Bernard Rougier : « L'islamisme est un projet hégémonique »
Le chercheur montre comment les fondamentalistes, avec la complicité de maires
clientélistes ou de militants décoloniaux, ont imposé leur vision de l'islam.
Propos recueillis par Thomas
Mahler et Clément
Pétreault
Modifié le 03/01/2020 à 11:00 - Publié le 02/01/2020 à 13:01 | Le Point
Islam : "Les groupes islamistes sont des minorités actives", selon un professeur
INVITÉ RTL - Bernard Rougier, professeur à l'Université de Paris 3 Sorbonne est
spécialiste de l'islam radical. Il y a quelques jours il a publié "Les
territoires conquis de l'islamisme" aux Presses universitaires de France.
La République peut-elle reconquérir ses quartiers perdus ? C'est la question que
l'on se pose, mardi 18 février, avec la visite d'Emmanuel Macron dans un
quartier de "reconquête républicaine", à Mulhouse. Le président va dévoiler son
plan de lutte contre le séparatisme
islamiste, une nouvelle formule macronienne.
Pour Bernard Rougier, professeur à l'Université Paris 3 Sorbonne, spécialiste de
l'islam radical et auteur de Les
territoires conquis de l'islamisme (Presses Universitaires de
France), lorsqu'on évoque le séparatisme
islamiste, "on évoque une
situation au fond où des groupes cherchent à subvertir les institutions pour
développer une identité propre, un régime dérogatoire, un certain nombre
d'avantages, et en fait, à travers cette formule, c'est la
tentative des islamistes pour s'approprier les musulmans, parler
en leur nom, créer un collectif et au fond en finir avec la citoyenneté
française universaliste pour créer des groupes politiques."
Pour le professeur, "en réalité, il y a une très grande majorité de nos
compatriotes qui sont musulmans, pratiquants ou pas pratiquants, une foi
individuelle spirituelle, ou ceux qui vont à la mosquée le vendredi, etc... Il
y a une très grande diversité, et les groupes islamistes sont des minorités
actives."
Ce qui permet aux islamistes d'occuper des quartiers, "c'est précisément leur
capacité à avoir des ressources, à être connectés à des lieux au Moyen-Orient, à
prétendre dire la vérité sur l'islam, à exploiter donc toutes les ressources
locales, à créer ce que j'ai appelé des
écosystèmes autour de la salle de sport, de la mosquée,
de la librairie islamique, de la sandwicherie halal, c'est d'essayer de
contrôler déjà dans l'espace la population et, encore une fois, pour parler en
son nom."
Mais l'individu qui va chercher son sandwich n'est pas un islamiste désigné, le
type qui va à la salle de sport y va parce que ça va lui faire du bien et, qui
plus est, être croyant n'est pas contre les lois de la République. Cependant,
pour Bernard Rougier : "Dans des lieux de socialisation, ces lieux-là vont être
des lieux d'influence, des lieux de diffusion d'un certain discours ou de certaines
pratiques en rupture avec la République, et en rupture avec le pacte
républicain."
ParRENE LEVY 10 OCTOBRE 2019
Propos recueillis par Thomas
Mahler et Clément
Pétreault
https://www.bnvca.org/bernard-rougier-les-territoires-conquis-de-lislamisme/
Publié le 09/10/2019 à 12:14 | Le Point
Bernard Rougier Professeur
à la Sorbonne-Nouvelle et directeur du Centre des études arabes et orientales
(CEAO).
Il est l’un de nos meilleurs spécialistes du djihad et du salafisme. Professeur
à la Sorbonne-Nouvelle et directeur du Centre des études arabes et orientales
(CEAO), Bernard Rougier publiera à la rentrée une enquête choc, « Les
territoires conquis de l’islamisme » (PUF), qui décrypte comment les réseaux
islamistes se sont tissés dans des communes de banlieue. En avant-première pour Le Point,l’universitaire
évoque les ressorts de cette stratégie de conquête, mais fustige aussi les
« dénégationnistes » qui n’ont voulu voir dans la radicalité islamique qu’un
phénomène psychologique ou sectaire et non pas une idéologie. Entretien.
Le Point : Après
l’attentat commis par Mickaël Harpon, votre collègue Gilles
Kepel a évoqué dans Le
Figaro un « tournant majeur », car l’intérieur de la Préfecture était
censé être un bastion. Êtes-vous du même avis ?
Bernard Rougier : C’est
effectivement un tournant majeur, mais je ne suis pas surpris. Avec Gilles
Kepel, nous avions observé au sein des services de sécurité la présence de
personnes originaires du Maghreb capables de prononcer des formules religieuses
inattendues dans des établissements publics… On observe une porosité des
influences religieuses dans leur manière de voir les choses, et parfois même de
s’exprimer. Il m’est aussi arrivé d’entendre un fonctionnaire de police
prononcer la formule, qu’on appelle l’eulogie, « que
le salut et la bénédiction de Dieu soient sur lui », proférée
lorsqu’on évoque le prophète de l’islam… comme si un fonctionnaire chrétien
évoquait « notre très sainte Église » ou « notre très saint Seigneur Jésus-Christ ».
Ces fonctionnaires ne sont évidemment pas islamistes, mais on constate des
influences locales venues du quartier qui transparaissent inconsciemment dans
leur manière de voir ou de faire. A l’inverse, on a aussi le cas de
fonctionnaires franco-algériens qui ont été confrontés au problème islamiste
dans les années 1990, et qui sont, eux, très lucides sur le phénomène. Il y a
donc des fonctionnaires vaccinés par leur fréquentation du phénomène islamiste
et qui en veulent aux Français qui, sous le couvert du respect des différences
et de l’affirmation de l’identité culturelle, font preuve de tolérance envers
l’islamisme. Et d’autres qui, dans leurs catégories de pensée, sont influencés
par l’univers du quartier.
Mais Mickaël Harpon ne correspond à aucun de ces profils, c’était un converti
d’origine antillaise.
Depuis une vingtaine d’années, des entrepreneurs religieux ont pris le pouvoir
sur l’islam et tentent d’enrôler dans leur conception les catégories les plus
vulnérables de la société. S’il y a un complexe, une frustration liée à la
difficulté de l’intégration économique, à la couleur de peau ou à toute
fragilité, cela peut faire l’objet d’un travail de resocialisation religieuse.
C’est ce qui se passe dans les quartiers et grandes banlieues d’Europe,
comme à Gonesse, où habitait Mickaël Harpon. Il y a un ciblage des quartiers,
dans des lieux qui sont des friches industrielles où les solidarités anciennes
ne jouent plus. Les entrepreneurs religieux, au nom d’une idéologie, vont créer
un collectif musulman et penser la relation avec la société française dans un
rapport d’hostilité systématique. Tout ce qu’on dira sur cet attentat sera
d’ailleurs converti en « ils
font l’amalgame » et « ils attaquent l’islam ». C’est tragique. La
solution ne pourra venir que de l’intérieur, quand une opposition franche sera
faite par des musulmans qui diront : « Tu
n’as pas le droit de m’enrôler en ton nom. » Il faut que des
penseurs, athées ou non, viennent les affronter sur le terrain en leur disant
qu’ils ne se reconnaissent pas dans cette vision. Et pas nécessairement des
intellectuels qui publient au Seuil ou chez Gallimard.
L’infiltration dans les services de l’État est-elle un projet politique ou
relève-t-elle de l’opportunisme ?
Certains sites djihadistes recommandent par exemple aux étudiants de s’inscrire
dans des doctorats en sciences sociales, car il faudrait infiltrer l’université.
Il s’agit de connaître l’ennemi en entrant dans les lieux de pouvoir
institutionnel ou intellectuel. C’est théorisé. Mais un Mickaël Harpon, je
pense, relève plus d’un effet d’opportunisme, quelqu’un qui a changé dans son
comportement. L’enquête nous le dira.
Comme après l’attentat commis à Strasbourg par Cherif Chekatt, tout le monde a
voulu voir dans le geste de Mickaël Harpon l’acte d’un fou.
C’est encore une fois le déni. On ne veut pas voir. Il faut pourtant étudier la
microhistoire. Chaque fois, il y a une histoire, des réseaux qui agissent
localement. Derrière la demande légitime de construction de lieux de culte, par
exemple, il y a un projet de reprise en main des populations. Pour une fois, les
islamistes sont d’accord avec les gouvernements autoritaires des pays du Sud,
qui ne veulent pas que les musulmans s’intègrent réellement. Le risque pour eux
est de voir ces musulmans devenir une classe moyenne capable de s’opposer aux
régimes non démocratiques. C’est pour cela que ces populations sont enfermées
dans l’altérité, invitées à ne pas développer des formes d’islam privatisé et
individualiste qui se détournerait des normes.
Vous dirigez un livre choc, « Les territoires conquis de l’islamisme », qui
sortira en janvier aux PUF. « Territoires conquis », vraiment ?
Nous avons enquêté sur les écosystèmes islamistes. Il y a quatre forces
dominantes. Les Frères musulmans, les salafistes, le mouvement tabligh et les
djihadistes. Gilles Kepel, Hugo Micheron ou moi insistons sur la dimension
collective et sociale du djihadisme. Tous les éléments de cet écosystème
islamique ne sont bien sûr pas djihadistes, mais tous les djihadistes sont
passés par cet écosystème qui a nourri leur vision du monde, avec notamment
l’idée que l’Etat français est intrinsèquement « islamophobe ».
Ce système alimente une culture du ressentiment. Une frange minime passe à
l’action violente et bascule dans le djihadisme en tirant la conclusion de ce
que dit cet écosystème de la société française. Dans la plupart des communes
d’Ile-de-France, tout comme au Mirail, à Toulouse, ou à Roubaix, on retrouve les
mêmes caractéristiques : la mosquée, la librairie islamique, la sandwicherie
halal, la salle de sport… Il y a une mise en résonance de ces lieux
emblématiques pour créer une identification collective en rupture avec la
société. C’est une sociabilité irriguée par les réseaux religieux qui diffusent
des visions du monde : ne pas prendre de douche dénudée dans les vestiaires, ne
pas serrer la main aux femmes, ne pas avoir d’ami juif ou chrétien, bref,
produire des rappels religieux pour que le quartier reste conforme à la norme
religieuse et respecte les catégories du pur et de l’impur. La France, son
histoire, ses institutions, sa sociabilité relèvent de l’impur. La laïcité est
mauvaise pour eux, parce qu’ils ont décidé de la supprimer. Toutes les variantes
de l’écosystème s’entendent pour la dénoncer à longueur de prêche, de rap, de
livres… Il y a une imitation des premiers musulmans et des conquêtes des
premiers temps de l’islam. On se réfère à des temps imaginaires où l’islam
s’assumait comme conquérant. Les djihadistes prolongent ce récit héroïque,
transposant le langage en acte et l’imaginaire en réalité.
En matière de recherche, on a fait des analyses bidon, en parlant de phénomène
“sectaire” ou en privilégiant la psychologie. »
Y a-t-il eu un déni des pouvoirs publics en France ?
Incontestablement, de la part des politiques, des hauts fonctionnaires et des
universitaires. Ce phénomène islamiste n’a pas été étudié en France, alors qu’il
a frappé les sociétés moyen-orientales et maghrébines depuis quarante ans. On
avait les modèles iranien, algérien ou égyptien, avec des processus
comparables : des populations mises en réseaux par des associations qui ont
quadrillé et tissé des liens sociaux. La même chose s’est reproduite en Europe
depuis vingt ans. C’est curieux d’avoir décrété qu’il y avait une coupure
épistémologique entre les deux rives de la Méditerranée. Comme si ce qui s’est
passé au Caire ne pouvait pas se passer en France ! Sur le plan de la recherche,
on a ainsi fait des analyses bidon, en parlant de phénomène « sectaire » ou
en privilégiant la psychologie. On a surreprésenté la part des convertis, qui
représentent probablement 10 % des djihadistes. On avait pourtant les moyens de
faire des analyses sociologiques et idéologiques, il fallait se pencher sur les
réseaux de socialisation transnationaux qui ont implanté dans nos banlieues des
manières de voir le monde à la façon du Moyen-Orient. Aujourd’hui, il est un peu
tard pour s’en rendre compte…
Avec Gilles Kepel, vous aviez fustigé il y a quelques mois les
« dénégationnistes ». Qui sont-ils ?
Y a-t-il une alliance entre les islamistes et l’extrême droite qui ne voient
dans les musulmans qu’une masse homogène ?
Les milieux identitaires et les milieux islamistes sont d’accord pour dire que
l’islamisme, c’est l’islam. Or il faut toujours distinguer l’islam comme
religion et l’islam comme idéologie. Dans le cadre de notre étude, on parle d’un
islam idéologique. Les salafistes, dans leur travail de diabolisation de la
société française, redéfinissent le lien social et justifient un entre-soi
radicalisé. Les salafistes produisent une violence symbolique dans la société
et, même s’ils récusent la politique institutionnelle, à l’inverse des Frères
musulmans, ils produisent malgré tout du politique. Notre système français
repose sur une dimension libérale, à savoir la démocratie, et sur une dimension
républicaine, le bien commun. Les islamistes utilisent la dimension libérale
pour nier la dimension républicaine. Ils opposent à la République un bien commun
islamique, qui remplace la fraternité et les formes de solidarité nationale.
Edouard Philippe a évoqué lundi une « sécession insidieuse » devant le
Parlement.
C’est la première fois que le gouvernement prend la mesure du phénomène. À
travers cette expression, Edouard Philippe reconnaît que ce ne sont pas des
dérives individuelles, des trajectoires cabossées, mais qu’il y a bien une
dimension collective et sociologique. Au moins, c’est une prise de conscience.
Mais sera-t-elle durable ?
Modifié le 03/01/2020 à 09:16 - Publié le 03/01/2020 à 09:00 | Le Point
https://www.lepoint.fr/societe/le-coran-leur-a-dit-de-rester-chez-elles-03-01-2020-2355973_23.php
COMPTES RENDUS DE LA CE COMBATTRE LA RADICALISATION ISLAMISTE
- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Bernard Rougier, professeur à l'université Sorbonne Nouvelle -
Paris 3
Mme Nathalie Delattre, présidente. -
Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de
M. Bernard Rougier, professeur des universités à la Sorbonne Nouvelle et membre
senior de l'Institut universitaire de France.
Vous êtes un spécialiste de l'islam radical auquel vous avez consacré de
nombreux travaux. On peut notamment citer ceux qui sont consacrés au djihad et
au wahhabisme. Vous allez publier un livre sur les Territoires conquis de
l'islamisme, qui met en avant l'idée qu'une révolution salafiste a eu lieu
dans nos territoires. Cela intéresse tout particulièrement notre commission
d'enquête et nous sommes impatients de connaître votre analyse.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait
passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard
Rougier prête serment.
M. Bernard Rougier, professeur à l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. -
Merci de m'accueillir. On a assisté à une révolution salafiste qui s'est imposée
dans le monde musulman et en Europe au cours des trente dernières années, soit
en une génération. Pour résumer les choses en une formule, je dirais que l'on
est passé des pères, aux frères puis aux fils. Les pères, les chibanis, sont
arrivés en France pour travailler dans les années 1970 et 1980. Les Frères
musulmans ensuite sont apparus avec l'affaire du voile en 1989 et l'émergence de
l'Union des organisations islamiques de France (UOIF). Enfin, il y a les
enfants, qui sont salafistes.
Le terme salafiste dérive de l'arabe salaf, qui signifie
« les ancêtres », les premiers musulmans. L'idée sous-jacente est de revenir à
l'islam des origines. Il s'agit évidemment d'une idée fantasmée, car, comme pour
toutes les religions, la question des origines constitue un angle mort, et on ne
sait pas ce qui s'est passé. Mais c'est une manière de prendre le pouvoir sur
l'islam en affirmant connaître sa nature originelle et donc son message
authentique. Le référent salafiste confère une légitimité de l'origine, au plus
près du message de Mahomet. C'est l'immersion dans un imaginaire, celui du Coran
et, surtout, celui des hadiths, ou dits prophétiques, ces paroles ou
gestes attribués à Mahomet et rapportés au fil des âges. Au travers de cette
survalorisation de l'islam des origines se manifeste une survalorisation des
premiers temps, des conquêtes, de la violence. Cet imaginaire procède par
identification, à tel point que ceux qui commettent des actes terroristes
s'inscrivent eux-mêmes dans ce grand récit. Le lexique de la tradition islamique
et de l'origine est tellement riche que chaque mot peut s'appliquer à une
situation actuelle, même si, évidemment, le contexte était différent à l'époque.
Tout l'enjeu pour les salafistes est ainsi de superposer le texte avec un
référentiel contemporain pour affirmer une rupture, une norme, etc.
Comment le salafisme s'est-il imposé ? Il faut tout d'abord évoquer la fin des
empires, notamment ottoman, et la naissance des États modernes. Ces derniers
entraînent l'émergence d'une bureaucratie et les religieux deviennent des
fonctionnaires. Cela marque la fin des communautés intellectuelles qui
réfléchissaient sur la jurisprudence et l'élaboraient. Paradoxalement, cette
évolution a eu pour conséquence de changer le sens de la charia, la « voie » en
arabe : initialement, celle-ci signifiait faire le bien, servir l'islam, mais ne
comportait aucune prescription normative. Avec la création de l'État moderne,
les islamistes vont relire la charia à la lumière des catégories du code
Napoléon et considérer qu'elle doit s'imposer de manière impersonnelle,
obligatoire, générale, à tous les individus qui vivent en « terre d'islam ». Ce
passage dans la modernité étatique, à l'ère du marché et de la bureaucratie
impersonnelle, a provoqué la fin de l'islam des communautés locales et de
l'islam individuel, maraboutiques et affectifs.
Il faut aussi évoquer des causes stratégiques. La première est l'émergence de
l'Arabie saoudite qui a récupéré le wahhabisme. Au milieu du XVIIIe siècle,
la tribu des Al Saoud s'allie avec le prédicateur Mohamed Ibn Abdelwahhab. Cette
prédication était peu écoutée - jusqu'au XXe siècle, on l'appelait,
d'ailleurs, la prédication du Najd, du nom d'une région d'Arabie centrale. Elle
entendait revenir à l'origine et à la pureté de l'islam, éradiquer le culte des
esprits ou des bétyles. Elle excommuniait le reste du monde et s'opposait à
l'Empire ottoman. Au XXe siècle, Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud,
le fondateur du Royaume proclamé en 1932, a eu l'idée géniale de récupérer le
référent salafiste. Alors qu'il s'agissait, au XIXe siècle, d'un
mouvement de réforme intellectuelle visant à moderniser l'islam et à le rendre
compatible avec l'esprit du temps, celui-ci va alors changer de sens, pour
signifier, désormais, la supériorité de la lettre sur l'esprit. Finalement, au
XXe siècle, grâce au contrôle du pèlerinage de la Mecque et à
l'enrichissement lié au pétrole, la prédication wahhabite prend un tour plus
universel et se diffuse, non plus comme prédication du Najd, mais comme
prédication salafiste à vocation universelle.
Il faut aussi évoquer le pacte conclu entre les militaires et les religieux,
dans les années 1990, pour sortir de la guerre civile en Algérie. Des militaires
racontent qu'ils larguaient par hélicoptère, au-dessus des maquis, des tracts,
signés par des oulémas saoudiens, pour inviter les membres du Groupe islamique
armé (GIA) à rendre les armes. En échange, les religieux se voyaient reconnaître
un rôle dans l'espace culturel et religieux algérien. Ce pacte a été soutenu par
les militaires, avant d'être approuvé par M. Bouteflika, sans avoir l'agrément,
apparemment, du ministère des affaires religieuses et des biens religieux
algériens. Ce pacte a eu pour effet de déliter le pacte républicain, car le
salafisme s'accompagne de ruptures.
On doit également souligner le rôle de relais joué, dans la diffusion de ce type
d'islam, auprès des communautés maghrébines, notamment des ressortissants
franco-marocains, des imams envoyés en France et payés par l'État. Ils ont eu un
rôle majeur dans la diffusion de ce référentiel salafiste, qui a été adopté par
tous les courants de l'islam en France. Avec mes travaux, menés avec mes
étudiants dans les prisons et les quartiers, je veux montrer qu'il existe un
écosystème islamique ou islamiste et qu'au cours des trente dernières années
l'islamisme a pris, très largement, le contrôle de l'islam de France. Les imams
ne sont pas tous islamistes, mais une grande partie d'entre eux le sont. Les
composantes de l'islamisme, l'islam comme idéologie, sont les Frères musulmans,
les groupes qui se réclament explicitement du salafisme, le mouvement du Tabligh
et les djihadistes. Si ces groupes sont en compétition pour contrôler l'offre
d'islam dans un quartier, un territoire ou une prison, ils se retrouvent quand
il s'agit de se définir par rapport et en opposition à la société française.
Tous partagent ainsi une même détestation de la laïcité.
Grâce à mes étudiants, issus des quartiers concernés et hostiles à l'islamisme,
j'ai pu étudier, pendant trois ou quatre ans, les prédications et les cours
donnés dans les mosquées de plusieurs départements d'Île-de-France. Les
présidents de ces associations s'affichent bien volontiers aux côtés du député,
du sénateur et du préfet ! Il en ressort pourtant que l'on y enseigne qu'il ne
faut pas serrer la main d'une femme, qu'il ne faut pas s'asseoir sur une chaise
sur laquelle une femme se serait assise, qu'il ne faut pas choisir ses amis
parmi les juifs et les chrétiens, qu'il ne faut faire allégeance qu'à des
musulmans, etc. Il s'agit d'extrapolations dérivées des hadith et qui
sont surtout enseignées dans les cours. On retrouve ces prescriptions dans tous
les groupes.
Le groupe du Tabligh, qui a son centre à Saint-Denis, prône une réislamisation
un peu folklorique à l'image du prophète. Il organise des sorties de prédication
de trois jours, quarante jours, voire trois mois. Ce mouvement se dit apolitique
et fait partie du Conseil français du culte musulman (CFCM), mais il prône une
logique de la rupture.
Chaque mouvement a son style particulier, mais une dialectique s'instaure entre
ces groupes : on s'aperçoit que le Tabligh prépare souvent le terrain au
salafisme, notamment pour ceux qui sont en quête d'une « science » plus forte et
plus convaincante, qui donnerait plus de place aux textes - les hadith -
et moins aux personnalités - les cheikhs. Quand le Tabligh est présent
dans une mosquée, il y a de très fortes chances pour que, quelques mois ou
années plus tard, les salafistes aient pris leur place. C'est presque mécanique.
Les Frères musulmans nous réaffirment, après chaque attentat, qu'ils respectent
les lois de la République. Eux aussi ont été déstabilisés par la révolution
salafiste. Ils sont à l'origine de l'Alliance citoyenne, organisatrice du happening du
21 mai à Grenoble. Cette action est sociale - nettoyer les immeubles, faire
fonctionner les ascenseurs, etc. -, mais aussi religieuse.
Le collectif contre l'islamophobie va aussi me tomber dessus, comme instrument
d'intimidation juridique.
Quant au prédicateur, il est le plus souvent salafiste et extrêmement
conservateur.
On observe donc un réseau avec des tâches bien réparties, entre deux types de
groupes salafistes : ceux, majoritaires, qui refusent le jeu institutionnel, et
ceux qui sont des groupes de pression quasi politiques, avec des élus dans des
listes souvent de gauche comme à Aubervilliers et qui assument leur objectif de
conquête de l'espace institutionnel et leur stratégie de pouvoir local.
Le lien entre salafisme et wahhabisme, c'est la notion de pureté, d'unicité
divine, le taw?îd. Si vous votez, si vous adorez un joueur de foot, si
vous aimez la littérature de Flaubert ou de Balzac, vous trahissez Dieu. Le
principe de l'unicité divine devient un principe de mobilisation permanente.
Nous avons étudié les trajectoires de socialisation d'une petite cinquantaine de
femmes emprisonnées, de 20 à 40 ans, prévenues ou condamnées pour djihadisme. La
plupart d'entre elles avaient d'abord été salafistes avant de basculer dans le
djihadisme. L'une d'entre elles avait arrêté l'école en classe de quatrième,
mais nous a expliqué dans un texte de dix pages mêlant l'arabe et le français
- un bon français, sans fautes d'orthographe - en quoi le djihad était un devoir
conforme aux prescriptions divines. Le salafisme et le djihadisme ont eu la même
fonction de resocialisation intellectuelle que l'école.
Des débats houleux agitent le monde universitaire pour savoir si le salafisme
favorise le djihadisme ou s'il s'agit d'une communauté tout à fait inoffensive.
Dans plus de 90 % des cas, le parcours de ces femmes a prouvé qu'il existe une
socialisation salafiste qui s'est ensuite projetée vers le djihadisme.
Dans certains territoires, on assiste à une superposition des espaces religieux,
professionnel, résidentiel, voire ludique et de loisirs. La norme - l'autorisé
et l'interdit, le pur et l'impur - devient alors dominante et forme une
frontière invisible. On ne peut plus alors échapper au contrôle collectif. C'est
ce qui se passe dans le quartier du Mirail à Toulouse - il est très difficile
d'échapper à ce contrôle et à cette homogénéisation, sauf à déménager - ou dans
la ville de Molenbeek en Belgique. Cet écosystème ne permet pas la dissidence.
Ces structures respectent le cadre de la loi - sauf peut-être sur la question de
l'égalité entre les hommes et les femmes -, mais créent un écosystème
idéologique, au sein duquel une partie de leurs partisans les plus radicaux sont
prêts à passer à l'action violente.
J'ai pu, via un journaliste américain, avoir accès au contenu du
téléphone portable d'Abdelhamid Abaaoud, un des terroristes du 13 novembre.
Outre les images lamentables de son pick-up transportant des cadavres de l'armée
syrienne libre, on y trouve également la reprise de slogans dénonçant
l'islamophobie et le racisme, notamment ceux du Collectif contre l'islamophobie
en France (CCIF). En effet, les discours dirigés contre la France, réputée
islamophobe, légitiment la logique de la rupture.
Comment expliquer le continuum et l'hybridation que l'on constate entre
les milieux criminels et Daech ? Pourquoi d'anciens trafiquants deviennent-ils
membres de l'État islamique ? Depuis longtemps, une partie des idéologues de
Daech considère que faire du trafic de drogue, braquer une banque, etc., tant
que ces actions ne sont pas tournées contre l'islam, est acceptable, car c'est
déjà une forme de lutte contre l'État mécréant qui contribue au djihad. En
devenant militant déclaré ou militant hybride, on fait oeuvre de rédemption. Des
profils comme celui de Mohammed Merah ou de Sabri Essid sont issus de ce monde
criminel, ne l'ont jamais quitté et ont vécu dans les deux systèmes. On présente
souvent, à tort, Mohammed Merah comme un loup solitaire, c'est oublier qu'il est
le produit de cette socialisation locale.
À travers des études de cas, ma thèse est de montrer le rôle central de cette
socialisation et la volonté d'un certain nombre d'entrepreneurs religieux de
parler au nom de l'islam et de contraindre les autres à se ranger à leur
définition.
Le récit sur la guerre d'Algérie est particulièrement préoccupant : il
révélerait la vérité sur l'État français, raciste et structurellement
islamophobe. On observe alors des points de rencontre entre islamistes
- fréristes ou salafistes - et intellectuels de gauche anticolonialistes, de
Paris VIII par exemple, qui n'ont pas vraiment d'ancrage populaire, mais qui
vont dans les quartiers pour prétendre parler en leur nom.
Certains islamistes, proches d'Al-Qaida ou des Frères musulmans, vont chercher
dans le discours savant, voire universitaire, les catégories de pensée pour
délégitimer l'État : même les mécréants montrent que celui-ci est violent, dénué
d'autorité et qu'il ne faut pas le reconnaître. Tel est le constat que je peux
dresser.
Mme Nathalie Delattre, présidente. -
Vous parlez de la pénétration du système par l'islam politique ; vous affirmez
que ce dernier est en train de basculer sur la majorité. Ce phénomène est-il
quantifiable ?
M. Bernard Rougier. - Les
travaux que nous avons menés sont qualitatifs et non quantitatifs, mais, dans
chaque terrain dont ma petite équipe a entamé l'exploration - Argenteuil,
Aubervilliers, Sevran ou Tremblay-en-France -, nous avons constaté à peu près
les mêmes phénomènes, à des degrés divers : un ancrage frériste très puissant à
Tremblay-en-France, fréro-salafiste à Aubervilliers, plus salafiste à
Argenteuil, encore plus à Champigny, où l'un de mes étudiants pratique
l'observation participante.
Nous nous sommes demandé, entre autres, comment les prédicateurs rédigeaient
leurs sermons du vendredi ou leurs leçons. Il s'avère que c'est par répétition.
Nous sommes décrits, traduits, décodés en termes religieux à travers des cours
suivis au Yémen, en Égypte ou en Arabie saoudite. Parfois, ces hommes utilisent
leur cahier d'étudiant, de retour de leur séjour, durant lequel ils ont acquis
un excellent niveau d'arabe, mais conservent un mauvais français, ce qui n'est
pas important à leurs yeux puisqu'il s'agit de la langue de la mécréance, et
nous décrivent en termes religieux réprobateurs, passant d'une langue à l'autre
pour inclure ceux qui ne parlent pas arabe. La légitimité de la parole est
fondée sur l'origine et passe donc par la maîtrise d'un arabe religieux appris
dans la péninsule arabique. Cet effet d'autorité se retrouve partout : tous ceux
qui veulent disposer d'une structure de socialisation convaincante adopteront ce
vocabulaire et cette vision des choses.
En sociologie, on sait qu'une idée, un habit ou un comportement a d'autant plus
de chance d'être accepté qu'il est confirmé par une diversité de sources. Or
ici, le cheikh de quartier, le cheikh du bled, les résultats des recherches sur
Google et les savants saoudiens disent la même norme, c'est donc bien la norme,
c'est cela l'islam.
Nous n'avons pas vu que le 11 septembre avait provoqué des interrogations parmi
les jeunes générations sur ce qu'est l'islam. Elles ont trouvé la réponse dans
ces différentes sources, et, ainsi que notre ouvrage va l'illustrer, dans la
littérature : les librairies islamiques proposent en effet une offre salafisée.
Tous les livres sur l'islam y sont des traités de droit, concernant les
relations entre les hommes et les femmes, le mariage, le commerce, l'esclavage,
les chiites, etc., qui disent ce qui est permis et ce qui est interdit et
précisent le châtiment qui attend le pécheur dans l'au-delà. Le religieux
devient donc un système de normes. Tout ce qui relève de la spiritualité, du
soufisme ou d'une vision intellectuelle, on le trouve à la Fnac, mais pas dans
les librairies islamiques.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio,
rapporteure. - J'ai enseigné à Argenteuil. Vous évoquiez le 11 septembre, je
sais que cette journée a fait basculer les choses dans les banlieues. Dès le 12,
j'ai entendu des propos inimaginables dans mon lycée.
J'ai trois questions. Disposons-nous, selon vous, d'un arsenal juridique
suffisant pour lutter contre cet islamisme, qui assigne des individus à
résidence et provoque le séparatisme de la République ?
Que pensez-vous du CCIF, qui mène un djihad judiciaire contre ceux qui
osent parler ? La moindre parole critique s'expose à des procédures judiciaires
démentes lancées par cette organisation. J'en ai été victime, comme beaucoup
d'autres.
Quel est votre avis sur la porte ouverte que la France ménage à la Ligue
islamique mondiale ? Son secrétaire général, qui est un ancien ministre d'Arabie
saoudite, a été reçu à Lyon pour inaugurer une mosquée, ainsi qu'au palais
Brongniart en septembre, et il était présent ce week-end pour rendre hommage au
père Hamel. On reçoit donc cette organisation gangrénée par les Frères musulmans
avec beaucoup d'honneurs. La France se rend-elle compte qu'elle se fait piéger ?
M. Bernard Rougier. - S'agissant
de l'arsenal juridique, il m'est difficile de vous répondre : c'est à vous de
décider s'il est suffisant !
J'ai un exemple en tête : le prédicateur de la mosquée Al-Furqan, à Champigny,
dit des choses terribles sur les femmes, mais de manière habile. Il professe
ainsi que la femme doit toujours obéir à son mari, y compris à ses besoins
pressants, et que, lorsqu'elle agit ainsi, il n'y a pas de violence dans le
couple. Au contraire, dans la société mécréante, si les femmes sont victimes de
violences, c'est parce que les hommes sont frustrés. Je garde toutes ces
prédications, car je m'attends à subir un procès. On devrait donc considérer que
cet homme légitime le viol conjugal, milite contre l'égalité des citoyens, etc.,
mais si l'on ferme la mosquée, ses fidèles se diront victimes de l'islamophobie
et continueront à organiser des cours dans les appartements. Nous sommes piégés.
Il y a un autre ordre de réponse envisageable, pour ne pas être répressif, il
faudrait rendre possibles d'autres sociabilités afin de ringardiser ces
comportements. Le problème, c'est que, à chaque fois qu'on le fait, les
prédicateurs vont dans la salle de sport ou dans les espaces où sont les jeunes.
Les tablighis, par exemple, offraient des boissons sucrées aux jeunes qui
jouaient au foot ; à Mantes-la-Jolie, l'arbitre lui-même donne des cours de
théologie après la fin des matchs et les hommes et les femmes sont séparés dans
la sandwicherie. Comment constituer un milieu de vie susceptible de casser cette
vision de l'islam ? C'est impossible. On ne va pas réindustrialiser pour mettre
en oeuvre des solidarités ouvrières, recréer le parti communiste, non plus que
ressusciter les maisons de la culture. Il faudrait un écosystème avec le
ciné-club, le prof dévoué, des étudiants ayant des perspectives, une mobilité
plus grande, moins de chômeurs, afin d'empêcher ces prédicateurs de resocialiser
les individus sur le long terme par un mélange de cognitif et d'affectif.
La pire des situations se produit quand l'écosystème islamique mord sur le
système politique local : à Aubervilliers ou à Tremblay-en-France, voire à
Mantes-la-Jolie, par exemple, il faut passer par la mosquée pour trouver un
logement social ou un emploi dans l'équipe municipale. C'est terrible ! Le
système politique devient alors un instrument de valorisation du réseau
religieux. Une partie de la violence retournée contre les maires me semble ainsi
venir de promesses faites que l'on ne peut pas tenir : une mouvance qui a
apporté au maire les voix nécessaires à son élection fait valoir des demandes
impossibles à satisfaire, ce qui provoque de la violence. Le système politique
local peut donc parfois devenir une ressource pour ces acteurs religieux. Il
faudrait mettre en oeuvre des sociabilités alternatives, dessiner des
perspectives, trouver des solutions, pour sortir les jeunes de ces milieux, les
faire voyager. Pour cela, les préfectures ou le renseignement territorial
devraient au moins être en mesure de pratiquer une lecture fine de l'espace en
question.
S'agissant du CCIF, j'étais à la manif du 10 novembre. J'ai vu, bien sûr, les
étoiles jaunes, mais ce qui m'a le plus choqué, c'est que, durant toute la durée
du cortège, l'homme qui tenait le micro répétait : « nous saluons le rôle des
justes dans cette manifestation ! » On sait bien qui sont ces « justes ». Il en
allait de même des provocations de Marwan Muhammad s'adressant à « ceux qui ne
parlent pas encore l'arabe ».
Mme Jacqueline Eustache-Brinio,
rapporteure. - Sur le trajet de la manifestation étaient indiqués les lieux
où l'on pouvait prier.
M. Bernard Rougier. - Sur
la Ligue islamiste mondiale, le personnage que vous évoquez a un discours
superficiel d'intégration républicaine, qui est pétri de contradictions. Je l'ai
rencontré, il parle aisément d'intégration républicaine, mais lorsqu'on lui
demande à partir de quel enseignement de l'islam, on retrouve les mêmes
éléments : les hadiths et la tradition de Mohammed ibn Abdelwahhab.
Ainsi, affirme-t-il, il n'y aura pas de violence. Or cette version de l'islam
produit de la violence symbolique, contre le non-musulman et contre le musulman
non wahhabite.
Mme Nathalie Goulet. - Vous affirmez
que le préfet, le député, le sénateur, etc. doivent faire une analyse
plus fine de la situation ; je dirais qu'ils doivent en faire une analyse tout
court. À Rouen, par exemple, la mairie a prêté un local à l'aimable
Othmane Iquioussen, Frère musulman bien connu de nos services. J'ai prévenu la
sénatrice du département, qui a prévenu le préfet, qui n'était pas au courant.
Il en va de même des collectes pour les madrasas mauritaniennes ici ou
là.
Comment évaluez-vous les services territoriaux et ceux des préfectures ? Avant
une « lecture plus fine », il faut une lecture tout court ! S'agissant de la
Ligue islamique mondiale, M. Mohamed Abdelkarim Al-Issa combat les Frères
musulmans, tout comme l'Arabie saoudite, ce qui met celle-ci en conflit avec le
Qatar. Je ne dis pas que l'un est mieux que l'autre mais il ne faut pas
confondre.
M. Hugues Saury. - Les salafistes
rejettent tout ce qui éloigne de Dieu. Comment expliquer que des jeunes des
cités quittent ainsi le chemin républicain, celui de l'ouverture aux autres,
pour aller vers une règle religieuse très stricte, c'est-à-dire un chemin plus
aride ?
M. Bernard Rougier. -
Je ne suis pas passé par les préfectures, car je m'en méfiais. J'ai parlé aux
préfets, et leur ai donné des extraits du livre. Certains m'ont accusé,
quasiment, d'avoir produit des faux, ou de m'être appuyé sur des sources
malveillantes. Je n'accepte pas cette mise en cause du travail de terrain qu'ont
mené pendant trois ans mes étudiants : jouer au foot, faire de la boxe, aller
dans des sandwicheries bas de gamme, rentrer à trois heures du matin...
Heureusement que je les ai contournés, car certains préfets ont l'illusion de
contrôler quand ils souffrent d'une méconnaissance dramatique, ce qui explique
qu'ils se soient sentis remis en cause. Le renseignement territorial, qui est
l'outil principal pour comprendre l'évolution du tissu social, fait défaut, il
me semble.
Il y a une rupture générationnelle : les parents sont tenus pour non-musulmans,
athées, ce qui est faux ; simplement, ils ne sont pas salafistes. Dans les
banlieues, tout le monde connaît les annulatifs de l'islam. La socialisation ne
se fait plus dans la transmission familiale - pères absents, mères débordées -,
mais au sein du groupe de pairs, ou groupe primaire : amis de classe, du
quartier, du sport... Les petits terrains de basket, qui n'ont pas été contrôlés
par la Fédération, ont été un lieu majeur de diffusion. Tous les lieux où il y a
du collectif sont stratégiques, et ont été identifiés comme tels par des
islamistes ayant déjà l'expérience acquise dans les pays du sud de la
Méditerranée, ce à quoi nous n'avons pas pris garde. L'apprentissage de l'arabe
joue aussi, comme langue de la vérité religieuse, avec des manuels souvent
saoudiens, qui aboutissent à ce qu'on parle le langage de l'autre pour se dire
soi-même.
M. Hugues Saury. - Mais pourquoi ?
M. Bernard Rougier. -
Pour se faire des amis : pour appartenir à un groupe, il faut observer sa norme.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - La tendance
à l'infiltration de l'islam de France par les salafistes est-elle réversible ?
Certains cherchent à créer des clivages entre Français : allons-nous vers des
clivages géographiques, aussi, avec des secteurs communautaires ?
M. André Reichardt. - Votre approche
est qualitative. Pouvez-vous nous donner des éléments quantitatifs ? L'intitulé
de notre commission d'enquête, qui n'est pas la première sur ce thème, parle
bien du « développement de la radicalisation ». Votre travail approfondi vous
conduit à un propos fort. Comment êtes-vous écouté ? Les assises régionales de
l'islam se sont tenues hier dans mon département, avec une profusion de discours
iréniques. Il est vrai que le dialogue interreligieux est très développé en
Alsace. Il y avait hier le ban et l'arrière-ban de chaque religion. Nous n'avons
rien entendu de ce que vous nous dites, alors que d'après le préfet le Bas-Rhin
est l'un des trois départements les plus atteints par la radicalisation.
Pouvez-vous vraiment vous exprimer ? Que pensez-vous des réponses apportées par
les autorités au développement de la radicalisation ? Comment faire face à ce
phénomène ?
M. Bernard Rougier. -
Le législateur, c'est vous...
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Mais nous
voulons votre avis de chercheur !
M. Bernard Rougier. -
Durkheim disait qu'il fallait des associations pour empêcher la tyrannie de
l'État, et l'État pour protéger l'individu de la tyrannie des associations. Pour
aider ainsi l'individu à s'émanciper contre l'oppression des groupes, il faut
des moyens. Or nous ne sommes que deux ou trois à faire ce travail en France.
Depuis vingt ans, pour des raisons idéologiques, rien n'a été fait sur le
salafisme à Argenteuil.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio,
rapporteure. - Exact.
M. Bernard Rougier. -
Pour ne pas alimenter le Front national, notamment. Résultat : nous sommes
sidérés par la violence physique ou verbale, et le Front national est encore
plus fort. Ce fut donc un mauvais calcul. Mais l'islamogauchisme est très fort,
et j'aurai certainement des procès. J'en ai un, déjà, au Moyen-Orient, avec un
frère d'Hafez el-Assad. J'en aurai d'autres en France - et l'Université ne
m'aidera pas.
Réversible ? Oui, à condition d'occuper le terrain. Or mes collègues passent à
la télévision et publient des livres, ce qui est bien, mais les lecteurs sont
déjà convaincus. Ce soir, une conférence se tiendra à Normale Sup sur les
versets du Coran, qui déconstruit le salafisme : qui ira porter ce travail à la
mosquée Al-Ansar ? Qui dira à ses imams que ce qu'ils disent est faux, et
oppressant ? Les musulmans doivent porter une parole républicaine et
anti-islamiste dans les quartiers - pas à la télévision ! Si nous avons eu tant
de départs vers l'État islamique, c'est que nous avons les quartiers les plus
travaillés par le salafisme. On nous dit que notre laïcité est trop dure : elle
est dure parce qu'ils la détestent, pas l'inverse ! Avec du courage et des
moyens politiques, oui, c'est réversible. Il faut des personnalités
charismatiques capables d'entraîner cette jeunesse, pas des éducateurs dont
celle-ci se moque, et qui sont trop proches de leur public. Or il n'y en a pas.
D'où mon pessimisme.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - En effet...
M. Bernard Rougier. -
Du quantitatif ? Des enquêtes de l'institut Montaigne montrent qu'une forte
proportion de jeunes place les lois de Dieu au-dessus de celles de la
République.
M. André Reichardt. - Ce n'est pas
nouveau.
M. Bernard Rougier. - Absolument.
Il est difficile de mener des études quantitatives. De fait, il apparaît, lors
des actions d'observation participante, d'infiltration, en d'autres termes, que
les jeunes radicalisés ne s'entretiennent ni avec les chercheurs ni avec les
journalistes. Ce qui vient de l'extérieur, de la télévision est filtré
systématiquement par les prédicateurs, qui recodent le message en termes
religieux. Ainsi, s'installent une logique catastrophique du « eux » et du
« nous » et un climat de rupture avec la société, ses médias et ses
représentants politiques.
Mme Gisèle Jourda. - Sénatrice du
département de l'Aude, je réside à Trèbes. Vous avez évoqué les attentats du
11 septembre à New York, pour lesquels un jeune Narbonnais purge une peine de
prison à vie aux États-Unis. À Trèbes, Radouane Lakdim a fait l'objet d'un
accompagnement par les dispositifs sociaux. Il appartenait au club de football
de la commune, occupait un emploi d'éducateur et présentait tous les signes
d'une intégration réussie. Trois jours avant de commettre l'attentat du Super U,
il a fait ses adieux en quelque sorte, comme lorsque quelqu'un envisage de se
suicider.
Imaginez le désarroi des maires qui essayent d'accompagner, d'agir, de soutenir
les jeunes des quartiers. D'aucuns évoquent l'existence de frontières invisibles
au sein des villes. Mais Trèbes, avec 6 500 habitants, ne peut être comparée à
Carcassonne et à ses 45 000 administrés. Nous nous connaissons presque tous ! Il
y a eu, me semble-t-il, une dérive underground de certains quartiers. Le
prosélytisme s'est développé dans les salles de prière, parfois de simples
caves, où les pouvoirs publics ne disposaient d'aucune prise. Comment des
profils comme celui de Radouane Lakdim se sont-ils modifiés ?
Par ailleurs, les femmes radicalisées sont souvent évoquées sous le prisme de
l'oppression et de l'obéissance. Il semble pourtant que certaines aient
davantage d'importance. Quelle est véritablement leur place au sein des réseaux
islamistes ?
Mme Dominique Estrosi Sassone. -
Comment expliquez-vous le déni des pouvoirs publics français ? Le phénomène de
l'islamisme politique existe pourtant dans d'autres pays depuis fort longtemps.
M. Rachel Mazuir. - Vous avez
essentiellement évoqué les quartiers de banlieue parisienne, où résident
notamment des communautés originaires du bassin méditerranéen. L'islamisme
possède également des liens avec la Turquie. Disposez-vous d'éléments sur le
sujet ? À Nantua, nous avons déjà connu les listes communautaires - trois élus
du conseil municipal en sont issus - et je crains que le phénomène ne perdure.
D'autres pays, je pense à la Belgique ou au Canada par exemple, connaissent-ils
des situations analogues à celles que vous décrivez dans votre étude ?
M. Bernard Rougier. - L'islamisme
représente un problème dans les sociétés du Sud. Les gouvernements autoritaires
et les groupes islamistes y ont longtemps partagé un objectif commun : le refus
de l'intégration - souvenez-vous de l'affaire Rushdie - des populations
immigrées en Europe, afin qu'elles ne deviennent pas un levier de
démocratisation dans leurs pays d'origine. Tant que le discours des pays du Sud
sur l'islam ne changera pas, il restera très difficile de lutter efficacement,
en France, contre l'islamisme.
Par une étudiante, j'ai pu connaître la petite amie de Radouane Lakdim. Il
existait indéniablement à Trèbes un milieu favorable à la diffusion de la
doctrine islamiste. De fait, quelques années avant l'attentat, des croix avaient
été brisées, signe de la présence d'un salafisme agressif s'affirmant par des
actions démonstratives. Certains éducateurs appartiennent d'ailleurs à cette
mouvance. L'évolution de Radouane Lakdim n'apparaît donc pas si étonnante.
Mes travaux ont également porté sur d'autres quartiers, notamment de Roubaix, de
Toulouse ou, en Belgique, de Molenbeek. Je préfère, pour ma part, mener des
études qualitatives, qui seules permettent de fournir des explications et de
dresser des hypothèses. À cet égard, la destruction des Renseignements généraux
a considérablement nui à la connaissance des tissus sur le territoire. La
reconstruction est lente et pas encore accomplie.
Le déni des pouvoirs publics n'a rien à envier à celui de l'université. Je m'en
suis trouvé physiquement malade ! Après avoir vécu quinze ans au Moyen-Orient et
côtoyé l'islamisme en Égypte, en Jordanie et dans les camps palestiniens, j'ai
été nommé, en 2015, professeur à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. J'y
ai constaté qu'une partie de mes étudiantes portait un djelbab et que garçons et
filles se séparaient spontanément en salle de cours. Je me suis senti rattrapé
par mon objet d'étude ! La France est influencée par un phénomène régional plus
large. Le film Le ciel attendra constitue, à ce titre, un véritable
scandale ! Après que de jeunes Françaises se sont converties à l'islam sur leur
ordinateur, la câlinothérapie est représentée comme l'unique solution pour
mettre fin à leur violence. Nous avons perdu du temps et des ressources, faute
d'avoir osé nommer le phénomène pour ne pas désespérer les banlieues et par
crainte d'alimenter le discours de l'extrême droite. Finalement, ce sont les
intellectuels et les fonctionnaires algériens, qui ont connu la décennie noire
des années 1990, qui tiennent les propos les plus lucides sur des Français
effrayés par le risque de stigmatisation.
Marwan Muhammad, ancien conseiller au sein de l'Organisation pour la sécurité et
la coopération en Europe (OSCE), a été formé par les Turcs. Il m'apparaît que le
contrôle de la population d'origine arabe de Turquie constitue un objectif du
président Erdogan. Hormis les Kurdes, il contrôle déjà ses concitoyens via le
ministère des affaires religieuses. À l'université Ibn Haldun, créée par son
fils Bilal, l'apprentissage des langues turque et arabe est obligatoire. Deux
millions de Syriens vivent en Turquie et ne rentreront probablement jamais dans
leur pays mais iront notamment en Allemagne. Erdogan va essayer de les
contrôler, afin d'asseoir sa dimension de leader musulman. Émerge ainsi une
nouvelle sensibilité frériste, plus moderne que celle de l'UOIF, mêlant
nationalisme et islamisme et s'appuyant sur des élites bien formées, à l'instar
de Marwan Muhammad. Au cours des dix prochaines années, la Turquie investira les
populations d'origine maghrébine, notamment via l'université précitée.
Erdogan dispose d'un prestige certain dans nos cités, qu'il va tenter de
capitaliser.
Mme Nathalie Delattre, présidente. -
Dans nos territoires, y compris les plus ruraux, nous connaissons tous des
musulmans respectueux de la République et de la laïcité et soucieux de protéger
l'islam de l'islamisme. Disposent-ils des moyens de mener ce combat eux-mêmes ?
Le soutien des pouvoirs publics leur est-il nécessaire ?
M. Bernard Rougier. -
Ils ne peuvent pas le faire seuls et ont besoin de l'aide de l'État. Je pense au
cas de Mohammed Chirani, qui travaille désormais pour l'administration
pénitentiaire : menacé, il a dû quitter Sevran après avoir insulté en langue
arabe les membres de l'État islamique à la suite de l'attentat du 13 novembre
2015. Là où elles habitent, de nombreuses jeunes filles sont l'objet de
remarques lorsqu'elles portent une jupe, et déménagent quand elles le peuvent...
C'est une évidence, il y a de la part d'une partie de nos concitoyens musulmans
une demande d'État et de République, contre les islamistes. Si nous n'y
répondons pas, nous rompons le pacte républicain.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio,
rapporteure. - Vos propos sont essentiels pour l'avenir et, en même temps,
ils posent question. Jusqu'où l'État doit-il intervenir dans un problème
religieux ? Convoquée à participer aux assises départementales de l'islam de
France, j'ai ainsi refusé d'y assister, car j'estime que là n'est pas ma place.
Demander aux préfets de trouver des solutions spécifiques à ces problèmes dans
chaque département, cela va à l'encontre de l'unité de la République.
Le rôle de la République n'est pas de s'immiscer dans les religions. Cela fait
désormais quinze ans que Nicolas Sarkozy a créé le Conseil français du culte
musulman (CFCM), lequel ne fonctionne pas, car les musulmans ne parviennent pas
à s'entendre entre eux pour définir leur ligne.
L'islamisme s'est introduit dans les failles de notre démocratie, ce qui est un
constat amer, douloureux et inquiétant. Et alors que la laïcité est la bête
noire de ses tenants, on entend certains parler de laïcité « ouverte ». Non ! Il
faut parler de laïcité tout court. Ces faiblesses et ces accommodements nous ont
conduits à la situation d'aujourd'hui.
Dans les quartiers, il faut recruter non pas des personnes qui en sont
originaires, comme on a cru bon de le faire pour acheter la paix sociale et ce
qui a favorisé l'enfermement dans ces territoires - nous le payons très
cher ! -, mais des gens de l'extérieur. Et il faut donner une soupape, une
respiration, aux habitants de ces quartiers en leur permettant d'aller voir
ailleurs.
Enfin, si la légalisation du cannabis advient un jour, les islamistes seront
très contents, car la police n'aura plus aucune raison de se rendre dans les
quartiers.
Notre tolérance, qui fait notre force, nous a également aveuglés face à
l'islamisme. Nous devons cependant lutter, même si c'est compliqué, car aucun
quartier ne doit sortir de la République.
M. Rachel Mazuir. - Avez-vous lu le
livre intitulé Ma vie à contre Coran de Djemila Benhabib, qui est un
best-seller outre-Atlantique ?
M. Bernard Rougier. -
Non, et pourtant j'ai lu beaucoup de livres sur le Coran...
Il faut en effet, madame la rapporteure, lutter contre les logiques
d'enfermement. Notre État-nation fait correspondre le territoire, la culture, le
marché et la structure politique mais s'inscrit dans une logique de
mondialisation qui favorise la circulation de la ressource religieuse. Dans ce
contexte, l'État a des difficultés à contrôler son espace. Nous sommes sortis du
système westphalien et la France le ressent d'autant plus douloureusement
qu'elle a représenté le modèle le plus abouti d'État-nation.
Pour lutter contre l'islamisme, nous devons nous appuyer sur les deux versants
de la démocratie moderne, l'un étant libéral - le droit, la liberté - et l'autre
républicain. Une partie des islamistes, notamment les Frères musulmans,
s'appuient exclusivement sur le versant libéral pour faire passer un agenda
communautaire, tout en critiquant ce qui relève de l'histoire nationale, de la
Révolution française, des sociabilités républicaines.
Oublier le versant républicain, comme le font les partisans de la laïcité dite
« ouverte », c'est donner des gages aux islamistes.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio,
rapporteure. - Exactement !
Mme Nathalie Delattre, présidente. -
Merci beaucoup, monsieur le professeur.
Mes chers collègues, nous nous retrouverons le 7 janvier prochain pour la suite
de nos travaux.
La réunion est close à 15 h 50.