Crédits Photo : Sébastien
SORIANO/LE FIGARO
Le FigaroVox publie de nouveau cette tribune de Rémi
Brague, parue le 24 mai dernier. Le philosophe, professeur émérite à la
Sorbonne, était alors « perplexe » quand le pape relevait une similitude dans
l'esprit de conquête de l'islam et du christianisme. Une perplexité qui fait
écho aux propos tenus ce dimanche par le pape Français à propos de la violence
islamique et de la violence catholique.
Rémi Brague est un
philosophe français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive.
Membre de l'Institut de France, il est professeur émérite de l'Université
Panthéon-Sorbonne.
Auteur de nombreux
ouvrages, notamment Europe, la voie romaine (éd. Criterion, 1992, rééd. NRF,
1999), il a dernièrement publié Le Règne de l'homme: Genèse et échec du projet moderne (éd.
Gallimard, 2015) et Où va l'histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti (éd. Salvator, 2016).
Les déclarations
publiques du pape François suscitent toujours l'intérêt. L'entretien accordé
par le Souverain Pontife à deux journalistes de La Croix, publié dans
ledit quotidien le 17 mai, contient ainsi une quantité de choses excellentes,
et même réjouissantes. Par exemple, sa conception du rôle que le christianisme
pourrait et devrait jouer envers les cultures, dont l'européenne, ou encore ses
réflexions sur les causes de la crise migratoire et son traitement possible,
enfin son amusante dénonciation du cléricalisme. Il y a là-dedans de quoi
provoquer une réflexion approfondie, et l'on souhaite que nos décideurs en
prennent de la graine.
D'autres points sont
affaire de goût, et le mien ne coïncide pas toujours avec celui du Pape. Ainsi,
nommer sur le même plan Maurice Blondel et Jean Guitton, et plus encore les
deux jésuites Henri de Lubac et Michel de Certeau, me fait personnellement un
peu sourire. Mais rien ne prouve que ce soit mon goût qui soit le bon…
L'idée de
conquête est inhérente à l'âme de l'islam, il est vrai.
Mais on pourrait interpréter avec la même idée de conquête la
fin de l'Évangile de Matthieu, où Jésus envoie ses disciples dans toutes les
nations
Pape François
En revanche, un
passage suscite en moi une perplexité certaine, et c'est celui sur l'islam. Là
aussi, il contient d'ailleurs de très bonnes choses, par exemple sur
l'imprudence arrogante avec laquelle l'Occident a essayé d'imposer son régime
politique à des régions mal préparées. Il est juste aussi de dire que la
coexistence entre chrétiens et musulmans est possible, même si les exemples de
l'Argentine, avec son 1,5% de musulmans, et surtout du Liban, doivent être pris
avec prudence. Tant qu'il s'agit de faire vivre ensemble des personnes, qu'il
est déjà maladroit de réduire à leur seule affiliation religieuse, on a le
droit d'espérer et le devoir d'agir en ce sens.
L'entreprise devient
plus difficile là où l'on compare non plus des personnes, mais des systèmes
religieux considérés dans leurs documents normatifs. De ce point de vue, un
passage des propos du pape François attire l'œil :
« L'idée de
conquête est inhérente à l'âme de l'islam, il est vrai. Mais on pourrait
interpréter avec la même idée de conquête la fin de l'Évangile de Matthieu, où
Jésus envoie ses disciples dans toutes les nations ».
Voici le passage
évoqué :
« Allez donc,
faites des disciples (“mathèteuein”, en grec) de
toutes les nations, baptisant les gens (…), leur enseignant (“didaskein”) à observer tout ce que je vous ai commandé
(Matthieu, 28, 19) ».
Le but du
christianisme est la conversion des cœurs, par enseignement,
non la prise du pouvoir.
On peut appeler « conquête
» la tâche de prêcher, d'enseigner et de baptiser. Il s'agit bien d'une mission
universelle, proposant la foi à tout homme, à la différence de religions
nationales comme le shintô. Le christianisme ressemble par là à l'islam, dont
le prophète a été envoyé «aux rouges comme aux noirs».
Mais son but est la conversion des cœurs, par enseignement, non la prise du
pouvoir. Les tentatives d'imposer la foi par la force, comme Charlemagne avec
les Saxons, sont de monstrueuses perversions, moins interprétation que pur et
simple contresens.
Le Coran ne
contient pas d'équivalent de l'envoi en mission des disciples.
Il se peut que les
exhortations à tuer qu'on y lit n'aient qu'une portée circonstancielle, et l'on
ignore les causes de l'expansion arabe du VIIe siècle. Reste que le mot de
conquête n'est plus alors une métaphore et prend un sens plus concret,
carrément militaire. Les deux recueils les plus autorisés (sahīh)
attribuent à Mahomet cette déclaration (hadith), constamment citée depuis :
« J'ai reçu
l'ordre de combattre (qātala) les gens (nās) jusqu'à ce qu'ils attestent “Il n'y a de dieu qu'Allah
et Muhammad est l'envoyé d'Allah”, accomplissent la prière et versent l'aumône
(zakāt). S'ils le font, leur sang et leurs biens
sont à l'abri de moi, sauf selon le droit de l'islam (bi-haqqi
'l-islām), et leur compte revient à Allah (hisābu-hum ‘alā ‘Llah) (Bukhari, Foi, 17 (25) ; Muslim,
Foi, 8, [124] 32-[129] 36) ».
J'ai reproduit
l'arabe de passages obscurs. Pour le dernier, la récente traduction de Harkat Ahmed explique : « Quant à leur for intérieur, leur
compte n'incombera qu'à Dieu (p. 62) ».
Un vaste examen de
conscience est à l'œuvre chez bien des musulmans, en réaction aux horreurs de
l'État islamique.
Indication précieuse
: il s'agit d'obtenir la confession verbale, les gestes de la prière et le
versement de l'impôt. Non pas une conversion des cœurs, mais une soumission,
sens du mot « islam » dans bien des récits sur la vie de Mahomet. L'adhésion
sincère pourra et devra venir, mais elle n'est pas première. Nul ne peut la
forcer, car «il n'y a pas de contrainte en religion (Coran, II, 256)». Elle viendra quand la loi islamique sera en vigueur. Il
sera alors dans l'intérêt des conquis de passer à la religion des conquérants.
On voit que le mot « conquête » a un tout autre sens que pour le verset de
Matthieu.
Pourquoi insister
sur ces différences ? Un vaste examen de conscience est à l'œuvre chez bien des
musulmans, en réaction aux horreurs de l'État islamique. Ce n'est pas en
entretenant la confusion intellectuelle qu'on les aidera à se mettre au clair
sur les sources textuelles et les origines historiques de leur religion.