifiante.
Pourtant, les médias n’arrêtent pas de nous parler d’Al Qaïda. L’organisation
serait ou aurait été partout dans le monde.
Certes, l’appel des jihadistes a pu rencontrer quelques adeptes
un peu partout dans le monde musulman. Mais du côté des médias, on tend à faire
un amalgame de tous les mouvements ou même des actes jihadistes. Au-delà de
l’aspect sensationnaliste et du caractère idéologique de cette propagande, il y
a une autre raison à cela. Un phénomène particulier s’est en effet produit avec
Al Qaïda. Ces dernières années, il suffisait qu’un terroriste fasse sauter une
bombe quelque part dans le monde et se revendique de cette organisation pour
que l’on fantasme sur la puissance de son réseau. Vous auriez vous-même pu
envoyer des enveloppes avec un peu de farine à l’intérieur puis poster une
vidéo sur YouTube pour que les médias s’excitent sur la présence d’Al Qaïda en
Belgique…
Remarquez d’ailleurs que le nom « Al Qaïda » signifie « la base
». Au fil des années, elle est devenue une espèce de socle commun à une
myriade de mouvements éparpillés partout dans le monde, des Philippines au Mali
en passant par le Yémen ou le Caucase.
On peut rajouter la Libye et la Syrie aux pays que vous mentionnez,
deux pays qui étaient dans le collimateur de l’Otan. Trente ans après la
première guerre d’Afghanistan, l’Occident a-t-il noué une nouvelle alliance
temporaire avec Al-Qaïda ?
Selon moi, il faut distinguer deux Al-Qaïda. La première, celle
d’Oussama Ben Laden, voyait plus loin que le bout de son nez. Cette
organisation-là, après avoir combattu l’Union soviétique, pensait pouvoir
s’attaquer à une autre superpuissance : les États- Unis.
L’implication de l’Union soviétique était évidente dans le cas
de l’Afghanistan. Mais pourquoi Al-Qaïda s’est-elle attaquée aux États-Unis par
la suite ?
Dans leur stratégie guerrière, les jihadistes distinguent deux
ennemis : le proche et le lointain. L’ennemi proche, ce sont les gouvernements
locaux dirigés par de mauvais musulmans selon la vision de Sayyid Qutb qui a
inspiré les jihadistes. L’ennemi lointain, ce sont les grandes puissances qui
collaborent avec les ennemis proches.
Après la guerre d’Afghanistan
qui a entraîné la chute de l’Union soviétique survint la première guerre du
Golfe en 1990-91. Saddam Hussein avait envahi le Koweït et ses troupes se
trouvaient aux portes de l’Arabie saoudite. Oussama Ben Laden a alors proposé à
la famille royale de lever une armée mais les Saoud ont préféré jouer la carte
de l’allié US, autorisant les GI à stationner dans le royaume pour mener leur
opération Tempête du Désert. Pour Ben Laden, c’était une injure. Les Saoud
ouvraient grand les portes des terres saintes de l’islam à l’armée des
États-Unis ! Dans leur célèbre communiqué de février 1998, Ben Laden et
Zawahiri disent très clairement : « Depuis
plus de sept ans, les États-Unis d’Amérique occupent les terres d’islam dans
les plus saints des lieux, la péninsule arabique, pillant ses biens, commandant
ses chefs, humiliant son peuple, terrorisant ses voisins et tentant de
transformer ses bases dans la péninsule en bases destinées à combattre les
peuples musulmans voisins. »
Plus que jamais, les Saoud apparaissaient donc comme un ennemi
proche aux yeux des dirigeants d’Al Qaïda. Mais ils avaient aussi compris que
cet ennemi proche tirait sa force du soutien que lui apportaient les États-Unis,
un ennemi lointain. C’est donc là qu’il fallait frapper.
En quoi la seconde Al-Qaïda que vous mentionnez est-elle
différente ?
Les anciens cadres, comme Ben Laden ou Zarqawi, ont été éliminés
par les États-Unis. Aujourd’hui, il y a selon moi une autre Al-Qaïda qui n’a
plus rien à voir avec l’ancienne et qu’il faut démystifier. Ce n’est plus une
organisation, c’est seulement un logo qui regroupe des mouvements fragmentés
comme le front Al- Nosra et toute une myriade de petites organisations qui se
battent entre elles en Syrie ! Ce sont plus des groupes terroristes que de
véritables organisations pourvues d’une idéologie. Il apparaît aussi que cette
nouvelle Al-Qaïda a délaissé son combat contre les ennemis lointains pour
s’attaquer à des ennemis proches bien choisis, à savoir les États nationalistes
arabes comme la Libye et la Syrie ou les dirigeants chiites d’Irak.
En janvier 2014, le nouveau leader d’Al-Qaïda, Ayman
al-Zawahiri, appelait les groupes impliqués en Syrie à cesser immédiatement de
se battre entre eux. Il ajoutait également qu’il fallait s’unir contre «
l’ennemi laïc et confessionnel, soutenu par les forces des rafidhites (chiites)
safavides (en référence à l’Iran), ainsi que la Russie et la Chine. » Il semble
que les ennemis lointains ne sont pas oubliés, mais plutôt qu’ils ont changé…
Selon moi, ce revirement relève d’un
choix tactique. Après les attentats du 11 septembre, les
États-Unis se sont engagés dans la guerre contre le terrorisme. Ils ont
porté un coup dur à l’organisation d’Al-Qaïda. Aujourd’hui, en changeant leur
fusil d’épaule, les jihadistes ne s’offrent pas seulement du répit, ils peuvent
aussi compter sur le soutien des États-Unis et de leurs alliés régionaux. De
leur côté, ces derniers ont la possibilité de faire tomber des gouvernements
ennemis sans devoir envoyer leurs troupes.
Un retour à la méthode afghane des années 80 ?
C’est la même technique en effet. D’ailleurs, l’artisan du piège
afghan, Brzezinski, est aujourd’hui encore un proche conseiller d’Obama. En une
dizaine d’années, les néoconservateurs ont ruiné les États-Unis avec
leurs guerres d’Afghanistan et d’Irak. Ces expéditions
militaires ont coûté beaucoup d’argent mais n’ont pas apporté les résultats
escomptés. L’image des États-Unis a également été sérieusement écornée dans le
monde et, sur le plan intérieur, le président US serait incapable de vendre une
nouvelle intervention militaire à ses électeurs.
D’où ce changement de stratégie. Obama opère un retrait tactique
d’Afghanistan et d’Irak mais, en réalité, c’est une opération très formelle,
car les États-Unis disposeront toujours de bases militaires dans ces pays. Il
faut également ajouter tous les mercenaires privés qui sous-traitent des
missions pour le Pentagone. Malgré tout, Obama a pu « vendre » ce soi-disant
retrait, se présenter comme un pacifiste et obtenir un Prix Nobel ! Il n’a pas
pour autant tourné le dos à la stratégie de domination mondiale menée par ses
prédécesseurs. Il ne pourrait d’ailleurs en être autrement car la situation
pousse inévitablement les États-Unis à défendre bec et ongles leurs intérêts
dans le monde. Il y a la crise économique, l’émergence de nouvelles puissances
comme la Chine et la Russie, le passage d’un monde unipolaire à un
monde multipolaire… Une situation qui tend à faire tomber les États-Unis
de leur rôle hégémonique et à les ramener au rang de puissance régionale.
Ce que Washington n’est pas
prêt à accepter. Ses multinationales ne le tolèreraient pas, elles ont besoin
de continuer à profiter de marchés, de débouchés et de ressources aux quatre
coins de la planète. En Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie,
Obama continue donc à jouer la carte de l’ingérence, mais plus
subtilement que les néoconservateurs. C’est
le retour du « soft power ». Pour déstabiliser les pays ennemis, comme
nous l’avons expliqué dans notre précédent livre « La stratégie du chaos », on
s’appuie sur des groupes internes plutôt que d’envoyer ses propres soldats.
Les États-Unis n’ont plus les moyens d’intervenir sur le
terrain, ils peuvent tout au plus organiser des frappes aériennes. Cependant,
si cela a permis de faire tomber
Kadhafi en Libye, ça reste relativement inefficace
comme on le constate avec l’opération lancée contre l’État islamique. Mais ça
alimente le complexe militaro-industriel qui pèse beaucoup dans l’économie US.
Dans les mois qui ont suivi l’annonce d’Obama sur le bombardement de positions
de l’État islamique, les cours de l’action Lockheed Martin ont grimpé de 9,3 %,
ceux de General Dynamic de 4,3 % et ceux de Raytheon et de Northrup Grumman de
3,8 %. De fait, durant la première nuit des frappes en Syrie, le 23 septembre
2014, les navires US ont tiré 47 missiles Tomahawk, chacun coûtant près de 1,4
million de dollars !
En s’étant appuyée sur des groupes jihadistes en Syrie et en
Libye, Washington n’a-t-elle pas joué avec le feu ? En Afghanistan, après la
chute des Soviétiques, Ben Laden s’est retourné contre les États-Unis. En
Libye, après le renversement de Kadhafi, l’ambassadeur US a été tué dans un
attentat. Et en Syrie, on entendait des jihadistes dire : « First Bashar, then
Nato ». Ces combattants constituent-ils vraiment de bons alliés ?
Les utiliser, c’est une chose. Les contrôler, c’en est une
autre. Comme pour la guerre d’Afghanistan, il s’agit d’une alliance temporaire.
De part et d’autre. Les jihadistes ne sont pas comme les islamistes
réactionnaires, ce ne sont pas des marionnettes totalement soumises à
l’Occident. Certains se demandent parfois pourquoi ils s’attaquent à un pays
musulman comme la Syrie plutôt que de s’attaquer à Israël par exemple. Ce n’est
pas parce qu’ils sont totalement manipulés par les impérialistes mais plutôt
parce qu’ils ont développé une stratégie assez lâche et pas très poussée du
point de vue politique.
L’idée d’Al-Qaïda aujourd’hui
est en effet de conquérir des États arabes laïcs, plus accessibles que les
États-Unis ou Israël, pour gagner en puissance. Selon le chef actuel de
l’organisation, Ayman al-Zawahiri, chaque guerre qui se présente est une
bénédiction du ciel. Car ces conflits offrent aux jeunes combattants d’Al-Qaïda
la possibilité de gagner toute l’expérience nécessaire pour s’aguerrir et
mener ensuite des combats plus importants. Dans son livre « Chevaliers sous la bannière du Prophète »,
Zawahiri explique comment l’Afghanistan a constitué un terrain d’apprentissage
idéal pour ses jeunes soldats. Bien meilleur que West Point ou n’importe quelle
autre académie militaire.
Mais c’est une vision
politique très limitée. Al-Qaïda s’est attaquée à deux États nationalistes, la
Syrie et la Libye, pour monter en puissance, obtenir du soutien et parce que la
laïcité dans le monde arabe reste une aberration à ses yeux. Mais ce faisant,
les jihadistes mettent la région à feu et à sang et divisent les peuples du
Moyen- Orient. Indirectement, ils jouent, eux aussi, donc le jeu du Divide and Rule et
contribuent à renforcer la domination occidentale.
Vous dites que les renseignements saoudiens ont infiltré
les groupes jihadistes pour les manipuler. Pourtant, l’Arabie saoudite a pris
des mesures pour sanctionner ceux qui financent le terrorisme islamiste.
Comme je l’ai dit, utiliser
et contrôler, ce n’est pas la même chose. En son temps déjà, le prince Turki
entretenait avec Ben Laden des relations pour le moins suspectes aux yeux de
certains. Dans son livre « Au
cœur des services spéciaux », l’ancien chef du service de
renseignement de sécurité de la DGSE, Alain Chouet, explique comment les
premiers attentats commis par Ben Laden servaient dans une certaine mesure les
intérêts du prince Turki, chef des renseignements saoudiens à l’époque. Al
Qaïda est officiellement créée en 1998 mais des actions avaient déjà été menées
auparavant en Arabie saoudite : des soldats américains et saoudiens blessés par
balles, une voiture piégée devant un bâtiment de la garde nationale saoudienne
à Riyad ou un camion chargé d’explosifs contre la base américaine de Khobar… À
propos de ces attentats, Alain Chouet indique : « Le décryptage politique de ces attentats
n’était pas évident. En Arabie même, la plupart visaient en effet soit des
implantations de la Garde nationale saoudienne, soit des sites ou du personnel
militaire étranger confiés à la vigilance ou à la protection de celle-ci.
Or, cette dernière était sous les ordres du prince Abdallah qui n’était encore
que le régent, héritier présomptif du trône alors occupé par le déclinant roi
Fahd, et qui était vivement contesté par ses frères cadets issus d’un autre
lit, le prince Turki, chef des services spéciaux, et le prince Sultan, ministre
de la Défense. Tous ces attentats semblaient mettre en cause la capacité de
gestion et de contrôle d’Abdallah et susciter aux États-Unis un vif
sentiment de méfiance et de rejet à son encontre. »
Rejetant à juste titre l’idée que le prince Turki ait « fabriqué
» Ben Laden, Chouet explique comment le chef des renseignements a pu utiliser
Ben Laden par la suite, notamment avec les attentats contre les ambassades US
au Kenya et en Tanzanie en 1998. Par représailles, le président Bill Clinton a
fait bombarder une usine pharmaceutique au Soudan. On découvrira par la suite
que Ben Laden n’avait rien à voir avec cette usine mais le fait est que l’Arabie
saoudite avait des différends avec le Soudan qui était ainsi invité à rentrer
dans le rang vis-à-vis des Saoud. L’usine appartenait en outre à un homme
d’affaires saoudien et produisait des médicaments en concurrence directe sur le
marché africain avec des entreprises pharmaceutiques US. Le prince Turki et
Washington avaient donc des intérêts communs dans cette prétendue attaque
contre Al-Qaïda au Soudan.
Et pour les attentats du 11 septembre ?
Le prince Turki a été démis de ses fonctions une semaine avant
les attentats du World Trade Center. Selon Chouet, parce que l’Arabie saoudite,
comme beaucoup d’autres services de renseignements d’ailleurs, sentait que
quelque chose d’important se tramait. Et elle ne voulait pas être directement
mise en cause. De fait, même si le prince Turki a pu utiliser Ben Laden,
ce n’était pas sa créature. De son côté, si le leader d’Al Qaïda a pu
bénéficier de soutiens utiles, il ne gardait pas moins une dent contre la
famille royale. Ben Laden ne reconnaissait aucune légitimité aux Saoud. Il
parlait de l’Arabie et non de l’Arabie saoudite. Il incarnait cette bourgeoisie
saoudienne qui se sent lésée par la mainmise de la famille royale sur tout le
pays et qui voudrait voir des réformes dans le royaume.
Les Saoud savent donc très bien qu’ils doivent prendre garde au
retour de flamme lorsqu’ils cherchent à utiliser les jihadistes. Et c’est ce
qui se passe maintenant en Syrie. Les renseignements saoudiens, dirigés par le
prince Bandar, ont en quelque sorte ressuscité Al Qaïda. Mais cette
organisation ne ressemble plus en rien à ce qu’elle était. Selon la volonté des
Saoud, elle s’est engagée dans un conflit sunnites contre chiites. L’Arabie
saoudite mène en effet une lutte pour la suprématie régionale contre les
chiites d’Iran et leurs alliés du Hezbollah, de Syrie et d’Irak. Ce n’est donc
pas un hasard si le discours d’Al Qaïda a tellement changé. Avant, elle parlait
de chasser la présence américaine du Moyen-Orient et blâmait les
gouvernements arabes qui avaient ouvert grand les portes des terres musulmanes
aux étrangers. Aujourd’hui, elle fustige les chiites. Sa propagande religieuse,
destinée à recruter des mercenaires, tourne autour des contradictions opposant
le sunnisme au chiisme. Elle va pour cela chercher des textes très anciens.
Encore une fois, c’est une vision très arriérée, sectaire et très faible du
point de vue politique.
Est-ce ainsi que vous expliquez l’évolution du conflit irakien ?
Après le renversement de Saddam Hussein, une résistance s’était formée pour
combattre l’occupant US. Mais ce combat s’est rapidement mué en un conflit
confessionnel opposant sunnites et chiites…
Effectivement, c’est une évolution voulue par l’Arabie saoudite
et les États-Unis. Une évolution rendue possible par l’entremise de cette nouvelle
Al Qaïda. L’Arabie saoudite ne tolérait pas que le nouveau gouvernement irakien
soit proche de l’Iran et renforce ainsi l’influence de Téhéran dans la région.
De son côté, les États- Unis préfèrent voir la résistance se déchirer plutôt
que d’attaquer ses soldats.
Au départ, le plus gros de la résistance irakienne était
constitué de baathistes, des partisans de Saddam Hussein. Mais, sous l’effet de
la « débaasification » menée par Paul Bremer d’une part et l’arrivée massive de
jihadistes venus de pays voisins d’autre part, le noyau baasiste et laïc de la
résistance irakienne s’est dissout. Et la résistance irakienne des
débuts est devenue un mouvement islamique infiltré par les renseignements
saoudiens et jordaniens. Un mouvement qui n’a aucune vision, il s’emploie juste
à tuer. Pour l’année 2014, on compte chaque jour près de 25 morts en Irak !
Voilà le bilan de l’invasion US. Et il y a encore des gens qui osent appeler
cette armée à intervenir pour stopper des conflits…
Aujourd’hui, ces mouvements jihadistes infiltrés échappent-ils
au contrôle de l’Arabie saoudite ?
Il y a un changement important en effet. Le prince Bandar
qui était à la tête des renseignements saoudiens est considéré comme un parrain
du terrorisme islamique. Il a été nommé pour accomplir un objectif bien précis
: utiliser les groupes jihadistes pour renverser le gouvernement syrien. Mais
c’est un échec. Les jihadistes ne font pas le poids face à l’armée syrienne qui
n’est pas tombée dans le panneau de la propagande confessionnelle. Et, malgré
des manipulations grossières sur l’emploi d’armes chimiques, ceux qui
soutiennent les jihadistes en Syrie n’ont pas pu forcer une intervention de
l’Otan pour soutenir les mercenaires en déroute.
Toutes ces manœuvres sans résultats ont fortement
contrarié les dirigeants saoudiens. Le prince Bandar a ouvert une boite de
Pandore mais n’a pas atteint son objectif. À présent, la famille royale a très
peur de ce que vont pouvoir faire tous ces jihadistes s’ils désertent le
terrain syrien. Comme par le passé, ils pourraient se retourner contre les
Saoud.
Ces derniers ont donc pris des mesures radicales pour
calmer le jeu. Tout d’abord, le prince Bandar a été viré. Jeté comme un mal
propre, il a été prié de boucler ses valises et de quitter le royaume. Ensuite,
comme vous l’avez mentionné, une loi est passée pour sanctionner les Saoudiens
qui financeraient des réseaux jihadistes. Enfin, Riyad veut également faire
revenir tous ses jeunes qui sont partis se battre. Un appel a été lancé. Ceux
qui ne rentreront pas dans le délai imparti se verront déchus de leur
nationalité. Les autorités saoudiennes ont par ailleurs renvoyé une bonne
partie de la main-d’œuvre immigrée pour que les jeunes jihadistes qui
reviendraient au royaume puissent se réintégrer correctement en trouvant du
travail.
C’est un changement radical pour l’Arabie saoudite ! Dans les
années 60, pour se prévenir de mouvements sociaux qui commençaient à poindre,
ses dirigeants avaient tout bonnement supprimé la classe ouvrière saoudienne en
recourant à une main-d’œuvre immigrée. Une particularité rendue possible grâce
à l’argent du pétrole. Quant aux travailleurs venus du Pakistan, du Yémen et
d’autres pays voisins, ils travaillaient dans des conditions proches de
l’esclavage. Aujourd’hui, les dirigeants saoudiens ne craignent-ils pas
d’affronter des mouvements sociaux si une classe ouvrière se développe à
nouveau ?
Après les années 60, il y a
toujours eu une petite classe ouvrière saoudienne mais elle était minoritaire
par rapport à la main-d’œuvre étrangère et principalement composée de chiites.
Car les Saoud ont toujours craint les mouvements sociaux effectivement. Mais
ils craignent encore plus ces jeunes Saoudiens qui se sont engagés dans des
mouvements jihadistes et qui pourraient échapper à tout contrôle ! N’oublions
pas que les idéologues comme Sayyid Qutb qui ont inspiré ces groupes jihadistes
sont très critiques à l’égard de dirigeants musulmans tels que les Saoud. Je ne
pense pas que ces derniers craignent vraiment les cadres de cette seconde Al
Qaïda qui est une imposture. Mais l’organisation regroupe une multitude de
mouvements que même Zawahiri ne peut contrôler. Il n’arrive pas à les empêcher
de se battre entre eux en Syrie ! Il ne pourrait sans doute pas les empêcher de
s’attaquer aux Saoud si certains décidaient d’agir de la sorte. D’autant
plus que tous ces combattants ont été recrutés sur base d’une propagande
jihadiste. On ne les a pas appelés en leur disant : « Nous allons attaquer la Libye puis la
Syrie pour faire plaisir à l’Arabie saoudite et aux États-Unis qui nous
soutiendront pour accomplir cette mission. » On leur a plutôt
parlé de mécréants. Un concept qui a été apposé à Kadhafi puis à Assad et qui
pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Saoud par la suite.
Vous parliez d’une alliance temporaire tant du côté des
jihadistes que des États-Unis. Nous avons vu quelle stratégie poursuivent les
premiers. Qu’en est-il des seconds ? L’opération syrienne ne semble pas
rencontrer le même succès que celle menée en Afghanistan dans les années 80…
À court terme, il faut reconnaître que la stratégie des
États-Unis est bien pensée. L’utilisation de groupes islamistes entre
parfaitement dans les plans des impérialistes pour renverser les États
nationalistes arabes qui résistent.
C’est bien pensé, d’autant plus qu’il n’y a pas que dans le
monde arabe que cette stratégie peut être activée. Aujourd’hui, près de 15 % de
la population russe est musulmane. Si l’on considère le territoire de l’ex-URSS
où Moscou exerce toujours une certaine influence, cette proportion devient même
beaucoup plus importante dans certaines régions. Les États-Unis pourraient donc
recourir à l’intégrisme musulman pour déstabiliser la Russie. D’ailleurs, cette
technique avait déjà été utilisée du temps de Boris Eltsine en Yougoslavie, en
Tchétchénie et ailleurs en Asie centrale.
La possibilité s’offre aussi pour la Chine qui compte une
importante minorité musulmane dans le Xinjiang. C’est même une grande partie de
l’Asie qui peut être déstabilisée avec la présence de groupes intégristes en
Malaisie, en Indonésie et aux Philippines.
Les États-Unis ont donc une bonne carte à jouer pour poursuivre
leur stratégie du chaos : une politique de la terre brûlée qui ne leur permet
pas de prendre le contrôle d’un pays et de ses ressources, mais qui empêche les
concurrents d’en profiter.
Mais le « court terme » ne risque-t-il pas de poser
des problèmes à « long terme » ?
C’est différent évidemment. Regardez la Libye… Oui, les
impérialistes sont parvenus à renverser Kadhafi. Mais l’État a été détruit par
la même occasion. Aujourd’hui, le pays est en proie à des bandes armées qui se
déchirent. Et l’expédition militaire de l’Otan a eu des répercussions sur le
Mali, forçant une intervention française. L’impérialisme a besoin d’exporter
ses capitaux en Libye, de profiter du pétrole bon marché, de trouver des
débouchés pour ses entreprises dans la reconstruction nécessaire du pays… Mais
là, ce n’est pas du tout possible ! L’Occident a vraiment de gros problèmes
avec la Libye.
Washington et ses alliés ont voulu réitérer l’opération en Syrie
mais cela s’est soldé par un échec, le gouvernement syrien a
résisté à l’assaut. Après avoir essuyé un sérieux revers, les jihadistes de
l’EEIL sont retournés en Irak et sèment encore et toujours le chaos. Là aussi,
l’Occident a semé les graines d’une situation explosive.
Nous pouvons donc constater que la stratégie visant à utiliser
les groupes islamistes est certes bien pensée mais aussi très dangereuse. Tout
d’abord, elle peut laisser entrevoir des résultats probants à court terme mais
rien n’est gagné d’avance pour autant. Kadhafi est tombé, pas Bachar. Ensuite,
à moyen terme, l’Occident pourrait se retrouver avec des problèmes encore plus
importants à affronter. Combien de temps cela va-t-il encore durer ?
Nous vivons une situation dangereuse et le danger se présente
pour l’humanité tout entière. Pas seulement à cause de la Syrie. À travers
l’agression de ce pays, l’Occident alimente un conflit plus vaste à l’encontre
de l’Iran, de la Russie et de la Chine… Les États- Unis sont une puissance
impérialiste déclinante. Le danger est que cet empire s’accroche à sa première
place envers et contre tout, plongeant le monde dans un conflit général qui
pourrait même devenir nucléaire.
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