Frères musulmans :

L'islamisme à la conquête du monde

freres musulmans symbole – ISMÂ`ÎL SUNNITE

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En novembre 2001, lors d'une perquisition, des enquêteurs suisses découvrent le «Projet»: une ambitieuse stratégie destinée à «établir le règne de Dieu» sur toute la terre.

Sylvain Besson

Publié jeudi 6 octobre 2005 à 02:01

Est-il possible que le développement de l'islamisme dans le monde depuis vingt ans soit, au moins en partie, le produit d'une stratégie occulte, d'un plan délibéré de conquête du pouvoir? C'est la question politiquement incorrecte que pose l'étonnante découverte faite par des policiers suisses et italiens durant une perquisition menée près de Lugano, en novembre 2001.

Dans la villa de Youssef Nada, un banquier égyptien que les autorités américaines accusent d'avoir soutenu le terrorisme, les enquêteurs saisissent alors un document étonnant, demeuré secret depuis presque deux décennies: le «Projet», texte stratégique dont l'ambition suprême est «d'établir le règne de Dieu partout dans le monde».

L'enquête criminelle ouverte contre Youssef Nada, qui dirigeait la banque islamique Al-Taqwa de Lugano depuis sa création en 1988, a été classée en mai dernier. Mais le financier arabe, qui a démenti tout lien avec le terrorisme, a reconnu avoir été durant des années l'un des principaux dirigeants de la branche internationale des Frères musulmans, l'un des plus importants groupes islamistes contemporains. Fondée en Egypte en 1928, l'organisation des Frères musulmans a donné naissance à un vaste «Mouvement islamique» inspiré par ses idées, qui représente aujourd'hui la principale force se réclamant de l'islamisme dans le monde.

Le Projet est un texte de 14 pages, daté de décembre 1982, qui s'ouvre par le passage suivant: «Ce rapport présente une vision globale d'une stratégie internationale pour la politique islamique. Selon ses lignes directrices, et en accord avec elles, les politiques islamiques locales sont élaborées dans les différentes régions.»

Le document préconise d'«étudier les centres de pouvoir locaux et mondiaux, et les possibilités de les placer sous influence», d'«entrer en contact avec tout nouveau mouvement engagé dans le djihad où qu'il soit sur la planète», de «créer des cellules du djihad en Palestine» et de «nourrir le sentiment de rancœur à l'égard des juifs». Tout cela dans le but de «coordonner le travail islamique dans une seule direction pour […] consacrer le pouvoir de Dieu sur terre».

Les enquêteurs suisses qui ont étudié le dossier Al-Taqwa ont consacré plusieurs analyses au Projet et à ce qu'il représente. Un document confidentiel de la «Task Force» antiterroriste mise sur pied après les attentats du 11 septembre 2001 évoque ainsi «un texte fondamental pour comprendre les buts à long terme des Frères [musulmans]»: «Intitulé Le Projet, ce document décrit par le menu la stratégie envisagée pour assurer une prise d'influence grandissante de la Confrérie sur le monde musulman. Il y est stipulé que les [Frères musulmans] ne doivent pas agir au nom de la Confrérie mais s'infiltrer dans les organismes existants. Ils ne peuvent ainsi être repérés puis neutralisés.»

Un second rapport des enquêteurs suisses affirme que le Projet, et les autres documents découverts chez Youssef Nada, «confirment le rôle joué par les Frères musulmans à la fois dans l'inspiration et dans le soutien, direct ou indirect, à l'islam radical dans le monde entier».

Dans cette optique, le Projet a pu jouer un rôle dans la création par les Frères musulmans et leurs héritiers d'un réseau d'institutions religieuses, éducatives et caritatives en Europe et aux Etats-Unis. Le Projet préconise en effet de «construire des institutions sociales, économiques, scientifiques et médicales, et pénétrer le domaine des services sociaux pour être en contact avec le peuple».

Dans ce but, il faut «étudier les environnements politiques divers et les probabilités de réussite dans chaque pays».

Un responsable occidental qui l'a étudié décrit le Projet comme «une idéologie totalitaire d'infiltration qui représente, à terme, le plus grand danger pour les sociétés européennes»: «Le Projet, ce sera un danger dans dix ans, dit-il: on va voir émerger en Europe la revendication d'un système parallèle, la création de «parlements musulmans», ce qui existe déjà en Grande-Bretagne… Commencera alors la lente destruction de nos institutions, de nos structures.» Pour ce fonctionnaire, qui a demandé à ne pas être cité nommément, le Projet n'est pas un simple texte de réflexion, mais une «feuille de route» dont certains éléments ont été mis en œuvre dans le monde réel: il préfigure notamment le début de la guérilla contre Israël dans les territoires palestiniens occupés, et le soutien apporté ces dernières années par les Frères musulmans à divers groupes islamistes armés, de la Bosnie aux Philippines.

La découverte du Projet soulève aussi beaucoup de questions qui, pour l'heure, demeurent sans réponse. L'identité de son auteur, par exemple, reste inconnue. Youssef Nada, le gardien du Projet durant près de vingt ans, a simplement dit aux enquêteurs suisses qu'il n'a pas écrit ce texte. Approché à de multiples reprises par Le Temps, il a fini par expliquer que le document a été rédigé par des «chercheurs islamiques» mais qu'il ne représente pas une position officielle des Frères musulmans. «Je ne suis d'accord qu'avec 15 ou 20% de ce texte», affirme-t-il. Pourquoi, dans ce cas, l'avoir conservé chez lui? «Je ne sais pas. J'aurais dû le jeter.»

L'importance du Projet tient autant à son histoire, et celle des hommes qui l'environnent, qu'à son contenu. Ses origines intellectuelles remontent aux années 1960, lorsque le «théoricien en chef» des Frères musulmans, Saïd Ramadan, trouve refuge à Genève. En septembre 1964, son journal El Muslimoun publie un texte appelant à lancer une «guerre idéologique» contre l'Occident. Il s'agissait alors de répondre à la création de l'Etat d'Israël, considérée par les islamistes comme un élément d'un vaste complot contre la religion musulmane et ses fidèles: «C'est pourquoi nous sommes convaincus que ce plan idéologique élaboré doit être contré par un plan idéologique tout aussi élaboré, et qu'il faut répondre à ses attaques idéologiques, à sa guerre idéologique, par une guerre idéologique.»

L'article fait explicitement référence au «Protocole des Sages de Sion», un document fabriqué par la police tsariste et qui décrit une conspiration juive pour dominer le monde. Bien qu'il s'agisse d'un faux, ce texte antisémite continue d'être pris au sérieux dans les milieux islamistes.

En août dernier, le Wall Street Journal révélait que le «Protocole» a été cité durant une récente séance du «Conseil européen des fatwas et de la recherche» (CEFR), un organisme destiné à conseiller les musulmans d'Europe dans leur vie quotidienne. Selon un participant à la réunion, le Protocole démontre l'existence d'un complot juif destiné à détruire les valeurs morales des familles musulmanes. On comprend qu'animés de telles idées, les islamistes aient voulu réagir en développant leur propre Projet.

Le maître à penser du Conseil des fatwas, Yousouf al-Qaradawi, était l'un des principaux actionnaires de la banque Al-Taqwa de Lugano. Il est sans doute le prédicateur islamiste le plus populaire d'Europe et du monde arabe, et certaines de ses idées s'inscrivent dans la droite ligne du Projet. Ainsi, dans un texte publié en 1990, il proposait de développer la présence du Mouvement islamique au sein des «groupes du djihad», afin d'éliminer «toutes les influences étrangères» des terres d'islam, du Maroc à l'Indonésie.

Malgré ces ressemblances idéologiques évidentes, et les liens historiques de grands penseurs des Frères musulmans avec ce document, l'histoire récente de l'islamisme ne se résume pas au seul Projet. Et l'expansion de l'islam en Occident au cours des dernières décennies n'a été planifiée par personne: elle résulte de l'installation progressive d'immigrés musulmans en Europe et aux Etats-Unis. Mais les héritiers des Frères musulmans ont su profiter de cette évolution pour ouvrir un nouvel espace à leur action et à leurs idées. Leur objectif déclaré a toujours été de «protéger» les communautés musulmanes, selon l'expression du cheikh Qaradawi, du «tourbillon des idées matérialistes qui prévalent à l'Ouest».

Loin de ce discours convenu, le Projet offre un témoignage important de ce que peuvent être les arrière-pensées et les objectifs cachés du Mouvement islamique, au moment où ce dernier tente de renforcer son emprise sur les communautés musulmanes d'Occident.

Le «Projet» est publié pour la première fois dans le livre de Sylvain Besson, «La conquête de l'Occident», qui sera disponible en librairie dès le 7 octobre.

Dossier éaboré par Sylvain Besson

Le livre de Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident ( Éditions du Seuil) .

 

 

L'histoire secrète des islamistes en Occident (1/6).

Les secrets d'Al-Taqwa, la banque suisse de l'islam radical

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L'histoire secrète des islamistes en Occident (1/6). Peu après les attentats du 11 septembre, les villas de deux financiers arabes sont perquisitionnées près de Lugano. L'opération «Lago» commence. Elle va aboutir à des découvertes surprenantes.

Le 7 novembre 2001, une colonne de véhicules de police s'engouffre sur la route abrupte qui mène au-dessus de Campione, minuscule enclave italienne au bord du lac de Lugano. C'est là, dans de riches demeures bardées de caméras de surveillance, que vivent les banquiers islamistes Youssef Nada, aujourd'hui âgé de 74 ans, et Ghaleb Himmat, 66 ans. Ils sont millionnaires et dirigent à Lugano la société financière Al-Taqwa, la crainte de Dieu en Arabe. Ils sont aussi, mais très peu de gens le savent, des dirigeants des Frères musulmans, un groupe fondé en Egypte en 1928 et qui aspire à la création d'un Etat islamique mondial.

Le soir même, à Washington, le président des Etats-Unis intervient à la télévision. George Bush salue l'assaut frontal lancé contre Al-Taqwa, qu'il décrit comme un réseau financier lié à Oussama ben Laden, le responsable des attentats du 11 septembre. Pour lui, l'enquête suisse est un prolongement de la «guerre contre la terreur» qui, au même moment, conduit les Américains et leurs alliés à envahir l'Afghanistan.

Le 31 mai dernier, pourtant, le procureur fédéral Claude Nicati a abandonné les poursuites entamées trois ans et demi plus tôt contre Youssef Nada et son associé. «Je crois qu'il est temps pour George Bush d'analyser comment il a pu être trompé de la sorte, ironise Youssef Nada d'une voix où se mêlent triomphalisme et amertume. C'était une fausse piste, depuis le début.» Maigre et vêtu avec soin, l'Egyptien réclame plusieurs millions de francs de dommages et intérêts à la Confédération pour le préjudice qu'il a subi. Déjà, à Berne, certains parlementaires bourgeois s'indignent qu'on ait pu instruire si longtemps un dossier qui, une fois classé, risque de coûter cher au contribuable.

Les recherches menées par Le Temps montrent que l'enquête sur la banque Al-Taqwa et ses dirigeants, baptisée opération «Lago», n'est pas une affaire judiciaire comme les autres. Elle s'apparente davantage à une opération des services de renseignement visant les réseaux de l'islamisme radical en Occident. Et les éléments qu'elle a permis de découvrir éclairent d'un jour nouveau l'histoire cachée des Frères musulmans, l'un des plus importants et des plus anciens mouvements islamistes au monde.

«Effondrement total»

Le raid policier du 7 novembre 2001 n'a pas pris les dirigeants d'Al-Taqwa par surprise. Depuis 1993, ils font l'objet d'accusations de collusion avec le terrorisme qui émanent de divers services de renseignements arabes et occidentaux. Les autorités suisses réagissent avec lenteur et circonspection. En 1998, elles organisent une rencontre avec Youssef Nada. Y participent Carla Del Ponte, alors procureure générale de la Confédération, Urs von Däniken, chef du Service d'analyse et de prévention (SAP, ex-Police fédérale), et Christian Duc, le principal responsable antiterroriste du SAP. Youssef Nada leur donne des explications qui semblent convaincantes: aucune enquête judiciaire n'est ouverte sur lui.

La société Al-Taqwa, fondée en 1988, est alors spécialisée dans la finance islamique, qui interdit le recours aux intérêts. Elle investit dans des projets industriels et commerciaux dont le bénéfice est partagé entre l'entrepreneur et le client qui fournit les fonds. En 1997, le bilan d'Al-Taqwa s'élève à 220 millions de dollars. Mais lors de la crise financière asiatique de 1998, la société subit une perte fatale – 75 millions de dollars (plus de 90 millions de francs). «Ce qui s'est passé n'est pas un secret, a déclaré Youssef Nada lors d'un interrogatoire. Ce fut un effondrement total.» En 2001, l'opération «Lago» signe l'arrêt de mort de la société, qui sera dissoute par la suite.

Parmi les clients de la banque, beaucoup sont des islamistes influents, membres ou proches des Frères musulmans: le cheikh Yousouf al-Qaradawi, qui est l'un des principaux actionnaires d'Al-Taqwa, Muhammad Akef, actuel guide suprême des Frères musulmans égyptiens, ou Faisal Maulaoui, un islamiste libanais très actif en France dans les années 1980. Eux ne se plaignent pas de la perte de leur argent. D'autres, les Saoudiens Ghaleb et Huda ben Laden, frère et sœur d'Oussama, sont mécontents et le font savoir. Ils interpellent la Commission fédérale des banques (CFB), qui ouvre une enquête. Elle soupçonne Al-Taqwa d'exercer depuis la Suisse une activité bancaire sans autorisation. Mais en l'an 2000, l'enquête de la CFB est classée au bénéfice du doute: la structure d'Al-Taqwa – répartie entre les Bahamas, le Tessin, et le Liechtenstein – est si diffuse qu'aujourd'hui encore, les autorités suisses ignorent où se trouvait exactement le centre financier de la société. Sa comptabilité, entreposée quelque part en Arabie saoudite, n'a jamais été localisée.

Depuis l'automne 2001, le procureur Claude Nicati a examiné en détail le fonctionnement interne d'Al-Taqwa. «C'était une sorte de fondation, avec un but très large de promotion de l'islam, expliquait-il au Temps en mars dernier. Ce qui m'a le plus frappé, c'est l'absence de contrôles à l'intérieur de la société. Ses dirigeants n'ont pas fait de rapports détaillés sur les projets qu'ils finançaient, ils n'ont jamais posé de question sur les pertes subies. Ils ont peut-être pris le risque de financer des projets douteux sans vérification.»

 

La piste Al-Qaida: une impasse

Lorsqu'ils pénètrent dans les villas de Campione, le 7 novembre 2001, les enquêteurs suisses n'ont que des soupçons assez vagues sur les activités d'Al-Taqwa. Fin octobre, ils ont reçu de nouveaux renseignements des Américains. Ils affirment qu'un lieutenant d'Oussama ben Laden, Mahmoud Mamdouh Salim, aujourd'hui emprisonné aux Etats-Unis, dispose d'un compte secret auprès d'Al-Taqwa. Youssef Nada dément, et les autorités suisses n'ont jamais pu prouver cette affirmation. Juan Zarate, membre du Conseil national de sécurité américain chargé des questions de terrorisme, admettait en février dernier dans un entretien au Temps que la plupart des informations de son gouvernement concernant Al-Taqwa proviennent de sources confidentielles des services de renseignement. Elles sont inutilisables dans une procédure judiciaire et, bien que les autorités américaines affirment le contraire, leur véracité risque de ne jamais être démontrée.

Il faudra du temps aux enquêteurs suisses pour comprendre que la piste désignée par les Américains est une impasse. En février 2004, un rapport de la Police judiciaire fédérale abandonne l'hypothèse du compte secret d'Al-Qaida. A la place, il mentionne des transferts d'argent entre Al-Taqwa et la société KA Overseas, décrite par les enquêteurs suisses comme la «centrale financière» d'un chef du groupe palestinien Hamas.

Mais ce nouvel élément ne mène nulle part. En mars dernier, Claude Nicati confiait ne pas avoir de preuves que les dirigeants d'Al-Taqwa aient sciemment financé un acte terroriste. Dès lors, le classement de l'enquête était inévitable.

L'opération «Lago» était-elle une perte de temps? Interrogée à ce sujet il y a plusieurs mois, une source officielle qui a suivi le dossier apportait un démenti catégorique: «Même si nous n'aboutissons pas à des condamnations, cette procédure nous aura donné ce qui nous manquait: la connaissance.» Avant le 11 septembre, les autorités suisses ignoraient à peu près tout des réseaux islamistes présents sur leur territoire. Les perquisitions chez les dirigeants d'Al-Taqwa leur ont permis de combler en partie cette lacune. Du point de vue juridique, le procédé est discutable, mais pour un professionnel des renseignements – et le fonctionnaire précité en est un – il est légitime.

L'enquête sur Al-Taqwa a permis de comprendre le rôle joué par Youssef Nada dans le mouvement islamiste international. C'est une forte personnalité, que les enquêteurs décrivent presque avec admiration. Il est cultivé, méthodique, polyglotte, il s'intéresse à tout. Il laisse parfois pointer un peu de suffisance, lorsqu'il rappelle aux policiers suisses qu'il n'est «pas un cantonnier» et qu'il est assez intelligent pour comprendre que ses accusateurs ne peuvent prouver ce qu'ils avancent.

Durant les interrogatoires, il ne lâche rien. Chez lui, c'est une habitude: dans les années 1950, alors qu'il n'était qu'un adolescent, il a été torturé en Egypte, dans les sinistres prisons du régime nationaliste de Nasser. On lui reprochait d'appartenir à «l'organisation spéciale», le bras armé des Frères musulmans. Ceux-ci étaient accusés, déjà, de terrorisme.

 

Rencontre avec Saddam

Youssef Nada n'a dû son salut qu'à l'exil. Ingénieur agronome de formation, il a vécu en Libye, en Autriche et en Suisse. L'origine de sa fortune est assez mystérieuse: il a commencé par produire du fromage blanc, puis s'est lancé dans le commerce de ciment, de blé, d'huile, de métaux avec les pays du Proche-Orient. Durant des années, il a tissé des relations étroites avec les principaux hommes politiques de la région: les dirigeants de la République islamique d'Iran, le leader palestinien Yasser Arafat, l'islamiste soudanais Hassan al-Tourabi, le président tunisien Bourguiba ou la famille royale saoudienne.

Dans sa villa de Campione, les enquêteurs suisses ont découvert une photo montrant Youssef Nada, tout sourire, s'apprêtant à serrer la main de Saddam Hussein. Selon le banquier, sa rencontre avec l'ancien président irakien remonte à 1991. Envoyé par les Frères musulmans, Youssef Nada aurait tenté de persuader le dictateur de retirer ses troupes du Koweït qu'il venait d'envahir. La discussion a duré deux heures et demie, et Saddam Hussein a refusé de céder. «Pour moi, c'est un criminel et un tueur, a expliqué Youssef Nada aux enquêteurs. Je suis une victime de dictateurs tels que lui.»

Quoiqu'intrigante, la photo de la poignée de main est loin d'être la principale découverte faite dans la villa du banquier égyptien. Au soir du 7 novembre 2001, les enquêteurs sont repartis de Campione avec de pleins camions de documents. Ils montrent que les Frères musulmans ont établi en Europe, depuis des décennies, un réseau souterrain au service de leur ambition politique: la création d'une société islamique parfaite qui sera amenée, un jour, à supplanter l'Occident comme force directrice de l'humanité.

L'histoire secrète des islamistes en Occident (2/6). Cent millions de dollars au service d'Allah

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L'enquête sur la banque islamique Al-Taqwa de Lugano a permis d'exhumer un étrange document: la «Stratégie financière», qui décrit le réseau de banques discrètement mis en place par les Frères musulmans en Europe depuis près de trente ans.

Les perquisitions de novembre 2001 à Campione près de Lugano, chez les dirigeants de la banque islamique Al-Taqwa, ont permis de saisir plusieurs tonnes de documents. Leur analyse va prendre des mois. Peu à peu, les enquêteurs suisses découvrent que leur contenu n'a aucun rapport – ou seulement très indirect – avec Oussama ben Laden et son réseau Al-Qaida, que les banquiers islamistes Youssef Nada et Ghaleb Himmat sont accusés d'avoir financé. Les textes découverts chez eux concernent une organisation beaucoup plus vaste et beaucoup plus ancienne: les Frères musulmans.

Empire islamique

En mars 1928, un petit groupe d'hommes se réunit dans la ville égyptienne d'Ismaïliya, près du canal de Suez. A leur tête, un jeune instituteur très pieux, à l'éloquence remarquable: Hassan al-Banna. Depuis son plus jeune âge, il milite contre le relâchement des mœurs qui, selon lui, ronge la société égyptienne. L'Egypte est alors une monarchie semi-coloniale sous tutelle britannique, où règnent le népotisme, le féodalisme et la pauvreté. Hassan al-Banna rêve de moderniser son pays et de briser le joug colonial grâce à un retour aux sources de la religion musulmane. Avec quelques fidèles, il fonde une organisation destinée à encourager le réveil de l'islam chez les Egyptiens: la Société des frères musulmans, croisement hybride entre un parti politique, une association religieuse et un mouvement de masse structuré de façon presque militaire.

L'époque est propice aux rêves d'émancipation. En Chine, en Inde, dans de nombreux pays colonisés naissent des forces nouvelles assoiffées d'indépendance, de progrès, de puissance. Elles s'inspirent parfois des totalitarismes ascendants en Europe. C'est le cas des Frères musulmans: quelques années après la création de son groupe, Hassan al-Banna évoquera l'idée de créer un «Empire islamique» qu'il compare, tout en les critiquant, au Reich allemand et à l'Italie mussolinienne.

Avant, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale, la Société des frères musulmans connaît un essor fulgurant. En 1949, lorsque Hassan al-Banna est assassiné par des agents monarchistes, l'organisation compte des centaines de milliers de membres. Trois ans plus tard, ses partisans croient que l'heure de la renaissance de l'Egypte a sonné: une junte militaire renverse la royauté discréditée. Dirigée par le colonel Gamal Abdel Nasser, elle adopte au début une attitude bienveillante envers les Frères. Mais, en 1954, après une tentative d'assassinat contre Nasser que le nouveau régime leur attribue, des milliers d'entre eux sont arrêtés, déportés, torturés. De tels cycles de répression se reproduiront jusqu'à nos jours: en mai 2005, les autorités égyptiennes ont encore arrêté des centaines de Frères musulmans accusés d'activités subversives.

Pour survivre, la confrérie exfiltre ses cadres les plus importants. Certains gagnent les pays arabes (Syrie, Jordanie…) où des branches des Frères ont été créées. D'autres trouvent refuge en Arabie saoudite, où les Frères n'ont pas d'existence légale, mais sont protégés par la monarchie. D'autres encore, comme Youssef Nada et Ghaleb Himmat, s'exilent en Europe. Le Vieux Continent va devenir le coffre-fort secret de l'organisation.

Organisation secrète

L'un des documents découverts lors des perquisitions à Lugano et à Campione, le 7 novembre 2001, a été baptisé par les enquêteurs Stratégie financière des Frères musulmans. Cet ensemble de notes manuscrites en arabe décrit le réseau financier mis en place par les Frères en Europe, dans les années 1970. Ce texte est une preuve irréfutable de l'existence d'une organisation secrète des Frères musulmans en Occident.

La Stratégie, qui s'ouvre par la formule «Au nom d'Allah», est signée par deux Frères utilisant les pseudonymes d'Abou Amr et Abou Hicham. Elle est datée de l'an 1403 de l'Hégire, 1983 selon le calendrier grégorien. En guise d'introduction, les deux auteurs expliquent que «certains membres de la Société [ndlr: des frères musulmans] ont investi avec enthousiasme le champ de la finance islamique […]. Leurs efforts individuels ont culminé dans la création de la Banque islamique au Luxembourg. Cette institution a commencé ses activités en tant que société holding pour les investissements en 1977 […].»

Six ans plus tard, le réseau des Frères compte au moins sept sociétés réparties entre le Luxembourg, le Danemark, Londres, les îles Caïmans et les Etats-Unis. Leurs moyens financiers sont considérables pour l'époque: le capital de la structure décrite dans la Stratégie est de 100 millions de dollars.

En soi, l'existence des sociétés mentionnées dans ce document n'est pas un secret. Il en existe même une brève description dans un opuscule de 1988 intitulé La Banque islamique, que l'on trouve encore dans certaines librairies musulmanes. Mais ce livre ne dit rien sur l'influence dominante des Frères au sein du réseau. La Stratégie découverte en novembre 2001 est beaucoup plus explicite: «Cette base [financière] offre un espace pour entraîner les ressources humaines de la Confrérie dans différents domaines économiques et techniques. En outre, il sera facile de l'utiliser comme une couverture qui ne pourra être aisément infiltrée par des activités politique [ndlr: d'espionnage].»

Le document précise que la présence de Frères musulmans à la tête des sociétés qui composent ce réseau permettra de l'«influencer» et de le «manipuler». La Confrérie dispose ainsi d'un instrument idéal pour «garder secrètes ses transactions financières» et «réaliser les nombreux projets nécessaires à [elle-même] et ses membres». Dans les années 1970, la Banque du Luxembourg a notamment financé l'édification d'un centre islamique des Frères musulmans aux Etats-Unis, consolidant ainsi l'influence religieuse de la confrérie en Amérique du Nord.

La piste du Djihad

Selon Juan Zarate, membre du Conseil national de sécurité américain chargé de la lutte antiterroriste, le réseau financier européen «est le précurseur d'Al-Taqwa», la banque islamique fondée à Lugano en 1988. Le but des deux structures aurait été d'assurer «l'expansion de l'idéologie politique des Frères» au niveau international. Les dirigeants des Frères comme Youssef Nada pouvaient utiliser leur réseau financier pour avoir «un pied dans le monde légal, un autre dans celui des idéologies extrémistes», estime Juan Zarate.

Reuven Paz, un enquêteur du Shin Beth, le service de sécurité intérieure israélien, a pu vérifier la réalité des liens d'Al-Taqwa avec le militantisme islamiste radical. Selon lui, la société suisse a financé à hauteur de plusieurs millions de dollars «l'Institut mondial d'études islamiques» (WISE), basé en Floride. Dans les années 1990, WISE était dirigé en sous-main par des membres du Djihad islamique, un groupe palestinien auteur de nombreux attentats contre Israël. L'existence de la relation entre Al-Taqwa et WISE est confirmée par les autorités suisses et américaines. Youssef Nada, en revanche, affirme n'avoir jamais entendu parler de cet institut.

Durant les interrogatoires, Youssef Nada s'est montré peu loquace au sujet des documents découverts chez lui, ou de ses activités de mécène de l'islamisme. Il n'a reconnu que l'octroi d'aides ponctuelles, comme les 15 000 francs qu'il a donnés au principal dirigeant islamiste tunisien, Rachid Ghannouchi, aujourd'hui exilé à Londres.

Il a aussi admis avoir été durant plusieurs années le responsable des contacts politiques internationaux des Frères musulmans: une sorte d'ambassadeur de l'ombre, qui a déployé dans les années 1980 et 1990 des efforts discrets de médiation dans plusieurs zones de crise, de l'Afghanistan à l'Algérie. Partout, son intervention visait à mettre fin aux conflits entre musulmans pour que ceux-ci s'unissent – sous la bannière de l'islam.

L'ami saoudien

Lors de la perquisition à Campione, les enquêteurs suisses ont découvert une lettre écrite en 1995 par Youssef Nada à l'un de ses correspondants, identifié seulement par le pseudonyme de «frère Abou Mohammed». A en juger par le contenu de la missive, il s'agit d'un personnage très proche de la famille royale saoudienne. Youssef Nada lui exprime sa gratitude pour le soutien prodigué par l'Arabie saoudite aux Frères musulmans persécutés par des dictateurs laïcs comme Nasser ou le colonel Khadafi. Il offre aussi une définition inédite de ce qu'est devenue la confrérie durant son exil: «Nous ne sommes pas un parti, ni une organisation, ni un groupe, mais grâce à Dieu nous sommes une école de pensée dynamique […]. L'entité qui est la nôtre aujourd'hui est comme un corps gélatineux qui s'étendrait dans tous les sens si on lui appuyait dessus et qui continuerait de croître, et nous sommes convaincus que notre champ d'action est le monde entier, [et que] notre communauté est celle de l'islam partout dans le monde.»

Le second dirigeant de la banque Al-Taqwa, Ghaleb Himmat, a occupé au sein des Frères musulmans des fonctions comparables à celles de Youssef Nada. Il connaît de nombreux dirigeants iraniens et s'est rendu en 1979 à Téhéran pour féliciter l'ayatollah Khomeiny, dont la révolution islamique venait de triompher. Il fréquente depuis 1968 le dirigeant islamiste turc Necmettin Erbakan, ancien premier ministre et dirigeant du parti interdit Refah. Ghaleb Himmat est membre du conseil de surveillance de la Fondation islamique de Markfield, dans le nord de l'Angleterre. Cette université musulmane privée, l'une des plus importantes au monde, est directement apparentée au parti fondamentaliste Jamiat-i-Islami, alter ego des Frères musulmans au Pakistan.

Cloîtré dans sa spectaculaire villa dominant le lac de Lugano, Ghaleb Himmat a longtemps nié avoir occupé la moindre fonction au sein de la confrérie. Mais l'ordonnance qui a mis fin à l'enquête menée contre lui affirme qu'il était «à la tête des Frères musulmans d'Allemagne». Il doit cette position privilégiée à son amitié de longue date avec Saïd Ramadan, ancien directeur du Centre islamique de Genève et père de deux islamistes suisses bien connus, Tariq et Hani Ramadan.

Le livre de Sylvain Besson, La conquête de l'Occident, paraîtra en octobre aux Editions du Seuil.

L'histoire secrète des islamistes en Occident (3/6). Saïd Ramadan, l'idéologue qui a amené l'islamisme en Europe

Réfugié à Genève à la fin des années 1950, l'Égyptien Saïd Ramadan a fermement établi la présence des Frères musulmans en Occident. L'héritage de ce père fondateur a survécu jusqu'à aujourd'hui.

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Un soir de mars 1960, six hommes se retrouvent dans un café de l'Odeonsplatz, à Munich. Cette réunion marque la naissance du premier centre islamique de la ville. Il servira plus tard de quartier général officieux des Frères musulmans en Europe.

Celui qui préside la séance se nomme Saïd Ramadan. Né en Egypte en 1926, mort à Genève en 1995, il est le gendre du fondateur de la Confrérie, Hassan al-Banna, et le père de deux figures de l'islam helvétique, Tariq et Hani Ramadan. Réfugié en Suisse, il joue le rôle d'idéologue en chef des Frères depuis l'écrasement de leur branche égyptienne par Nasser, en 1954. A ses côtés, dans le café de Munich, se trouve un étudiant syrien, Ghaleb Himmat. En 1988, ce dernier deviendra l'un des dirigeants de la banque islamique Al-Taqwa, basée à Lugano, qui vient d'être blanchie des accusations de soutien au terrorisme portées par George Bush.

La relation entre l'intellectuel égyptien et le futur banquier syrien est cruciale. Elle illustre les liens étroits noués entre le réseau financier des Frères en Europe et les centres islamiques fondés par Saïd Ramadan en Suisse, en Autriche, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et ailleurs. Cet ensemble de lieux de culte lui a survécu. Il forme aujourd'hui le plus organisé des mouvements qui prétendent représenter l'islam en Occident.

L'agression de l'Occident

Le périodique El-Muslimoun («Le Musulman») et les brochures que Saïd Ramadan édite à Genève donnent un bon aperçu de l'idéologie des Frères dans les années 1960. En Égypte, leur société a grandi dans une atmosphère de répression, de manipulations et de complots. Sa vision du monde s'en ressent fortement. «Le judaïsme mondial, et le communisme international ainsi que les puissances colonialistes et les tenants de l'athéisme et du laxisme moral, tous étaient dès le premier jour de ceux qui voyaient dans les Frères et leur Message un obstacle important», écrivait Hassan al-Banna avant son assassinat en 1949.

Les intrigues occidentales contre l'islam et les Frères musulmans sont l'un des thèmes de prédilection de Saïd Ramadan. Analysant les épreuves subies par le mouvement de «renaissance islamique», il explique que «de nouveaux obstacles sont constamment dressés sur le chemin de ce réveil, par de grandes puissances étrangères qui, pour une raison ou pour une autre, ignorent les buts véritables de l'Islam ou nourrissent, pour des motifs historiques, des préjugés contre lui».

Selon Saïd Ramadan, la haine de l'islam est une constante de l'histoire occidentale depuis au moins mille ans. Ainsi, «l'invasion des Européens en armes sous la forme des croisades […] secoua le monde islamique avec une violence sans précédent et [son] point culminant fut le massacre de 70 000 musulmans, hommes, femmes et enfants, lors de la chute de Jérusalem [en 1099, ndlr]. Les siècles suivants ont vu l'anéantissement impitoyable des musulmans de Sicile, du Midi de la France et d'Espagne. […] Au cours des siècles suivants, l'hostilité de l'Occident contre les musulmans prit la forme de conquêtes coloniales, souvent déguisées en «tutelles bienveillantes», mais destinées en réalité à mettre, politiquement et économiquement, les peuples musulmans en esclavage.»

Cette lecture conspiratrice de l'histoire voit les changements culturels et sociaux vécus par le monde arabe au XXe siècle – le «relâchement moral», l'«assertion frénétique de l'indépendance d'esprit de la femme», le creusement des inégalités – comme les produits de «l'agression» de l'Occident: «Ces «invasions culturelles», évidentes notamment dans les manuels scolaires, n'ont pas été moins dangereuses que les invasions armées, et leurs effets sont sans doute plus permanents. En premier lieu, beaucoup d'idées anti-islamiques ont ainsi envahi l'esprit des musulmans».

«La victoire ira au plus fort»

Un article paru dans un numéro du Muslimoun de septembre 1964 va plus loin, en prédisant une lutte à mort entre l'islam et ses ennemis: «[…] L'Etat d'Israël n'a pas seulement été créé par hasard, écrit l'auteur anonyme de l'article. Nous sommes convaincus qu'il s'agit plutôt d'une incarnation de la pensée de l'enfer, un mélange né de la rencontre entre le sionisme cupide, issu du Talmud falsifié et de la Tora falsifiée […] et de l'esprit des Croisés, inspiré par la jalousie et qui a tant de motifs de colère envers l'islam. C'est pourquoi nous sommes convaincus que ce plan idéologique élaboré doit être contré par un plan idéologique tout aussi élaboré, et qu'il faut répondre à ses attaques idéologiques, à sa guerre idéologique, par une guerre idéologique. Ce système de croyance doit être combattu par un système de croyance. La victoire ira au plus fort. Selon nous, ce difforme enfant trouvé ne peut être écrasé qu'avec l'arme du dogme religieux et de la foi. Et quel système de croyance est plus fort, et mieux à même d'écraser la juiverie et la croisade que l'islam?»

A cette époque, un jeune journaliste saoudien, Yahia Basalamah collabore au Muslimoun. Aujourd'hui, c'est un érudit à la stature frêle, qui porte de grosses lunettes carrées. Jusqu'en 2001, il a officié comme imam à la Grande Mosquée de Genève. Il estime que l'élément idéologique était secondaire dans le contenu du Muslimoun: «Ce qui m'avait attiré lorsque j'avais rencontré Saïd Ramadan durant le pèlerinage de La Mecque, c'était avant tout le sentiment religieux. Il avait une grande éloquence et, pour moi, il incarnait une religion vivante. Il y avait des choses politiques dans le Muslimoun, mais cela restait très vague et ne dérangeait pas les autorités suisses.» D'un ton doux, le religieux saoudien met en garde contre une relecture des idées de Saïd Ramadan avec les «lunettes du 11 septembre»: «Les lunettes d'aujourd'hui, ce sont celles de la CIA, du FBI, de Bush. Saïd Ramadan est mort depuis longtemps. Pourquoi reparler de lui aujourd'hui?»

Pourquoi en reparler? Parce que l'héritage de Saïd Ramadan est bien vivant, grâce aux nombreux centres qu'il a fondés en Europe et aux Etats-Unis. Leur but commun est de permettre aux fidèles de ne pas se laisser «submerger par l'athéisme de leur environnement». Et l'idéologie qui les inspire est toujours celle des Frères musulmans.

Révolte contre les Frères

Dans la constellation des centres islamiques fondés par les Frères musulmans en Occident, Munich occupe une place particulière. Son histoire interne est connue grâce à une disposition de la loi allemande qui oblige les associations à donner copie de leurs délibérations aux autorités. Les documents déposés au Tribunal administratif de Munich révèlent ainsi qu'au début des années 1970, lorsque Saïd Ramadan se retire, les hommes forts du centre ne sont autres que Ghaleb Himmat et Youssef Nada – deux hauts responsables des Frères musulmans qui dirigeront plus tard la banque Al-Taqwa de Lugano.

Sous leur impulsion, Munich devient un point de rencontre prisé des plus hauts dignitaires de l'internationale islamiste. Le futur Guide suprême de la Confrérie en Egypte, Mohammed Medi Akef, réside plusieurs années dans le centre. La mosquée de Munich, sortie de terre grâce aux dons des pays arabes récoltés par Saïd Ramadan, accueille le chef des Frères musulmans syriens, exilé en Allemagne, et un dirigeant du parti fondamentaliste pakistanais Jamiat-i-Islami. On y verra aussi Abdullah Azzam, Frère musulman palestinien qui sera, dans les années 1980, le mentor d'Oussama Ben Laden.

Cet univers très politisé est bien éloigné des préoccupations des fidèles munichois. A ses débuts, le centre est surtout fréquenté par les réfugiés musulmans venus de Russie ou de Yougoslavie qui ont combattu avec l'armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, les travailleurs immigrés turcs viennent grossir les rangs de la communauté musulmane. A plusieurs reprises, ces deux groupes dénoncent l'influence exercée par les militants arabes exilés sur la direction du centre.

Ainsi, en 1974, un représentant turc exprime sa frustration dans une lettre: «Les musulmans de Turquie ne s'expliquent pas pourquoi la qualité de membre de la Communauté islamique leur est systématiquement refusée […]. Vous savez parfaitement que la plus forte communauté musulmane d'Allemagne – celle des Turcs – a non seulement participé à la construction du Centre islamique et de la mosquée de ses mains, mais aussi par ses dons généreux […]. Malgré cela, les demandes d'adhésion de centaines de musulmans turcs vivant à Munich et en Allemagne du Sud sont rejetées sans justification […]. La direction actuelle comprend exclusivement, à une seule exception près, des Arabes qui vivent en dehors de Munich.» Mais les Frères conserveront le contrôle du centre, grâce à leurs contacts avec les mécènes du Proche-Orient et leur réseau de partisans établis dans toute l'Europe.

Un moment d'effervescence

La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont une période d'intense activité pour les islamistes européens. En témoigne la fiche que la police fédérale a établie au sujet de Saïd Ramadan. Un passage rédigé en janvier 1980 affirme ainsi qu'en «juillet [1979], R. aurait participé à une réunion de personnalités dirigeantes des Frères musulmans à Londres.» Deux ans plus tard, le fonctionnaire chargé de surveiller l'exilé égyptien note qu'«il se peut que R. participe à la rencontre de leaders des Frères musulmans qui a lieu à Lugano (ou dans une autre ville suisse) au mois de janvier 1982.»

Le témoignage du banquier égyptien Soliman Biheiri, arrêté aux Etats-Unis en 2003, permet d'en savoir un peu plus sur l'ordre du jour de ces réunions. Le compte rendu de l'un de ses interrogatoires explique que «Biheiri a dit avoir entendu parler d'une fameuse conférence islamique à Lugano, Suisse, en 1979, concernant les problèmes de l'Oumma [communauté des croyants, ndlr] musulmane. Il pense que cette conférence s'est tenue dans la maison de Nada et que de nombreuses personnalités importantes du monde musulman y ont participé. Il a expliqué que la conférence a fourni un programme pour la plus grande partie du mouvement islamique dans les années 80.» Les Frères préparaient l'avenir – et l'extension de leur influence sur les musulmans d'Europe.

Le livre de Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident paraîtra en octobre aux Éditions du Seuil.

L'histoire secrète des islamistes en Occident (4/6). Les Frères musulmans à la conquête de l'islam européen

Sylvain Besson
Publié jeudi 7 juillet 2005 à 02:05

https://www.letemps.ch/opinions/lhistoire-secrete-islamistes-occident-46-freres-musulmans-conquete-lislam-europeen

Un réseau d'organisations diffuse l'islamisme radical des Frères musulmans dans tous les pays du continent, Suisse comprise.

En août 1995, la dépouille mortelle de Saïd Ramadan est transportée de Genève dans une mosquée du Caire. Elle reposera désormais à côté de la tombe de Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans.

Celui qui prononce l'oraison funèbre, le cheikh Yousouf al-Qaradawi, est aujourd'hui la principale référence idéologique des mouvements inspirés par les Frères musulmans, en Europe et ailleurs dans le monde.

Né en Égypte en 1926, entré très jeune chez les Frères, Yousouf al-Qaradawi s'exile puis revient dans son pays au début des années 70. Profitant des libertés octroyées aux islamistes après la mort de Nasser, il anime la revue Dawa («L'appel»), organe officieux des Frères musulmans. Plus tard, il devient l'un des principaux actionnaires de la banque des Frères, Al-Taqwa, basée à Lugano. L'enquête ouverte sur elle en 2001, et qui vient d'être classée, a mis en évidence «des relations financières avec Yusuf Qaradhawi (sic), représentant d'un islam pur voire extrémiste», écrivait le Ministère public de la Confédération le 31 mai dernier.

Un islam total

Extrémiste? Le cheikh réfuterait certainement l'adjectif. Il dit avoir quitté les Frères musulmans égyptiens, qu'il juge trop sclérosés, depuis quelques années. Il se considère comme le représentant d'un islam du juste milieu, entre laxisme et fondamentalisme rétrograde. Un islam total, qui est «religion et État, foi et loi, culte et commandement, Livre et épée, prière et djihad tout à la fois, sans division aucune.»

Yousouf al-Qaradawi nourrit de grandes ambitions pour le monde islamique. Celui-ci doit «redevenir une seule communauté […] comme Dieu nous l'a ordonné, au lieu d'être [divisé] en plusieurs nations comme l'ont voulu les puissances impérialistes», écrit-il dans un petit livre vendu dans la plupart des librairies islamiques d'Europe. On retrouve là le rêve des Frères musulmans: permettre à la civilisation musulmane de reprendre la place prééminente qu'elle occupait dans le monde au début du Moyen Age, durant les siècles d'or de l'islam.

Dans un texte publié en 1990, Yousouf al-Qaradawi esquissait l'avenir du «Mouvement islamique», vaste ensemble de groupes nés des Frères musulmans. Dans le futur proche, il doit privilégier trois tâches: «la formation d'une avant-garde islamique», la création d'une «opinion publique islamique» et la préparation de l'opinion mondiale à «l'existence de la Nation musulmane». L'avant-garde qu'il veut former devra affronter «les sionistes, les croisés, les marxistes et les défenseurs des philosophies destructrices qui s'abattent sur notre Nation de l'Est comme de l'Ouest.»

Le cheikh Qaradawi a compris très tôt l'importance des communautés musulmanes d'Occident pour la réalisation de son dessein. Sa priorité est de les préserver du matérialisme qu'il déteste. «Essayez d'avoir votre propre petite société au sein de la société plus vaste, écrit-il en 1990, autrement vous vous dissoudrez comme du sel dans de l'eau.» Et pour susciter une «atmosphère d'islam» en Occident, il faut des militants, des structures, une logistique.

Vivre au rythme des fatwas

Patiemment, Yousouf al-Qaradawi se met au travail. Il obtient l'appui de religieux proches des Frères musulmans comme le Libanais Fayçal Maulaoui, influent en France, ou Rachid Ghannouchi, guide spirituel des islamistes tunisiens qui se sont réfugiés en Europe par milliers. En 1997, les trois hommes participent à la création du Conseil européen des fatwas et de la recherche (CEFR). Il émet des édits religieux – les fatwas – destinés à guider les musulmans dans leur vie quotidienne. Ils portent sur les sujets les plus divers: clonage, sexualité, vie professionnelle…

Le Conseil oscille entre souplesse et intransigeance. Il autorise un musulman à travailler dans un restaurant qui sert du porc si cela est nécessaire pour faire subsister sa famille. Une femme qui veut changer de coupe de cheveux doit d'abord consulter son mari avant de passer chez le coiffeur.

Si un musulman change de religion, le Conseil estime qu'il peut être mis à mort par un «gouvernement islamique» dans la mesure où il «affiche» son apostasie: «Sa mort vise en fait à protéger la religion et la société de ses méfaits et ne constitue pas un déni de la liberté de conscience vu le tort qu'il fait à autrui en piétinant leur droit. Les intérêts de l'Etat et de la société prévalent sur l'intérêt individuel personnel.»

Le Conseil des fatwas est étroitement lié à la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), vitrine politique des groupes inspirés par les Frères sur le continent. La Fédération possède une adresse dans la banlieue zurichoise, mais son véritable centre se trouve sur le campus de la Fondation islamique de Leicester, en Grande-Bretagne. Parmi les membres du conseil de surveillance de la Fondation figure le Syrien Ghaleb Himmat, numéro deux de la banque Al-Taqwa de Lugano. Selon une source officielle suisse, la Fondation islamique est l'une des institutions qu'Al-Taqwa a soutenues financièrement.

Les liens entre les membres de la FOIE et les Frères musulmans proprement dits sont bien réels. C'est ce qu'a confirmé au Temps l'actuel Guide de la Confrérie en Egypte, Mohammed Medi Akef: «A partir du milieu des années 50 jusqu'aux années 60 et après, la Confrérie s'est implantée en Europe; non seulement il y avait des Frères en Europe, mais il y avait une Confrérie. […] Beaucoup de Frères ont trouvé refuge en Europe, et ils ont travaillé ensemble pour former des réseaux, des organisations et des institutions de la Confrérie. […] Ces organisations et institutions sont indépendantes et autonomes. Nous ne les contrôlons pas. Ce sont les Frères à l'étranger qui dirigent ces organisations. Les structures liées à Qaradawi sont des organisations de la Confrérie dirigées par les Frères de différents pays.»

On trouve des ramifications de la FOIE dans presque tous les pays européens, y compris en Suisse. Dans certains États, elles sont des interlocuteurs reconnus par le gouvernement: c'est le cas en France où l'UOIF, branche locale de la FOIE, est associée aux travaux du Conseil français du culte musulman.

Faute de recensement précis des différentes composantes de l'islam européen, il est difficile d'évaluer l'audience de la mouvance «Frères musulmans» par rapport à d'autres sensibilités – des rigoristes salafistes aux alévis permissifs, en passant par les groupes turcs ou africains. Mais dans plusieurs pays, son influence est prépondérante, grâce au relatif professionnalisme de ses cadres, ses bonnes relations avec les mécènes du Proche-Orient et sa dimension mondiale.

Irak, foulard, Palestine…

La Ligue des musulmans de Suisse (LMS) fait partie intégrante de la FOIE.

À petite échelle, elle offre un reflet fidèle des activités que déploient les organisations proches des Frères en Europe. Son but est d'«instruire le musulman pour préserver son identité et sa personnalité islamique afin qu'il puisse accomplir son rôle civilisationnel». La Ligue organise des rencontres de femmes, des camps pour jeunes avec visites de parcs d'attractions, cours du Coran et conférences-débats. Chaque année, elle organise un congrès où se croisent des centaines de fidèles, convertis aux barbes rousses, islamistes tunisiens en exil ou familles bosniaques. On y trouve les livres du cheikh Qaradawi, de Tariq Ramadan et de son frère Hani. Certains animateurs de la LMS sont d'anciens employés de la banque Al-Taqwa.

A plusieurs reprises, la LMS s'est associée aux actions de la FOIE à l'échelle européenne. Elle a condamné la loi française interdisant le port du voile islamique à l'école: selon elle, le foulard est «un ordre divin [auquel] la femme musulmane [se] soumet volontairement». Comme les associations sœurs en France ou en Allemagne, elle soigne ses relations avec les autorités: au niveau cantonal, comme à Neuchâtel où la Ligue a implanté son principal centre, et au niveau fédéral où elle milite pour la reconnaissance de l'islam comme religion «officielle».

Le congrès organisé en 2002 dans le canton de Fribourg a permis d'entrevoir les réflexions qui inspirent l'action politique de la Ligue. La rencontre était consacrée aux retombées du 11 septembre pour les musulmans d'Europe. Tout en condamnant les attentats, les responsables de la LMS exprimaient leurs doutes sur la culpabilité d'Oussama Ben Laden, et faisaient le lien entre les attaques et la volonté des grandes puissances de «jouer avec leurs armements». Des orateurs invités par la Ligue ont invité les participants à créer un large front anti-israélien et anti-américain avec certains éléments de la société civile européenne. Le rapprochement stratégique avec les forces de gauche, notamment, est depuis longtemps à l'ordre du jour des Frères. Le 11 septembre et ses suites lui ont donné une nouvelle impulsion. En 2002, les Frères musulmans égyptiens ont organisé au Caire une «Conférence anti-globalisation et anti-impérialisme» à laquelle participaient des altermondialistes européens.

Djihad ou terrorisme?

Début 2003, les grandes manifestations contre la guerre en Irak – perçue par les Frères comme une agression contre la «nation musulmane» – leur ont permis de consolider leurs liens avec la gauche pacifiste et altermondialiste. Les organisations proches des Frères musulmans en Europe tentent, depuis le 11 septembre, de se présenter comme une alternative au fondamentalisme armé d'Oussama Ben Laden. Leurs positions sur le terrorisme sont toutefois bien éloignées de la non-violence. Yousouf al-Qaradawi, leur mentor, approuve les attentats-suicides du Hamas, la branche armée des Frères en Palestine: «Je considère ce type d'opération martyr comme une indication de la justice de Dieu tout-puissant, déclarait-il l'an dernier. Dans sa sagesse infinie, il a donné aux faibles ce que les forts ne possèdent pas, c'est-à-dire la capacité de transformer leurs corps en bombes comme le font les Palestiniens.»

En mars 2004, lorsque l'armée israélienne tue d'un tir de missile le cheikh Yassin, chef spirituel du Hamas, la Ligue des musulmans de Suisse condamne un crime «perpétré contre des civils et qui a visé en particulier une personne âgée, malade et handicapée, sans aucun respect des conventions et des traités internationaux protégeant la vie et la dignité de l'être humain.»

Cette déclaration ne dit rien des victimes civiles du Hamas en Israël. Pour les Frères et leurs héritiers en Europe, il faut distinguer la résistance armée, légitime lorsque les musulmans sont opprimés, du terrorisme qui est condamnable. Cette distinction ne peut faire oublier que certains Frères ont, dans un passé récent, entretenu des contacts suivis avec Al-Qaida, le réseau terroriste d'Oussama Ben Laden.

Le livre de Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident paraîtra en octobre aux Éditions du Seuil.

 

 

L'histoire secrète des islamistes en Occident (5/6). Quand l'islamisme «modéré» pactisait avec les guerriers de Ben Laden

Une vidéo découverte chez un banquier islamiste près de Lugano révèle les connivences des Frères musulmans avec le réseau terroriste Al-Qaida. Désormais bien implantés en Europe, les Frères et leurs héritiers sont-ils aussi pacifiques qu'ils le prétendent?

https://www.letemps.ch/opinions/lhistoire-secrete-islamistes-occident-56-lislamisme-modere-pactisait-guerriers-ben-laden

En novembre 2001, le raid policier visant la banque islamique Al-Taqwa, basée à Lugano, permet de découvrir une étonnante cassette vidéo.

On peut y voir les images d'un voyage effectué en mars 1993 en Afghanistan par Ghaleb Himmat, le numéro deux de la banque. Ce séjour afghan est une mission diplomatique secrète organisée par les Frères musulmans, dont les dirigeants d'Al-Taqwa sont de hauts dirigeants.

Le but du voyage, tel que le voient les enquêteurs, est à la fois simple et sinistre: il s'agit d'encourager les chefs de guerre afghans qui ont combattu l'Armée rouge à demeurer unis sur la voie du djihad, la guerre sainte. Les Frères vont leur proposer de se tourner contre un nouvel ennemi: l'Amérique et, derrière elle, l'Occident tout entier.

Pour Ghaleb Himmat, en revanche, le voyage était simplement destiné à ramener la paix entre les factions rivales qui se disputaient le contrôle de l'Afghanistan.

Les premières images de la bande vidéo montrent un hôtel de Jalalabad, ville proche de la frontière pakistanaise. On y voit les membres de la délégation des Frères musulmans: parmi eux, le futur Guide suprême égyptien, Mustafa Machour, et Yousouf al-Qaradawi, inspirateur des mouvements créés par les Frères et leurs héritiers en Europe.

Faire face aux «ennemis de l'islam»

De Jalalabad, la délégation part en direction de Kaboul, la capitale afghane. Les enquêteurs suisses ont utilisé des photos satellites pour retracer la route empruntée par les Frères. Ces images montrent que les véhicules qui composaient le convoi sont passés à côté du lac du barrage de Derunta, une zone qui a servi de base aux combattants d'Al-Qaida, l'organisation fondée par Oussama Ben Laden en 1988.

A Kaboul, le futur Guide des Frères prend la parole devant le président afghan d'alors, Burhanuddin Rabbani. Evoquant les méfaits des «ennemis de l'islam» contre les musulmans, Mustafa Machour lance un appel à la mobilisation (lire l'encadré ci-dessous): «Nous devons affronter cette campagne dans l'unité, avec une foi profonde et un vrai djihad. Je vous assure que, tout comme l'Union soviétique s'est écroulée, l'Amérique et l'Occident succomberont, avec l'aide de Dieu.»

Pour les enquêteurs, ce discours reflète le soutien moral et parfois matériel apporté par les Frères musulmans à l'internationale terroriste dont Oussama Ben Laden deviendra la figure de proue.

Un rapport confidentiel des policiers suisses rappelle ainsi que «la théorie du djihad […] dont Oussama Ben Laden s'est fait le chantre a été formulée par Abdullah Azzam» – un Palestinien membre des Frères musulmans. C'est lui qui, dans un texte du début des années 1980, invente le concept d'armée internationale destinée à venir en aide aux musulmans du monde entier. Intitulé Al-Qaida al-sulbah, «la base solide», ce texte inspirera la création par Oussama Ben Laden du groupe Al-Qaida, «la Base».

Argent et chefs de guerre

Durant la guerre menée par la résistance afghane contre les Soviétiques avec l'aide de volontaires musulmans étrangers (1980-1988), Abdullah Azzam exerce une influence décisive sur le jeune idéaliste qu'est encore Oussama Ben Laden. Mais après le retrait soviétique, quand les Afghans commencent à se battre entre eux, les deux hommes se rangent dans des camps opposés: Abdullah Azzam soutient le commandant Massoud, Oussama Ben Laden s'allie avec son rival Gulbuddin Hekmatyar. Protégé des Américains durant la guerre, ce fondamentaliste soutient aujourd'hui l'insurrection contre la présence occidentale en Afghanistan. Les enquêteurs suisses supposent qu'il pourrait être mêlé à la mort d'Abdullah Azzam dans un attentat à la voiture piégée, en 1989.

L'examen d'un compte ouvert à la banque Paribas de Lugano par la société Al-Taqwa révèle «des transferts d'argent au profit de Gulbuddin Hekmatyar», selon une ordonnance rendue par le Ministère public de la Confédération.

Les perquisitions chez les dirigeants d'Al-Taqwa ont aussi exhumé une lettre qui ressemble à la liste de courses d'un groupe combattant islamiste: «Former notre jeunesse sur un plan intellectuel/ bazooka/ mitraillettes/ bombes de tout type/ usines de munitions/ TNT/ […] anti-gaz toxiques/ bombes toxiques/ dispositif sans fil/ station radio miniature/vêtements/ nourriture/ médicaments/ grosses sommes/ aide des tribus/ haut-parleurs/jumelles […].»

Ces éléments ne démontrent pas que les dirigeants d'Al-Taqwa ont sciemment soutenu le terrorisme. L'enquête ouverte sur eux en novembre 2001 a d'ailleurs été classée le 31 mai dernier. En revanche, ils trahissent la proximité historique entre les Frères musulmans – qui se définissent comme modérés et pacifiques – et les groupes islamistes armés.

Cette relation avec les militants du djihad a été encouragée par Yousouf al-Qaradawi, principale référence idéologique de la mouvance inspirée par les Frères. Séduit par l'idée de brigades internationales capables de secourir militairement les musulmans, il écrivait en 1990: «Le Mouvement islamique devrait être bien informé sur tous ces groupes [djihadistes]. Il devrait avoir une forme de présence dans leurs directions et dans leurs rangs. Il doit aussi travailler sans cesse à leur unité et leur solidarité.»

Cette idée a été mise en pratique de plusieurs façons. Durant la guerre de Bosnie, des organisations humanitaires proches des Frères ont employé des membres de la Gamaa Islamiya, le groupe terroriste égyptien responsable du massacre de Louxor, en 1997, où 36 Suisses avaient trouvé la mort. Au Soudan, le leader islamiste Hassan al-Tourabi, un ancien Frère musulman, a offert l'asile à Oussama Ben Laden et ses partisans au début des années 1990. Le Soudan était alors un Etat islamiste soutenu par les Frères au niveau international.

Faut-il en déduire que les Frères musulmans et le Mouvement islamique qui s'est formé autour d'eux sont responsables des attentats du 11 septembre? Les enquêteurs suisses ne vont pas aussi loin. Il y a quelques mois, l'un d'eux confiait au Temps que les Frères avaient certainement été horrifiés par les attentats de New York et Washington. D'abord parce qu'Oussama Ben Laden est, d'une certaine façon, leur créature et qu'elle leur a échappé. Ensuite parce que les Frères et les groupes apparentés ont été durement frappés par la vague de répression qui s'est abattue sur les islamistes après les attentats, notamment dans le monde arabe.

Le révisionnisme du 11 septembre

De nombreux religieux proches des Frères, notamment Yousouf al-Qaradawi, ont fermement condamné les actions d'Al-Qaida. Mais cela ne veut pas dire qu'ils s'associent à la «guerre contre le terrorisme» lancée par les Etats-Unis.

Le cheikh Qaradawi, par exemple, préconise le «dialogue et la compréhension» face aux militants du djihad, qu'il considère comme des enfants égarés plus que comme des criminels. Selon lui, le pardon accordé à cette «jeunesse armée», quand elle se sera repentie, permettra aux musulmans de retrouver leur unité et de faire face à «tous les complots en voie de réalisation».

En outre, de nombreux responsables islamistes affirment plus ou moins ouvertement que les attentats du 11 septembre sont le produit d'un complot occidental. En Europe, on trouve des livres défendant cette thèse dans certains centres islamiques proches des Frères musulmans. La revue britannique Impact, également proche des Frères, a exprimé ce point de vue ainsi: «Il est tout à fait clair que les atrocités commises le 11 septembre […] n'ont pu avoir lieu qu'avec la connaissance préalable, la planification méticuleuse et l'accord de nombreux individus, groupes et agences à plusieurs niveaux, y compris les plus hauts, des autorités locales et fédérales des Etats-Unis.»

Ce discours ne signifie pas que tous les musulmans qui gravitent dans la sphère d'influence des Frères soient des terroristes en puissance. Aucun expert sérieux ne le prétend. Pour le commissaire belge Alain Grignard, le vrai problème est ailleurs: «Le soutien au terrorisme, c'est un épiphénomène, explique-t-il. Ce qui m'inquiète, c'est le projet de société.»

Désormais bien implantés en Occident, les mouvements issus des Frères musulmans sont-ils capables de s'affranchir des idées traditionnelles, viscéralement anti-occidentales, de leurs prédécesseurs? De la réponse à cette question dépend l'avenir de l'islam européen.

Le livre de Sylvain Besson,

La Conquête de l'Occident, paraîtra à l'automne aux Éditions du Seuil.

 

L'histoire secrète des islamistes en Occident (6 et fin): L'Europe et la difficile quête des «nouveaux islamistes»

OPINIONS

Les héritiers des Frères musulmans jouent un rôle central dans l'émergence d'un islam à l'occidentale. Leur vision du monde, qui reste empreinte de traits totalitaires, peut-elle devenir compatible avec la démocratie? C'est le pari fait par certains gouvernements européens. 

Sylvain Besson

Publié samedi 9 juillet 2005 à 02:01

 

Pour qui veut contempler le visage de l'islam européen d'aujourd'hui, assister au grand rassemblement annuel du Bourget, près de Paris, est un must absolu.

Chaque printemps, dans de vastes hangars loués pour l'occasion, l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) convie des dizaines de milliers de fidèles à sa réunion annuelle. On y trouve une impressionnante accumulation d'articles «islamiques»: disques de groupes religieux, vêtements branchés pour jeunes musulmans, livres et produits alimentaires hallal.

Une foule très diverse se presse dans ce bazar géant: intégristes aux longues barbes et pères de famille moustachus, pratiquantes voilées et jeunes femmes laïques qui s'intéressent à la religion, banlieusards de toutes origines et convertis français «de souche».

Cette variété et le succès populaire de la manifestation reflètent l'émergence en Europe d'une identité musulmane dont l'attrait s'exerce bien au-delà du cercle restreint des militants islamistes. Pour certains, ce phénomène offre une chance unique de réconcilier l'islam avec la démocratie. D'autres – dans les rangs de la droite populiste, de la gauche laïque ou des simples citoyens inquiets de la montée du communautarisme – y voient une menace pour l'Occident et son modèle politique fondé sur les libertés individuelles.

Un islam «plus épicé»

Au premier abord, le discours des dirigeants de l'UOIF devrait les rassurer. «Les musulmans de France, citoyens de ce pays, attachés et fidèles à leur pays, ne cherchent pas par leur pratique religieuse à défier la République ou à remettre en cause ses lois. Ils veulent tout simplement vivre leur spiritualité en voulant s'adapter au contexte et rester porteurs de paix et de fraternité», expliquait le président de l'UOIF, Lhaj Thami Breze, lors de la dernière réunion du Bourget.

Ce discours se double d'une volonté affirmée de s'insérer dans le paysage institutionnel français. Le mois dernier, l'UOIF a décidé de rester au sein du Conseil français du culte musulman malgré la féroce rivalité qui l'oppose aux organisations concurrentes, soutenues par le Maroc et l'Algérie. Nicolas Sarkozy, le ministre de l'Intérieur, a favorisé cette décision en intervenant directement auprès des dirigeants de l'UOIF. L'islam «plus épicé» de cette dernière ne le dérange pas, aussi longtemps que l'organisation «ne met pas en cause les lois de la République».

Partout en Europe, les gouvernements doivent répondre à la même question qu'en France: doivent-ils intégrer les organisations islamistes comme l'UOIF – ce qu'a fait Nicolas Sarkozy – ou les rejeter, comme le préconisent divers politiciens, notamment à droite ou à l'extrême droite, des Pays-Bas à la Norvège et à l'Italie du Nord?

Le pari de Nicolas Sarkozy, c'est de «couper» les organisations musulmanes de leurs racines historiques pour les transformer progressivement en structures purement françaises, détachées de leurs liens avec l'Afrique ou le Proche-Orient. Dans le cas de l'UOIF et des groupes apparentés en Suisse, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, ces racines plongent directement dans l'univers autoritaire et secret des Frères musulmans.

Obéissance absolue

L'influence des Frères est bien visible à la réunion du Bourget. À l'entrée du grand marché d'articles religieux, c'est une photo du cheikh Yousouf al-Qaradawi, le maître spirituel du Mouvement islamique, qui accueille les visiteurs. Tout près de là se dresse l'imposant stand du Comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens (CBSP). Selon les autorités américaines, cette structure, également présente en Suisse, a contribué au financement du Hamas, le bras armé des Frères musulmans en Palestine – ce que le CBSP dément. Sur un côté du stand, un écran de télévision diffuse des images très crues de Palestiniens tués par les forces israéliennes. Elles semblent fasciner les jeunes des cités, nombreux au Bourget. Dans une salle voisine, les orateurs invités dénoncent les «injustices occidentales» en Irak et en Afghanistan, un poncif du discours des Frères.

Dans les librairies alentour, on vend de nombreux ouvrages écrits par les idéologues des Frères musulmans, comme leur fondateur, Hassan al-Banna. En novembre 2001, lors de perquisitions visant les dirigeants d'Al-Taqwa, la banque des Frères en Suisse, les enquêteurs avaient trouvé un livre où ses idées maîtresses avaient été soulignées à la main. Un rapport de police les résume ainsi: «Obéissance absolue, engagement sans limite, application, connaissance, comment recruter».

Un autre auteur exposé au Bourget est Sayyid Qutb, l'idéologue des Frères pendu en Egypte en 1966. Fanatisé par la prison et la torture, il a été qualifié de «philosophe d'Al-Qaida» parce que sa pensée radicale a inspiré, entre autres, le groupe terroriste d'Oussama ben Laden. On trouve dans ses livres un mélange de ferveur religieuse, servie par un style élégant, et de virulentes diatribes antisémites et anti-occidentales. Ce qui n'empêche pas ses œuvres d'être diffusées dans les centres islamiques prétendument «modérés» de France, d'Allemagne ou de Grande-Bretagne.

Vers l'État islamique

L'an dernier, le quotidien américain Chicago Tribune a publié de larges extraits d'un manuel destiné aux jeunes militants de la Muslim American Society, vitrine quasi officielle des Frères musulmans aux Etats-Unis. Ce document, dont Le Temps a reçu copie, est révélateur de la permanence des idées de la confrérie dans le monde contemporain. Ses références idéologiques – Qutb, Qaradawi ou Tariq Ramadan – sont issues, à des degrés divers, de la tradition des Frères musulmans.

Le manuel s'ouvre par une introduction aux règles de vie des camps pour jeunes, un ingrédient de base de l'action des Frères depuis leur création. Dans le camp, chaque participant est suivi à tout moment par un chaperon qui doit «s'assurer que son partenaire est à l'heure aux repas, aux lectures et aux autres activités du programme», notamment les prières. L'importance de mener une «vie collective disciplinée» est maintes fois soulignée.

La brochure affirme que les musulmans d'Occident n'ont que trois options: être exterminés dans le cadre d'un nouveau génocide, être assimilés en échange d'une «niche» permettant la pratique religieuse, ou «apporter l'islam en Occident et l'Occident à l'islam». C'est cette voie que les Frères préconisent. Dans ce but, ils utilisent des techniques de «développement personnel» qui ressemblent à s'y méprendre à celles des séminaires d'entreprise. Elles sont utilisées pour former des cadres dévoués et efficaces du «Mouvement islamique».

Si les méthodes de travail ont évolué, le but final demeure invariable: réunifier l'Oumma, la communauté des croyants de par le monde, proposer une «alternative civilisationnelle» à l'humanité et accomplir le «projet de renaissance» des Frères en établissant «l'Etat islamique idéal».

Cette société parfaite est opposée à l'Occident, source d'«oppression» et d'innombrables problèmes: «érosion de la morale, effondrement de la vie de famille, déclin de la communauté, fossé croissant entre riches et pauvres, influence négative et néfaste des médias, corruption internationale et politique […], profits énormes réalisés par les industries de l'alcool, du jeu, de la pornographie, de la drogue, de la mode […].»

Voix dissidentes

Le ton parfois vindicatif de cette littérature n'effraie pas des spécialistes comme l'universitaire français Olivier Roy. Selon lui, la relative radicalité des Frères et de leurs héritiers n'est pas un obstacle à l'intégration de l'islam en Occident: «Au fond, ce que l'on reproche à ces gens, c'est d'être musulmans. Certes, ils ont une stratégie politique. Leur objectif, c'est de constituer un lobby pour négocier avec les autorités, une sorte d'Église islamique européenne. Ils remplacent le djihad [guerre sainte] par la dawa [prédication]. Ils pensent avoir la meilleure religion du monde et veulent offrir une alternative à la décadence du monde occidental. Ils veulent nous convertir – mais les témoins de Jéhovah aussi! Ils sont également très conscients du déclin de l'Orient. Pour eux, un Occident islamisé serait le paradis sur terre.»

D'autres chercheurs voient dans l'émergence du Mouvement islamique en Occident l'avènement d'une génération de «nouveaux islamistes» prêts à intégrer la démocratie, les droits de l'homme et la modernité dans leur système de pensée.

Mais le discours traditionnel des Frères, qui demeure très politisé et anti-occidental, ne fait plus l'unanimité au sein du mouvement. En Europe et aux Etats-Unis, certains activistes critiquent les méthodes conspiratrices des Frères musulmans traditionnels, leur hostilité envers l'Occident et leur militantisme politique. «Beaucoup de gens parmi les Frères musulmans pensent à l'ancienne mode», estime Iman Elkadi, une Américaine dont le père, Mahmoud Abou Saoud, était un Frère musulman de haut rang. «Ils pensent qu'ils doivent tout contrôler, que leur chemin est juste et que c'est le seul possible. Moi, je crois qu'il faut simplement vivre comme des musulmans et la vérité finira par s'imposer d'elle-même.»

D'autres fidèles, souvent recrutés hors du milieu des exilés arabes, expriment la même idée: ils souhaitent pratiquer une religion «normale», débarrassée du discours révolutionnaire des Frères et acceptée en Occident au même titre que les autres religions.

Cette métamorphose a déjà commencé. Pour qu'elle soit complète, les héritiers des Frères devront rompre avec certains modes de pensée de leurs prédécesseurs, par exemple en condamnant clairement le terrorisme (même en Palestine), en admettant que les droits de l'homme s'appliquent aussi aux musulmans et en renonçant à la vision paranoïaque de l'Oumma persécutée par les «Croisés».

Si cette transformation aboutit, les Occidentaux les plus hostiles aux islamistes reconnaîtront peut-être la justesse de certaines de leurs critiques sur le monde moderne. Elles sont bien exprimées par ce passage d'un livre de Sayyid Qutb: «Les hommes sont aujourd'hui habités par le souci et la peur, le déséquilibre et l'anxiété. […] En fait, le vide et l'anxiété croissent à mesure qu'augmentent leur bien-être matériel et les agréments de leur vie. Ce vide intérieur poursuit l'homme comme un affreux fantôme. L'homme le fuit, mais il le rattrapera inévitablement.»

Le livre de Sylvain Besson, La Conquête de l'Occident, paraîtra en octobre aux Editions du Seuil.

 

Un membre suisse de FIOE invite un orateur non accueilli aux États-Unis

 

Par gmbwatch sur 15 octobre 2009 du quotidien

Le membre suisse de la Fédération des organisations islamiques d'Europe (FIOE) a annoncé qu'il tenait sa 17e assemblée annuelle et avait invité un érudit bien connu des Frères musulmans qui avait quitté les États-Unis après la suspension de sa demande de citoyenneté. Selon le rapport :

L’Union Suisse Musulmane, membre de la Fédération des organisations islamiques d’Europe, organise sa 17ème assemblée annuelle du 16 au 18 octobre 2009 sous le titre «Vers une famille stable». Elle a par conséquent invité un groupe de Des érudits renommés de la da'wah… A cette occasion, la réunion abordera de nombreuses questions relatives aux relations familiales et sociales, afin de développer le statut de la famille musulmane en Europe, conformément aux directives de la Fédération des organisations islamiques en Europe qui a spécifié 2009. comme l'année de la famille.

Le Dr. Salah Sultan (alias Solah Sultan, Sallah Sultan) était l’un des érudits identifiés . Le Dr Sultan avait quitté les États-Unis après avoir reçu des articles de presse négatifs dans les médias américains qui avaient amené les autorités à suspendre sa demande de citoyenneté américaine et avaient été transférés à Bahreïn en 2007 , comme indiqué dans un message précédent . Le CV en ligne du Dr Sultan indique qu'il est ou a été membre de plusieurs organisations américaines et européennes importantes des Frères musulmans, dont le Conseil européen pour la recherche sur la fatwa et la recherche , le Conseil américain du Fiqh et l' Université islamique américaine . Ce résumé exprime également la vision du Dr Soltan: «Vivre heureux. Mourir martyr. ”Un autre précédentLe poste a discuté de certaines déclarations du Dr. Sultan, y compris une apparition à la télévision saoudienne au cours de laquelle le Dr. Sultan a affirmé que les Etats-Unis avaient planifié les attaques du 11 septembre comme prétexte pour terroriser le monde et féliciter le confident d’Oussama ben Laden, Abd Al-Majid Al-Zindani . Un récent rapport de MEMRI TV a identifié des commentaires virulents antisémites et anti-américains tenus par le Dr. Sultan à la télévision égyptienne à la fin du mois de décembre.

La Swiss Muslim Union est probablement la LIGUE DES MUSULMANS DE SUISSE (LMS) regroupant d’autres associations islamiques suisses et faisant partie de la plus grande Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS). Le préfixe rabita dans le nom de domaine LMS suggère une connexion à la Ligue musulmane mondiale (MWL). Un journaliste suisse a rapporté que le LMS est associé à la MWL et reçoit un soutien financier de l'Arabie saoudite. 

 

Divers rapports indiquent que le LMS est proche de Hani et de Tariq Ramadan , les petits-fils du fondateur des Frères musulmans. Le congrès annuel de LMS 2005 a attiré l'attention des médias à la suite d'une invitation lancée au prédicateur égyptien Wagdy Ghoneimà qui les autorités suisses ont refusé l'entrée au pays. M. Ghoneim est un membre du clergé égyptien qui a été expulsé volontairement des États-Unis, craignant que ses discours passés et sa participation à des activités de collecte de fonds ne soutiennent les organisations terroristes. Connu pour ses discours antisémites, MEMRI a également rendu compte des propos de M. Ghoneim diffusés à la télévision Al-Jazeera, qui louaient le Jihad violent et critiquaient les États-Unis et l’Europe comme des nations «sans Dieu».

 

Islamisme (6/6): Il n’y a pas un, mais deux Al Qaida

 28 Juin 2017

 https://www.investigaction.net/fr/islamisme-66-il-ny-a-pas-un-mais-deux-al-qaida/

GRÉGOIRE LALIEU / MOHAMED HASSAN

 

L’islamisme, un concept fourre-tout? Dans le livre Jihad made in USA, Mohamed Hassan distingue cinq courants différents aux intérêts parfois contradictoires. Ce sixième et dernier extrait est consacré à la mouvance dite « jihadiste ». 

Voir le premier extrait sur les traditionalistes

Voir le second extrait sur les réactionnaires.

Voir le troisième extrait sur les Frères musulmans

Voir le quatrième extrait sur les islamo-nationalistes

Voir le cinquième extrait sur Sayyd Qutb



Vous avez dit que la pensée de Qutb allait trouver un certain écho en Arabie saoudite, bastion du wahhabisme. Mohamed Qutb, le frère de Sayyid, aurait compté parmi ses étudiants Oussama ben Laden et Ayman al-Zawahiri. La pensée de Qutb a-t-elle inspiré Al-Qaïda ?

Certainement. On voit donc que les Frères musulmans et les jihadistes partagent un socle idéologique commun.

 

Mais ils ne sont pas d’accord sur tout. Zawahiri a rédigé un réquisitoire particulièrement sévère à l’encontre des Frères, estimant que la solution politique était une traîtrise.

C’est principalement sur la méthode que les Frères musulmans   et les jihadistes ne sont pas d’accord. Sinon, ils poursuivent le même objectif. Leurs cadres viennent des mêmes milieux : petite bourgeoisie, propriétaires terriens, commerçants, etc. Et leur principal ennemi, ce sont les États nationalistes et laïcs du monde arabe. Cet ennemi passe avant même les puissances impérialistes. Si bien que pour combattre les premiers, ils n’hésitent pas à s’allier aux seconds.

 

Comme en Afghanistan dans les années 80 où la CIA encadrait les jihadistes ?

Oui. Cette guerre d’Afghanistan illustre la théorie du « Rollback » mise sur pied par les États-Unis dans les années 50. Pour le président Eisenhower et son secrétaire d’État, John Foster Dulles, il ne suffisait plus de contenir la montée du communisme dans le monde, il fallait aussi renverser les gouvernements qui étaient proches de l’Union soviétique. C’était le cas du gouvernement afghan à la fin des années 70.

La technique a été appliquée avec brio en Afghanistan où la CIA a enrôlé la jeunesse musulmane pour non seulement renverser le gouvernement afghan mais aussi pour précipiter la chute de l’Union soviétique. Le principal artisan de cette habile manœuvre était Zbigniew Brzezinski, véritable responsable de la politique étrangère de la Maison-Blanche. De l’aveu même de Brzezinski, l’idée derrière l’encadrement des jihadistes afghans était de lâcher des moustiques pour forcer une intervention de l’ours soviétique. « Nous ferons de l’Afghanistan le Viêtnam des Soviétiques », professait Brzezinski.

 

Et les jeunes musulmans étaient sensibles aux sirènes de la CIA ?

La propagande tournait à plein sur ce  thème  :  renverser,  au nom de l’islam, un gouvernement laïc donc impie. Ce message a trouvé un certain écho pour plusieurs raisons. Tout d’abord, bien qu’ils n’aient pas de représentation officielle en Afghanistan, les Frères musulmans étaient présents à l’université de Kaboul où ils diffusaient leur idéologie. Les renseignements pakistanais étaient au courant et le voyaient d’un très bon œil.

En Afghanistan, les Frères ne se contentaient pas de contrer l’influence soviétique sur les campus. Ils participaient également  à la destruction de toutes les infrastructures mises en place par le gouvernement en matière d’éducation, du droit des femmes, etc. C’était une entreprise très réactionnaire. Elle a créé un terreau propice à l’arrivée de wahhabites tels que Ben Laden qui ont pu introduire leur religion arriérée dans le conflit afghan.

 

Les combattants ne venaient pas seulement d’Afghanistan mais affluaient d’un peu partout. Comment l’appel a-t-il rencontré un tel succès ?

Les Frères musulmans avaient préparé le terrain en Afghanistan mais la CIA et ses alliés ont recruté partout dans le monde arabe et même en Occident. L’Arabie saoudite et son réseau de mosquées se sont révélés d’une aide précieuse.

Pour comprendre pourquoi autant de jeunes ont répondu à l’appel, il faut aussi regarder ce qui s’est passé dans le monde arabe durant les années qui ont précédé cette guerre d’Afghanistan. Pour se débarrasser du nationalisme arabe, les marionnettes de la région ont enclenché un processus d’islamisation. Parallèlement, elles menaient une politique d’ouverture économique qui avait conduit à l’appauvrissement d’une grande partie de la population. Vous aviez donc dans le monde arabe tout un tas de jeunes désœuvrés qui ne connaissait rien à la lutte des classes mais à qui l’on n’avait parlé que de Dieu et de la charia. Non seulement ils n’avaient  rien à perdre mais, lorsqu’on les invitait à se battre pour Allah, le message les touchait directement au cœur.

Par ailleurs, les gouvernements locaux ne voyaient pas d’un mauvais œil que ceux qu’ils considéraient comme des jeunes sauvages et desquels ils ne savaient que faire partent au casse-pipe au nom d’Allah.

 

L’Occident n’était pas non plus réticent à l’idée visiblement…

C’était déjà le cas dans les années 80 pour l’Afghanistan et ça l’est encore aujourd’hui par rapport à la Syrie. Les gouvernements occidentaux n’empêchent pas ces jeunes de partir mais s’inquiètent qu’ils reviennent. Autrement dit, ces jeunes considérés comme des moins que rien sont juste bons à mourir sur le champ de bataille. Pour nos dirigeants, c’est une manière utile de se débarrasser d’eux.

 

On répète souvent qu’il n’y a pas de profil type pour ces jeunes européens partis faire le jihad en Syrie. Il y a eu des convertis de familles relativement aisées, des Arabes issus de quartiers populaires, des musulmans qui pensaient participer à une action humanitaire, d’autres qui se sentaient l’âme de révolutionnaires…

Il y a tout de même un point commun à ces combattants, quelque chose qui les relie d’une certaine façon aux autres jeunes du Moyen-Orient : leurs gouvernements sont incapables de leur offrir des perspectives d’avenir. En Occident, nos dirigeants les ont persécutés, frustrés et discriminés. Et, au final, ils les emploient comme chair à canon pour leurs guerres. C’est une honte !

 

Revenons à l’Afghanistan. Dans les années 80, les États-Unis y ont donc soutenu des jihadistes ?

C’était pour les États-Unis ce qu’ils appellent une « alliance temporaire ». L’ennemi de mon ennemi est mon ami… temporairement ! Dès que l’Union soviétique est tombée, Washington a fait sauter les bouchons de champagne et a quitté l’Afghanistan plus vite qu’elle n’y était y arrivée. Évidemment, les États-Unis n’avaient pas imaginé les conséquences d’une telle opération.

Après avoir vaincu les Soviétiques, Oussama Ben Laden se sentait capable de tout. Il a créé une nouvelle organisation, Al Qaïda, avec pour objectif de libérer tous les pays musulmans par la voie du jihad. Pour les raisons que je viens d’évoquer, le mouvement a trouvé de nombreux adeptes parmi les jeunes musulmans.

Encore faut-il relativiser ce succès au regard du nombre total de musulmans sur la planète. Aujourd’hui, les médias étant ce qu’ils sont, les Occidentaux croient qu’un dangereux terroriste sommeille dans chaque musulman. La réalité est moins terrifiante et moins vendeuse évidemment. Au regard du milliard  et demi de  musulmans  qui  vivent  leur  religion  paisiblement,  ceux qui tombent dans le terrorisme représentent une part relativement insignifiante.

 

Pourtant, les médias n’arrêtent pas de nous parler d’Al Qaïda. L’organisation serait ou aurait été partout dans le monde.

Certes, l’appel des jihadistes a pu rencontrer quelques adeptes un peu partout dans le monde musulman. Mais du côté des médias, on tend à faire un amalgame de tous les mouvements ou même des actes jihadistes. Au-delà de l’aspect sensationnaliste et du caractère idéologique de cette propagande, il y a une autre raison à cela. Un phénomène particulier s’est en effet produit avec Al Qaïda. Ces dernières années, il suffisait qu’un terroriste fasse sauter une bombe quelque part dans le monde et se revendique de cette organisation pour que l’on fantasme sur la puissance de son réseau. Vous auriez vous-même pu envoyer des enveloppes avec un peu de farine à l’intérieur puis poster une vidéo sur YouTube pour que les médias s’excitent sur la présence d’Al Qaïda en Belgique…

Remarquez d’ailleurs que le nom « Al Qaïda » signifie « la base ». Au fil des années, elle est devenue une espèce de socle commun  à une myriade de mouvements éparpillés partout dans le monde, des Philippines au Mali en passant par le Yémen ou le Caucase.

 

On peut rajouter la Libye et la Syrie aux pays que vous mentionnez, deux pays qui étaient dans le collimateur de l’Otan. Trente ans après la première guerre d’Afghanistan, l’Occident a-t-il noué une nouvelle alliance temporaire avec Al-Qaïda ?

Selon moi, il faut distinguer deux Al-Qaïda. La première, celle d’Oussama Ben Laden, voyait plus loin que le bout de son nez. Cette organisation-là, après avoir combattu l’Union soviétique, pensait pouvoir s’attaquer à une autre superpuissance : les États- Unis.

 

 

L’implication de l’Union soviétique était évidente dans le cas de l’Afghanistan. Mais pourquoi Al-Qaïda s’est-elle attaquée aux États-Unis par la suite ?

Dans leur stratégie guerrière, les jihadistes distinguent deux ennemis : le proche et le lointain. L’ennemi proche, ce sont les gouvernements locaux dirigés par de mauvais musulmans selon la vision de Sayyid Qutb qui a inspiré les jihadistes. L’ennemi lointain, ce sont les grandes puissances qui collaborent avec les ennemis proches.

Après la guerre d’Afghanistan qui a entraîné la chute de l’Union soviétique survint la première guerre du Golfe en 1990-91. Saddam Hussein avait envahi le Koweït et ses troupes se trouvaient aux portes de l’Arabie saoudite. Oussama Ben Laden a alors proposé à la famille royale de lever une armée mais les Saoud ont préféré jouer la carte de l’allié US, autorisant les GI à stationner dans le royaume pour mener leur opération Tempête du Désert. Pour Ben Laden, c’était une injure. Les Saoud ouvraient grand les portes des terres saintes de l’islam à l’armée des États-Unis ! Dans leur célèbre communiqué de février 1998, Ben Laden et Zawahiri disent très clairement : « Depuis plus de sept ans, les États-Unis d’Amérique occupent les terres d’islam dans les plus saints des lieux, la péninsule arabique, pillant ses biens, commandant ses chefs, humiliant son peuple, terrorisant ses voisins et tentant de transformer ses bases dans la péninsule en bases destinées à combattre les peuples musulmans voisins. »

Plus que jamais, les Saoud apparaissaient donc comme un ennemi proche aux yeux des dirigeants d’Al Qaïda. Mais ils avaient aussi compris que cet ennemi proche tirait sa force du soutien que lui apportaient les États-Unis, un ennemi lointain. C’est donc là qu’il fallait frapper.

 

En quoi la seconde Al-Qaïda que vous mentionnez est-elle différente ?

Les anciens cadres, comme Ben Laden ou Zarqawi, ont été éliminés par les États-Unis. Aujourd’hui, il y a selon moi une autre Al-Qaïda qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne et qu’il faut démystifier. Ce n’est plus une organisation, c’est seulement un logo qui regroupe des mouvements fragmentés comme le front Al- Nosra et toute une myriade de petites organisations qui se battent entre elles en Syrie ! Ce sont plus des groupes terroristes que de véritables organisations pourvues d’une idéologie. Il apparaît aussi que cette nouvelle Al-Qaïda a délaissé son combat contre les ennemis lointains pour s’attaquer à des ennemis proches bien choisis, à savoir les États nationalistes arabes comme la Libye et la Syrie ou les dirigeants chiites d’Irak.

 

En janvier 2014, le nouveau leader d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, appelait les groupes impliqués en Syrie à cesser immédiatement de se battre entre eux. Il ajoutait également qu’il fallait s’unir contre « l’ennemi laïc et confessionnel, soutenu par les forces des rafidhites (chiites) safavides (en référence à l’Iran), ainsi que la Russie et la Chine. » Il semble que les ennemis lointains ne sont pas oubliés, mais plutôt qu’ils ont changé…

Selon moi, ce  revirement  relève  d’un  choix  tactique.  Après  les attentats du 11 septembre, les États-Unis se sont engagés  dans la guerre contre le terrorisme. Ils ont porté un coup dur à l’organisation d’Al-Qaïda. Aujourd’hui, en changeant leur fusil d’épaule, les jihadistes ne s’offrent pas seulement du répit, ils peuvent aussi compter sur le soutien des États-Unis et de leurs alliés régionaux. De leur côté, ces derniers ont la possibilité de faire tomber des gouvernements ennemis sans devoir envoyer leurs troupes.

 

Un retour à la méthode afghane des années 80 ?

C’est la même technique en effet. D’ailleurs, l’artisan du piège afghan, Brzezinski, est aujourd’hui encore un proche conseiller d’Obama. En une dizaine d’années, les néoconservateurs ont ruiné les  États-Unis avec leurs  guerres  d’Afghanistan  et d’Irak. Ces expéditions militaires ont coûté beaucoup d’argent mais n’ont pas apporté les résultats escomptés. L’image des États-Unis a également été sérieusement écornée dans le monde et, sur le plan intérieur, le président US serait incapable de vendre une nouvelle intervention militaire à ses électeurs.

D’où ce changement de stratégie. Obama opère un retrait tactique d’Afghanistan et d’Irak mais, en réalité, c’est une opération très formelle, car les États-Unis disposeront toujours de bases militaires dans ces pays. Il faut également ajouter tous les mercenaires privés qui sous-traitent des missions pour le Pentagone. Malgré tout, Obama a pu « vendre » ce soi-disant retrait, se présenter comme un pacifiste et obtenir un Prix Nobel ! Il n’a pas pour autant tourné le dos à la stratégie de domination mondiale menée par ses prédécesseurs. Il ne pourrait d’ailleurs en être autrement car  la situation pousse inévitablement les États-Unis à défendre bec et ongles leurs intérêts dans le monde. Il y a la crise économique, l’émergence de nouvelles puissances comme la Chine et la Russie, le passage d’un monde unipolaire à un  monde  multipolaire… Une situation qui tend à faire tomber les États-Unis de leur rôle hégémonique et à les ramener au rang de puissance régionale.

Ce que Washington n’est pas prêt à accepter. Ses multinationales ne le tolèreraient pas, elles ont besoin de continuer à profiter de marchés, de débouchés et de ressources aux quatre coins de la planète. En Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie, Obama continue donc à jouer la carte de l’ingérence, mais plus  subtilement  que  les  néoconservateurs.  C’est  le  retour du « soft power ». Pour déstabiliser les pays ennemis, comme nous l’avons expliqué dans notre précédent livre « La stratégie du chaos », on s’appuie sur des groupes internes plutôt que d’envoyer ses propres soldats.

Les États-Unis n’ont plus les moyens d’intervenir sur le terrain, ils peuvent tout au plus organiser des frappes aériennes. Cependant, si  cela  a  permis  de  faire  tomber  Kadhafi  en  Libye,  ça  reste relativement inefficace comme on le constate avec l’opération lancée contre l’État islamique. Mais ça alimente le complexe militaro-industriel qui pèse beaucoup dans l’économie US. Dans les mois qui ont suivi l’annonce d’Obama sur le bombardement de positions de l’État islamique, les cours de l’action Lockheed Martin ont grimpé de 9,3 %, ceux de General Dynamic de 4,3 % et ceux de Raytheon et de Northrup Grumman de 3,8 %. De fait, durant la première nuit des frappes en Syrie, le 23 septembre 2014, les navires US ont tiré 47 missiles Tomahawk, chacun coûtant près de 1,4 million de dollars !

 

En s’étant appuyée sur des groupes jihadistes en Syrie et en Libye, Washington n’a-t-elle pas joué avec le feu ? En Afghanistan, après la chute des Soviétiques, Ben Laden s’est retourné contre les États-Unis. En Libye, après le renversement de Kadhafi, l’ambassadeur US a été tué dans un attentat. Et en Syrie, on entendait des jihadistes dire : « First Bashar, then Nato ». Ces combattants constituent-ils vraiment de bons alliés ?

Les utiliser, c’est une chose. Les contrôler, c’en est une autre. Comme pour la guerre d’Afghanistan, il s’agit d’une alliance temporaire. De part et d’autre. Les jihadistes ne sont pas comme les islamistes réactionnaires, ce ne sont pas des marionnettes totalement soumises à l’Occident. Certains se demandent parfois pourquoi ils s’attaquent à un pays musulman comme la Syrie plutôt que de s’attaquer à Israël par exemple. Ce n’est pas parce qu’ils sont totalement manipulés par les impérialistes mais plutôt parce qu’ils ont développé une stratégie assez lâche et pas très poussée du point de vue politique.

L’idée d’Al-Qaïda aujourd’hui est en effet de conquérir des États arabes laïcs, plus accessibles que les États-Unis ou Israël, pour gagner en puissance. Selon le chef actuel de l’organisation, Ayman al-Zawahiri, chaque guerre qui se présente est une bénédiction du ciel. Car ces conflits offrent aux jeunes combattants d’Al-Qaïda la possibilité de gagner toute l’expérience nécessaire pour  s’aguerrir et mener ensuite des combats plus importants. Dans son livre « Chevaliers sous la bannière du Prophète », Zawahiri explique comment l’Afghanistan a constitué un terrain d’apprentissage idéal pour ses jeunes soldats. Bien meilleur que West Point ou n’importe quelle autre académie militaire.

Mais c’est une vision politique très limitée. Al-Qaïda s’est attaquée à deux États nationalistes, la Syrie et la Libye, pour monter en puissance, obtenir du soutien et parce que la laïcité dans le monde arabe reste une aberration à ses yeux. Mais ce faisant, les jihadistes mettent la région à feu et à sang et divisent les peuples du Moyen- Orient. Indirectement, ils jouent, eux aussi, donc le jeu du Divide and Rule et contribuent à renforcer la domination occidentale.

 

Vous dites que les renseignements saoudiens ont infiltré les groupes jihadistes pour les manipuler. Pourtant, l’Arabie saoudite a pris des mesures pour sanctionner ceux qui financent le terrorisme islamiste.

Comme je l’ai dit, utiliser et contrôler, ce n’est pas la même chose. En son temps déjà, le prince Turki entretenait avec Ben Laden des relations pour le moins suspectes aux yeux de certains. Dans son livre « Au cœur des services spéciaux », l’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE, Alain Chouet, explique comment les premiers attentats commis par Ben Laden servaient dans une certaine mesure les intérêts du prince Turki, chef des renseignements saoudiens à l’époque. Al Qaïda est officiellement créée en 1998 mais des actions avaient déjà été menées auparavant en Arabie saoudite : des soldats américains et saoudiens blessés par balles, une voiture piégée devant un bâtiment de la garde nationale saoudienne à Riyad ou un camion chargé d’explosifs contre la base américaine de Khobar… À propos de ces attentats, Alain Chouet indique : « Le décryptage politique de ces attentats n’était pas évident. En Arabie même, la plupart visaient en effet soit des implantations de la Garde nationale saoudienne, soit des sites ou du personnel militaire étranger confiés à la vigilance ou à la protection de celle-ci. Or, cette dernière était sous les ordres du prince Abdallah qui n’était encore que le régent, héritier présomptif du trône alors occupé par le déclinant roi Fahd, et qui était vivement contesté par ses frères cadets issus d’un autre lit, le prince Turki, chef des services spéciaux, et le prince Sultan, ministre de la Défense. Tous ces attentats semblaient mettre en cause la capacité de gestion et de contrôle d’Abdallah et susciter aux États-Unis un vif  sentiment de méfiance et de rejet à son encontre. »

Rejetant à juste titre l’idée que le prince Turki ait « fabriqué » Ben Laden, Chouet explique comment le chef des renseignements a pu utiliser Ben Laden par la suite, notamment avec les attentats contre les ambassades US au Kenya et en Tanzanie en 1998. Par représailles, le président Bill Clinton a fait bombarder une usine pharmaceutique au Soudan. On découvrira par la suite que Ben Laden n’avait rien à voir avec cette usine mais le fait est que l’Arabie saoudite avait des différends avec le Soudan qui était ainsi invité à rentrer dans le rang vis-à-vis des Saoud. L’usine appartenait en outre à un homme d’affaires saoudien et produisait des médicaments en concurrence directe sur le marché africain avec des entreprises pharmaceutiques US. Le prince Turki et Washington avaient donc des intérêts communs dans cette prétendue attaque contre Al-Qaïda au Soudan.

 

Et pour les attentats du 11 septembre ?

Le prince Turki a été démis de ses fonctions une semaine avant les attentats du World Trade Center. Selon Chouet, parce que l’Arabie saoudite, comme beaucoup d’autres services de renseignements d’ailleurs, sentait que quelque chose d’important se tramait. Et elle ne voulait pas être directement mise en cause. De fait, même si  le prince Turki a pu utiliser Ben Laden, ce n’était pas sa créature. De son côté, si le leader d’Al Qaïda a pu bénéficier de soutiens utiles, il ne gardait pas moins une dent contre la famille royale. Ben Laden ne reconnaissait aucune légitimité aux Saoud. Il parlait de l’Arabie et non de l’Arabie saoudite. Il incarnait cette bourgeoisie saoudienne qui se sent lésée par la mainmise de la famille royale sur tout le pays et qui voudrait voir des réformes dans le royaume.

Les Saoud savent donc très bien qu’ils doivent prendre garde au retour de flamme lorsqu’ils cherchent à utiliser les jihadistes. Et c’est ce qui se passe maintenant en Syrie. Les renseignements saoudiens, dirigés par le prince Bandar, ont en quelque sorte ressuscité Al Qaïda. Mais cette organisation ne ressemble plus en rien à ce qu’elle était. Selon la volonté des Saoud, elle s’est engagée dans un conflit sunnites contre chiites. L’Arabie saoudite mène en effet une lutte pour la suprématie régionale contre les chiites d’Iran et leurs alliés du Hezbollah, de Syrie et d’Irak. Ce n’est donc pas un hasard si le discours d’Al Qaïda a tellement changé. Avant, elle parlait de chasser la présence américaine  du Moyen-Orient et blâmait les gouvernements arabes qui avaient ouvert grand les portes des terres musulmanes aux étrangers. Aujourd’hui, elle fustige les chiites. Sa propagande religieuse, destinée à recruter des mercenaires, tourne autour des contradictions opposant le sunnisme au chiisme. Elle va pour cela chercher des textes très anciens. Encore une fois, c’est une vision très arriérée, sectaire et très faible du point de vue politique.

 

Est-ce ainsi que vous expliquez l’évolution du conflit irakien ? Après le renversement de Saddam Hussein, une résistance s’était formée pour combattre l’occupant US. Mais ce combat s’est rapidement mué en un conflit confessionnel opposant sunnites et chiites…

Effectivement, c’est une évolution voulue par l’Arabie saoudite et les États-Unis. Une évolution rendue possible par l’entremise de cette nouvelle Al Qaïda. L’Arabie saoudite ne tolérait pas que le nouveau gouvernement irakien soit proche de l’Iran et renforce ainsi l’influence de Téhéran dans la région. De son côté, les États- Unis préfèrent voir la résistance se déchirer plutôt que d’attaquer ses soldats.

Au départ, le plus gros de la résistance irakienne était constitué de baathistes, des partisans de Saddam Hussein. Mais, sous l’effet de la « débaasification » menée par Paul Bremer d’une part et l’arrivée massive de jihadistes venus de pays voisins d’autre part, le noyau baasiste et laïc de la résistance irakienne s’est dissout.   Et la résistance irakienne des débuts est devenue un mouvement islamique infiltré par les renseignements saoudiens et jordaniens. Un mouvement qui n’a aucune vision, il s’emploie juste à tuer. Pour l’année 2014, on compte chaque jour près de 25 morts en Irak ! Voilà le bilan de l’invasion US. Et il y a encore des gens qui osent appeler cette armée à intervenir pour stopper des conflits…

 

Aujourd’hui, ces mouvements jihadistes infiltrés échappent-ils au contrôle  de l’Arabie saoudite ?

Il y a un changement  important en effet. Le prince Bandar qui était à la tête des renseignements saoudiens est considéré comme un parrain du terrorisme islamique. Il a été nommé pour accomplir un objectif bien précis : utiliser les groupes jihadistes pour renverser le gouvernement syrien. Mais c’est un échec. Les jihadistes ne font pas le poids face à l’armée syrienne qui n’est pas tombée dans le panneau de la propagande confessionnelle. Et, malgré des manipulations grossières sur l’emploi d’armes chimiques, ceux qui soutiennent les jihadistes en Syrie n’ont pas pu forcer une intervention de l’Otan pour soutenir les mercenaires en déroute.

Toutes ces manœuvres sans  résultats  ont  fortement  contrarié les dirigeants saoudiens. Le prince Bandar a ouvert une boite de Pandore mais n’a pas atteint son objectif. À présent, la famille royale a très peur de ce que vont pouvoir faire tous ces jihadistes s’ils désertent le terrain syrien. Comme par le passé, ils pourraient se retourner contre les Saoud.

Ces derniers ont donc pris des mesures radicales  pour calmer le jeu. Tout d’abord, le prince Bandar a été viré. Jeté comme un mal propre, il a été prié de boucler ses valises et de quitter le royaume. Ensuite, comme vous l’avez mentionné, une loi est passée pour sanctionner les Saoudiens qui financeraient des réseaux jihadistes. Enfin, Riyad veut également faire revenir tous ses jeunes qui sont partis se battre. Un appel a été lancé. Ceux qui ne rentreront pas dans le délai imparti se verront déchus de leur nationalité. Les autorités saoudiennes ont par ailleurs renvoyé une bonne partie de la main-d’œuvre immigrée pour que les jeunes jihadistes qui reviendraient au royaume puissent se réintégrer correctement en trouvant du travail.

 

C’est un changement radical pour l’Arabie saoudite ! Dans les années 60, pour se prévenir de mouvements sociaux qui commençaient à poindre, ses dirigeants avaient tout bonnement supprimé la classe ouvrière saoudienne en recourant à une main-d’œuvre immigrée. Une particularité rendue possible grâce à l’argent du pétrole. Quant aux travailleurs venus du Pakistan, du Yémen et d’autres pays voisins, ils travaillaient dans des conditions proches de l’esclavage. Aujourd’hui, les dirigeants saoudiens ne craignent-ils pas d’affronter des mouvements sociaux si une classe ouvrière se développe à nouveau ?

Après les années 60, il y a toujours eu une petite classe ouvrière saoudienne mais elle était minoritaire par rapport à la main-d’œuvre étrangère et principalement composée de chiites. Car les Saoud ont toujours craint les mouvements sociaux effectivement. Mais ils craignent encore plus ces jeunes Saoudiens qui se sont engagés dans des mouvements jihadistes et qui pourraient échapper à tout contrôle ! N’oublions pas que les idéologues comme Sayyid Qutb qui ont inspiré ces groupes jihadistes sont très critiques à l’égard de dirigeants musulmans tels que les Saoud. Je ne pense pas que ces derniers craignent vraiment les cadres de cette seconde Al Qaïda qui est une imposture. Mais l’organisation regroupe une multitude de mouvements que même Zawahiri ne peut contrôler. Il n’arrive pas à les empêcher de se battre entre eux en Syrie ! Il ne pourrait sans doute pas les empêcher de s’attaquer aux  Saoud si certains décidaient d’agir de la sorte. D’autant plus que tous ces combattants ont été recrutés sur base d’une propagande jihadiste. On ne les a pas appelés en leur disant : « Nous allons attaquer la Libye puis la Syrie pour faire plaisir à l’Arabie saoudite et aux États-Unis qui nous soutiendront pour accomplir cette mission. » On leur a plutôt parlé de mécréants. Un concept qui a été apposé à Kadhafi puis à Assad et qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Saoud par la suite.

 

Vous parliez d’une alliance temporaire tant du côté des jihadistes que des États-Unis. Nous avons vu quelle stratégie poursuivent les premiers. Qu’en est-il des seconds ? L’opération syrienne ne semble pas rencontrer le même succès que celle menée en Afghanistan dans les années 80…

À court terme, il faut reconnaître que la stratégie des États-Unis est bien pensée. L’utilisation de groupes islamistes entre parfaitement dans les plans des impérialistes pour renverser les États nationalistes arabes qui résistent.

C’est bien pensé, d’autant plus qu’il n’y a pas que dans le monde arabe que cette stratégie peut être activée. Aujourd’hui, près de 15 % de la population russe est musulmane. Si l’on considère le territoire de l’ex-URSS où Moscou exerce toujours une certaine influence, cette proportion devient même beaucoup plus importante dans certaines régions. Les États-Unis pourraient donc recourir à l’intégrisme musulman pour déstabiliser la Russie. D’ailleurs, cette technique avait déjà été utilisée du temps de Boris Eltsine en Yougoslavie, en Tchétchénie et ailleurs en Asie centrale.

La possibilité s’offre aussi pour la Chine qui compte une importante minorité musulmane dans le Xinjiang. C’est même une grande partie de l’Asie qui peut être déstabilisée avec la présence de groupes intégristes en Malaisie, en Indonésie et aux Philippines.

Les États-Unis ont donc une bonne carte à jouer pour poursuivre leur stratégie du chaos : une politique de la terre brûlée qui ne leur permet pas de prendre le contrôle d’un pays et de ses ressources, mais qui empêche les concurrents d’en profiter.

 

Mais le « court terme » ne risque-t-il pas de poser des problèmes à « long terme » ?

C’est différent évidemment. Regardez la Libye… Oui, les impérialistes sont parvenus à renverser Kadhafi. Mais l’État a été détruit par la même occasion. Aujourd’hui, le pays est en proie à des bandes armées qui se déchirent. Et l’expédition militaire de l’Otan a eu des répercussions sur le Mali, forçant une intervention française. L’impérialisme a besoin d’exporter ses capitaux en Libye, de profiter du pétrole bon marché, de trouver des débouchés pour ses entreprises dans la reconstruction nécessaire du pays… Mais là, ce n’est pas du tout possible ! L’Occident a vraiment de gros problèmes avec la Libye.

Washington et ses alliés ont voulu réitérer l’opération en Syrie mais  cela s’est soldé par un échec, le gouvernement  syrien a résisté à l’assaut. Après avoir essuyé un sérieux revers, les jihadistes de l’EEIL sont retournés en Irak et sèment encore et toujours le chaos. Là aussi, l’Occident a semé les graines d’une situation explosive.

Nous pouvons donc constater que la stratégie visant à utiliser les groupes islamistes est certes bien pensée mais aussi très dangereuse. Tout d’abord, elle peut laisser entrevoir des résultats probants à court terme mais rien n’est gagné d’avance pour autant. Kadhafi est tombé, pas Bachar. Ensuite, à moyen terme, l’Occident pourrait se retrouver avec des problèmes encore plus importants à affronter. Combien de temps cela va-t-il encore durer ?

Nous vivons une situation dangereuse et le danger se présente pour l’humanité tout entière. Pas seulement à cause de la Syrie. À travers l’agression de ce pays, l’Occident alimente un conflit plus vaste à l’encontre de l’Iran, de la Russie et de la Chine… Les États- Unis sont une puissance impérialiste déclinante. Le danger est que cet empire s’accroche à sa première place envers et contre tout, plongeant le monde dans un conflit général qui pourrait même devenir nucléaire.

 

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