INTERVIEW- Recteur
de la Mosquée de Paris et ancien président du Conseil français du culte musulman
(CFCM), Dalil Boubakeur souhaite
que «les mouvements modérés de l'islam» soient plus soutenus.
Publié le 21 juin
2013 à 18:03, mis à jour le 21 juin 2013 à 19:00
Dalil Boubakeur:
«Il est absolument nécessaire et vital que les musulmans se déterminent
nettement par rapport aux problèmes liés à l'intégrisme, à la politisation des
mouvements islamistes en France et aux menées terroristes.» PATRICK
KOVARIK/AFP
LE FIGARO. - Pourquoi refusez-vous de vous présenter pour un nouveau mandat à la
tête du CFCM?
Dalil BOUBAKEUR.
- Sur
la base d'un règlement électoral demeuré inchangé, le scrutin régional des
élections du CFCM a donné une écrasante majorité au Rassemblement des musulmans
de France (RMF). J'en tire donc la conclusion, et je m'interdis de briguer une
présidence. C'est une question de dignité. Je propose à ma place Me Chems-eddine Hafiz.
Il est la personne la plus indiquée.
Une récente
polémique l'opposant aux autorités marocaines sur la question du Front Polisario
ne réduit-elle pas ses chances d'être élu?
Je n'ai pas
d'autre choix. Ce qu'on lui reproche est lié à un dossier qu'il a traité en tant
qu'avocat, donc loin de l'enjeu du CFCM. Et si les organisateurs de l'élection
choisissent un autre président, c'est leur affaire…
Cette crise conduit-elle à l'explosion du CFCM?
Pas du tout! Ce
sont les électeurs issus du système électoral fondé sur la surface occupée par
les mosquées qui ont fait un triomphe au RMF. Pourquoi voulez-vous que la
Grande Mosquée de Paris s'oppose à cela ?
C'est la démocratie. Nous prenons acte.
Est-ce alors une crise institutionnelle?
L'UOIF et
certaines de nos fédérations régionales ne se sont même pas présentées, sachant
que c'était perdu d'avance. Il y a un vrai désenchantement électoral. L'islam ne
peut pas être un parti politique avec des majorités ou des minorités. Le
consensus entre frères doit régner, et non le triomphe des uns et l'humiliation
des autres.
Qu'entendez-vous par humiliation?
Nous sommes
humiliés, et c'est intolérable. Surtout dans un cadre religieux. Non par la
qualité des hommes ou des positions, mais par des critères électoraux numériques
qui ont été pensés par l'administration lors de la création du CFCM.
L'administration a imaginé que plus la surface d'une mosquée est grande, plus
elle a une valeur religieuse. Nous avons toujours dit que ce système de mètres
carrés serait source de conflits entre les nationalités d'origine. Le culte,
c'est la pratique, et non un résultat géométrique!
Allez-vous quitter le CFCM?
Nous
participerons dans la mesure où nous ne serons pas gênés, car nous nous trouvons
dans une structure où quasiment 100 % des gens ne sont pas de notre avis. Mon
retrait peut toutefois donner à réfléchir. Je ne suis pas le seul à contester.
Il faut encore améliorer le système, car il y a un vrai mécontentement général.
Il faut aussi laisser leur place aux nouvelles générations. Et je ne suis pas un
type insupportable qui s'accrocherait pour une gloriole personnelle. Je suis là
pour le service de tous les musulmans.
Le ministère de l'Intérieur semble lui aussi en retrait...
François Hollande comme Manuel
Valls m'ont
toujours dit qu'ils ne voulaient pas réunir les musulmans en les enfermant dans
une salle pour aboutir à une décision. Ce qui revenait à récuser la méthode Sarkozy.
Mais l'administration doit réaliser que l'islam n'est pas une religion comme une
autre, à traiter sous l'angle de la loi de 1905. Le ministre Valls n'a pas pris
en compte la dimension sociétale de l'islam. Il doit voir que la vie des
musulmans de France se détériore et qu'il faut être un bon chimiste pour savoir
comment mélanger les réactifs entre musulmans et société française. Pendant ce
temps les choses se dégradent avec des influences que je dénonce!
Quelles influences?
La communauté
musulmane est travaillée par mille vents et courants d'air. Il y a comme partout
de l'argent qui circule et des recrutements. L'opinion française est négative à
70 % sur l'islam… Il y a donc une hypersensibilisation. Cela finit par créer des
chocs terribles. Il faut au contraire donner de la présence et de l'audience aux
mouvements modérés de l'islam. Or qui allons-nous chercher? Tariq Ramadan! Et
cela impressionne nos ministres et hauts fonctionnaires, qui n'ont aucun sens de
la longue culture de l'islam!
Que faire concrètement?
On nous reproche
toujours le silence et l'abstention devant des problèmes comme l'affaire Merah.
Il est donc absolument nécessaire et vital que les musulmans se déterminent
nettement par rapport aux problèmes liés à l'intégrisme, à la politisation des
mouvements islamistes en France et aux menées terroristes. Il faut rompre avec
le silence des communautés qui demeurent impavides, comme si nous étions
complices. Sans cela, le problème de l'islam restera un problème sécuritaire.
FIGAROVOX/CHRONIQUE - Rémi Brague explore le sophisme qui tend à confondre
toutes les religions dans une même réprobation en projetant sur elles la
violence de l'islamisme.
Publié le 2
février 2018 à 13:10
AFP / Archives
Figaro Histoire
Michel De Jaeghere est
directeur du Figaro Histoire et du Figaro Hors-Série. Dans le Figaro Histoire de
février-mars 2018, il signe sa chronique «À livre ouvert» sur le dernier essai
de Rémi Brague, Sur la religion. À commander
en ligne sur la boutique du Figaro.
Rémi Brague n'a pas de chance, et il doit lui arriver de ressentir comme une
fatalité sa situation. Philosophe, servi par une érudition immense, une acuité
dans l'analyse que colore un regard d'une humanité profonde, il s'efforce depuis
quarante ans d'affiner de manière toujours plus juste et plus subtile nos
connaissances sur l'interaction de la métaphysique et de la culture, la place
des traditions religieuses dans l'essor des civilisations, l'actualité de la
pensée antique et médiévale, les dangers que représentent les ruptures de la
modernité. Venu trop tard dans un monde trop vieux, il doit confronter sa pensée
avec les slogans, les idées toutes faites que répandent à foison des leaders
d'opinion peu curieux de ces subtilités.
La nocivité générale du «fait religieux», sa propension à susciter intolérance,
guerre et persécutions, à maintenir dans l'obscurantisme des peuples qui ne
demanderaient, sans lui, qu'à s'épanouir au soleil de la raison pure et au
paradis de la consommation de masse, fait partie de ces évidences indéfiniment
ressassées. C'est à elle qu'il s'attaque dans Sur
la religion ,
son dernier essai, en montrant qu'elle relève de la paresse intellectuelle ou de
l'ignorance, quand elle ne sert pas de paravent à notre lâcheté: «Pour fuir la
peur que [l'islam] suscite, remarque-t-il, une tactique commode, mais magique,
consiste à ne pas le nommer, et à parler, au pluriel, des religions. C'est de la
même façon que, il y a quelques dizaines d'années, on préférait, y compris dans
le milieu clérical, évoquer les dangers que représentaient “les idéologies” pour
ne pas avoir à nommer le marxisme-léninisme.»
Venu trop tard dans un monde trop vieux, Rémi Brague doit confronter sa pensée
avec les slogans et les idées toutes faites.
Que d'autres religions que l'islam aient été parfois associées à la violence,
Rémi Brague se garde certes de le nier. Que le meurtre et la guerre soient les
inévitables conséquences de la croyance en un Dieu créateur auquel on rende un
culte et qu'on s'efforce de prier dans l'espérance d'un salut qui dépasse notre
condition mortelle, voilà qui demande des distinctions plus exigeantes.
Explorant les relations de ceux que l'on désigne, non sans ambiguïtés, comme les
trois grands monothéismes - le judaïsme, le christianisme et l'islam - avec la
raison, la violence et la liberté, scrutant les textes saints et les fondements
du droit, évaluant les pratiques (le crime d'un adepte n'engage pas
nécessairement sa croyance, s'il l'a commis pour d'autres motifs, ou des motifs
mêlés, ou en violation manifeste de la morale qu'induit la religion injustement
incriminée), il montre au prix de quels amalgames on est parvenu à jeter le
discrédit sur une aspiration qui est au fond de l'âme humaine et dont on a le
témoignage depuis quelque trois cent mille ans.
Dans la multiplicité des pistes de réflexion ouvertes par ce livre
provocateur - au meilleur sens du terme -, l'une des plus fécondes se trouve
sans doute dans la comparaison qu'il risque, après Benoît XVI, des relations
entre foi et raison dans le christianisme et l'islam. Le premier,
souligne-t-il, admet avec Pascal que si la raison permet de pressentir
l'existence d'un Dieu créateur, elle est, seule, incapable d'accéder à des
vérités qui la dépassent. Il lui faut le secours de la grâce: ce qu'on
appelle la foi. Mais le chrétien peut et doit ensuite faire usage de sa
raison pour ce qui relève de son ordre: la connaissance des choses et le
choix des actions conformes à la justice, à l'accomplissement de sa nature,
sous le regard de sa conscience.
Pour le musulman, nous dit-il, c'est l'inverse. L'existence de Dieu a le
caractère d'une évidence, que la raison devrait suffire à attester: cela
rend inexcusable l'incrédulité. La raison est en revanche impuissante à
découvrir par elle-même les comportements que ce Dieu transcendant, muet,
inatteignable attend de sa créature. Elle devra dès lors s'en remettre
aveuglément à la loi qu'Il a lui-même dictée à son prophète dans le Livre où
a été recueillie une parole incréée, irréformable, indiscutable.
La première conception fonde le droit naturel, clé de voûte de notre liberté
face à l'arbitraire, dans la mesure où il déduit, de notre condition de fils
de Dieu, les droits et les devoirs qui s'attachent à la créature. La seconde
justifie l'application - toujours et partout - de règles de comportement
conçues pour des Bédouins illettrés dans l'Arabie du VIIe sièc
le: la charia.
La facilité qui conduit trop souvent, sous couvert de neutralité,
intellectuels et responsables à traiter des différentes religions comme d'un
phénomène interchangeable et, après en avoir utilisé les dérives pour
disqualifier le christianisme, à se les représenter avec ses catégories pour
plaquer sur l'islam des caractères qui lui sont profondément étrangers ne se
révèle plus seulement, à la lecture de ce livre, comme une manifestation de
pusillanimité: bien plutôt comme une utopie mortifère.
Sur la religion ,
de Rémi Brague, Flammarion, 256 pages, 19 €.
Publié le 29 octobre 2017 - par Christine Tasin
Dans son essai Al Andalus, l’invention d’un mythe, Serafin Fanjul déconstruit
le mythe romantique d’un islam éclairé dans l’Espagne médiévale.
Nous avons tous entendu parler d’al-Andalus, mais qui sait précisément ce que
recouvrent ces deux mots magiques ? Un paradis perdu au cœur d’un Moyen Âge
obscur où musulmans, juifs et chrétiens devisaient à l’ombre de la
grande mosquée de Cordoue. Une sorte
d’anti-Daech en somme… Mais les historiens sont méchants. Voilà que le rêve se
dissipe et qu’une autre réalité apparaît. Avec Al Andalus, l’invention d’un
mythe, Serafin Fanjul ne
va pas se faire que des amis, en Espagne évidemment mais aussi en France. «Les
hommes croient ce qu’ils désirent», disait Jules César. Le mythe d’al-Andalus
est calqué sur le désir que naisse ou renaisse ce fameux «islam des Lumières»
que tant d’esprits appellent de leurs vœux. N’a-t-il pas existé dans une
Hispanie conquise au VIIIe siècle par quelques dizaines de milliers de guerriers
arabes et berbères venus d’Afrique du Nord qui créèrent une civilisation inédite
à laquelle coopérèrent les trois religions du Livre?
«Les femmes semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet
état de servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses
(…)»
Averroès, médecin
et philosophe arabe d’origine espagnole
À travers 700 pages d’une terrible précision, Fanjul,
docteur en philologie sémitique, professeur de littérature arabe et ancien
directeur du Centre culturel hispanique du Caire, broie la légende d’un
multiculturalisme précoce et éclairé. Il défait un mythe qui doit beaucoup au
romantisme et à son exotisme de pacotille. Antifranquiste, Serafin Fanjul n’est
pas précisément un militant de l’Espagne catholique. Armé d’une immense
érudition, il s’est intéressé de près à ce que disent les chroniques de l’époque
et les a confrontées aux clichés ambiants. Le résultat est à la fois comique et
salutaire. Car on rit dans ce livre qui n’est pourtant pas facile à lire,
surtout pour nous Français qui connaissons mal l’histoire de l’Espagne. «La
cohabitation de toutes les races et de toutes les religions avait créé une
atmosphère morale pure et exquise (…) il s’agissait de la même civilisation que
celle qui régnait dans la Bagdad des Mille et Une Nuits, mais dépourvue de tout
ce que l’Orient a pour nous d’obscur et de monstrueux. L’air subtil et
rafraîchissant de la Sierre Morena l’avait occidentalisée», écrit
l’arabiste Garcia-Gomez en 1959.
À propos de cohabitation, Fanjul nous
rappelle la longue et fastidieuse liste des tueries de chrétiens sans oublier
les pogroms qui ont essaimé l’histoire d’al-Andalus entre la conquête arabe et
sa reconquête par les rois catholiques qui se termine par la prise de Grenade en
1492. Il nous rappelle ce en quoi consistait le statut de dhimmi pour un
non-musulman : par exemple, ne pas parler à voix haute à un musulman ou ne pas
construire une maison plus haute que la sienne. Al-Andalus, paradis sensuel,
comme se complut à l’imaginer Théophile Gautier ?
Fanjul nous remémore qu’elles étaient les prescriptions d’un islam devenu très rigoriste sous l’influence des Almohades. Interdiction de tous les jeux, notamment les dames et les échecs, prohibition de la musique et relégation des femmes. Les islamistes n’ont rien inventé. Les femmes ?
Voilà ce qu’en dit Averroès qui
fut d’ailleurs mis au ban : «Elles
semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet état de
servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses (…) leur
vie passe comme celle des plantes, au service de leurs maris. C’est de là que
vient la misère qui dévore nos villes, étant donné qu’elles sont deux fois plus
nombreuses que les hommes.»
Al-Andalus, paradis de l’échange interreligieux ? Il y eut, à certaines périodes
et dans certains lieux, des échanges cordiaux mais ils ne furent pas la règle,
plutôt l’exception. Ce dans un monde où les mariages mixtes étaient rares du
fait de l’impureté présumée des autres communautés. «Les
tentatives de rapprochement doctrinal pacifique sont anciennes chez les
chrétiens tandis qu’elles brillent par leur absence chez les musulmans, mais
cela ne signifie pas que les chrétiens aient été fondamentalement meilleurs.» Fanjul fait
preuve dans ce livre d’un esprit voltairien, le sarcasme en moins. Il conclut :
«Ce que l’islam a perdu n’est en rien un paradis originel (…) Que les musulmans
réfléchissent donc et ne nous impliquent pas dans leurs frustrations et leurs
échecs: ce sont les leurs avant toute chose.»
«Al Andalus l’invention d’un mythe», de Serafin Fanjul,
traduit de l’espagnol par Nicolas Klein, L’Artilleur, 708 p., 28 €.
Dans son essai Al
Andalus, l'invention d'un mythe, Serafin Fanjul déconstruit
le mythe romantique d'un islam éclairé dans l'Espagne médiévale.
Par Paul-François
Paoli
Le bataille de Guadalete (ou
de la Barbate) entre le 19 et le 26
juillet 711, gravure du XIXe siècle. ©PrismaArchivo/Leemage
Nous avons tous
entendu parler d'al-Andalus, mais qui sait précisément ce que recouvrent ces
deux mots magiques? Un paradis perdu au cœur d'un Moyen Âge obscur où musulmans,
juifs et chrétiens devisaient à l'ombre de la
grande mosquée de Cordoue. Une sorte d'anti-Daech en somme… Mais les
historiens sont méchants. Voilà que le rêve se dissipe et qu'une autre réalité
apparaît. Avec Al Andalus,
l'invention d'un mythe, Serafin Fanjul ne
va pas se faire que des amis, en Espagne évidemment mais aussi en France. «Les
hommes croient ce qu'ils désirent», disait Jules César. Le mythe d'al-Andalus
est calqué sur le désir que naisse ou renaisse ce fameux «islam des Lumières»
que tant d'esprits appellent de leurs vœux. N'a-t-il pas existé dans une
Hispanie conquise au VIIIe siècle par quelques dizaines de milliers de guerriers
arabes et berbères venus d'Afrique du Nord qui créèrent une civilisation inédite
à laquelle coopérèrent les trois religions du Livre?
Les femmes
semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet état de
servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses (…)
Averroès, médecin et philosophe arabe d'origine espagnole
À travers 700
pages d'une terrible précision,…
L’historien de la philosophie et spécialiste de l’islam a lu l’essai
de Serafin Fanjul.
Dans son
livre, Serafin Fanjul déconstruit ce qu’il appelle le «mythe d’al-Andalus». Sur
quoi repose celui-ci ?
Rémi
BRAGUE.
D’abord,
une précision sur le mot : al-Andalus n’est pas l’Andalousie actuelle, qui est
une des provinces de l’Espagne, correspondant en gros à la vallée du
Guadalquivir, à l’extrême sud de la Péninsule.
Le mot
arabe désigne tout ce qui, à partir de 711, y est passé sous domination
islamique. Elle s’est étendue loin vers le nord, puisque seules y échappaient
les Asturies, le Pays basque et navarrais, la Catalogne. Puis elle a reculé par
à-coups, jusqu’à la fin du royaume de Grenade en 1492.Le mythe a plusieurs
aspects. Pour simplifier, distinguons-en trois.
Il y a
d’abord l’idée d’un niveau de civilisation matérielle et de culture exceptionnel
dans l’ensemble de la population ; puis celle d’une coexistence harmonieuse
entre juifs, chrétiens et musulmans dans un climat de tolérance, la
«convivencia» tant chantée ; enfin, la thèse d’Américo Castro selon laquelle
les cultures juive et islamique auraient exercé une influence décisive et
durable sur l’Espagne. Fanjul attaque ces trois dimensions du mythe, mais
insiste surtout sur la dernière, sans pour autant imaginer une continuité
parfaite entre toutes les étapes de l’histoire espagnole, et sans non plus
ménager ses sarcasmes contre la légende franquiste d’une Espagne éternelle.«La
mythification du passé sert de compensation à des peuples dont la situation
présente est peu brillante»
Rémi
Brague
En quoi
ce mythe est-il une «chimère» aux yeux de l’auteur ?Tout simplement en ce qu’il
ne repose sur rien, ou presque : tout au plus des cas isolés, des exceptions
censées représenter la règle. Quant au niveau culturel de l’Andalus, il signale
de pures galéjades : treize mille mosquées à Cordoue ! Quant à l’importance
prétendue de l’héritage arabe, elle est exagérée : ainsi, les mots d’origine
arabe représentent 0,50 % du vocabulaire espagnol, et aucun ne concerne la vie
intellectuelle ou spirituelle. Les anachronismes abondent : on attribue aux
Arabes le figuier dit de Barbarie, venu du Mexique, l’arc outrepassé, attesté au
IIIe siècle romain, byzantin et wisigoth (269), le patio des maisons sévillanes,
qui date de la Renaissance, ou la mantille, de la fin du XVIIIe siècle. Dans
beaucoup de cas, on est en présence du phénomène répandu de l‘«invention des
traditions» chère à l’historien britannique Eric Hobsbawm : ce que l’on croit
ancestral et «typique» ne remonte pas plus haut que le XIXe siècle.
Sur
la convivencia, Fanjul dit l’essentiel : elle ressemblait plutôt à l’apartheid
sud-africain ; les communautés ne se mêlaient pas et se haïssaient souvent. Mais
ce n’était pas son principal propos. Là-dessus, je renvoie au gros livre de
Fernandez-Morera, T
he Myth of the Andalusian Paradise (2016).Selon Fanjul, l’idéalisation
d’al-Andalus est fondée sur un mélange d’ignorance et d’idéologie mi-victimaire,
mi-exotique. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?
L’ignorance des choses espagnoles est monumentale en France, où la proximité des
langues nous donne l’illusion de la familiarité.
L’exotisme est double. Il est d’abord chronologique, c’est le rêve, partagé
aussi par bien des Espagnols, d’une sorte de paradis perdu. Pour les autres
Européens, un second exotisme, spatial, s’y superpose. Depuis longtemps,
l’Espagne abrite plusieurs de nos fantasmes. Esthétiques, d’abord : castagnettes
et toreros. Mais surtout moraux. Ce fut d’abord la «légende noire», répandue aux
XVIe et XVIIe siècles par des plumitifs à la solde des dirigeants anglais,
français et hollandais, légitimant le pillage des galions qui portaient en
Espagne les métaux précieux de l’Amérique.
Elle fut
reprise au XVIIIe par des gens qui n’avaient jamais franchi les Pyrénées. Puis,
au XIXe siècle, on eut l’image d’un peuple si pittoresque resté primitif et au
sang chaud, celui d‘Hernani et de Carmen. Fanjul cite des phrases à se tordre
: Mérimée croyant arabes des monuments gothiques ou baroques ; Gautier disant en
1840 que l’Espagne catholique n’existe plus. Le ressort psychologique de la
victimisation est puissant : la mythification du passé sert de compensation à
des peuples dont la situation présente est peu brillante. «Les intellectuels
musulmans ont des opinions très variées, comme leurs équivalents d’autres
religions. Certains font d’al-Andalus un slogan à multiples fonctions»
Rémi
Brague
Quel
statut a al-Andalus aux yeux des intellectuels musulmans ? Celui d’un paradis
perdu de l’islam, ou d’un projet d’avenir non seulement pour l’Espagne, mais
aussi pour l’Europe ?
La perte
de territoires jadis dominés est pour beaucoup de musulmans l’objet d’une
mémoire douloureuse, bien plus que ne l’est pour les chrétiens le passage à
l’islam de régions qui avaient pourtant été le berceau du christianisme, comme
la Turquie et le Proche-Orient.
Les
intellectuels musulmans ont des opinions très variées, comme leurs équivalents
d’autres religions. Certains font d’al-Andalus un slogan à multiples fonctions.
Après l’échec d’Alexandrie et de la Bosnie, il sert à présenter le visage d’un
islam bigarré et tolérant. Chez certains exaltés, il alimente le rêve de la
reconquête d’une terre autrefois soumise, d’une contre-reconquista, donc. Ce
sont eux qui demandent qu’on leur «rende» la mosquée-cathédrale de Cordoue,
d’ailleurs elle-même construite sur les ruines d’une église…
Serafin Fanjul est à la fois philologue et professeur de littérature arabe.
Comment jugez-vous ce livre sur le plan de l’érudition ? Vous a-t-il fait
découvrir des éléments que vous ignoriez ?
Fanjul a
enseigné à la Complutense de Madrid, sans doute la meilleure université
d’Espagne, la langue et la littérature arabes, dont il a traduit plusieurs
chefs-d’œuvre. Or, curieusement, l’accent du livre porte moins sur les textes
arabes que sur l’histoire de l’Espagne. Je ne suis nullement spécialiste de ces
questions et ne me risquerai pas à juger. En tout cas, le livre m’a appris mille
choses dont je n’avais pas la moindre idée, mille petits faits historiques ou
détails de vie quotidienne: habillement, cuisine, architecture. Sans compter un
réjouissant sottisier d’auteurs français, espagnols, italiens.
Rémi Brague. Jean-Christophe
MARMARA/Le Figaro
Islam, laïcité,
racines chrétiennes… On croyait la religion enterrée, voilà qu'elle resurgit
avec fracas dans la modernité. C'est à cette vaste question que le professeur
émérite de philosophie consacre son essai «Sur la religion». Derrière un titre
imprécis se cache justement une entreprise de distinction.
À une époque qui
relativise et euphémise, Rémi Brague
redonne le sens des mots et le goût de la rigueur. Du Deutéro-Isaïe
au discours de Ratisbonne, en passant par les hadiths et les traités de
Maïmonide, ce polyglotte nous plonge dans les textes, retourne aux sources de ce
que nous appelons religions pour mieux montrer ce qui les différencie. Elles
n'ont pas toutes le même rapport à la violence et à la loi. Il nous rappelle que
la laïcité est un produit du christianisme et qu'il est illusoire de vouloir
imposer à l'islam le schéma appliqué au catholicisme en 1905. Il souligne qu'une
laïcité abrasive qui plaide pour une «société laïque» est à la fois absurde et
inopérante. Un essai salutaire….
Rémi Brague. Sébastien
SORIANO/Le Figaro
LE FIGARO. -
Les djihadistes qui ont mené les attentats de janvier et du 13 novembre en
appellent à Allah. Ont-ils quelque chose à voir avec l'Islam?
Rémi BRAGUE.
- De quel droit mettrais-je en doute la sincérité de leur islam, ni même le
reproche qu'ils adressent aux «modérés» d'être tièdes. Rien à voir avec l'islam?
Si cela veut dire que les djihadistes ne forment qu'une minorité parmi les
musulmans, c'est clair. Dans quelle mesure ont-ils la sympathie, ou du moins la
compréhension, des autres? J'aimerais avoir là-dessus des statistiques précises,
au lieu qu'on me serine «écrasante majorité» sans me donner des chiffres.
Les djihadistes
invoquent eux-mêmes Mahomet, le «bel exemple» (Coran, XXXIII, 21). Ils
expliquent qu'avec des moyens plus rudimentaires qu'aujourd'hui, il a fait la
même chose qu'eux: faire assassiner ses adversaires, faire torturer le trésorier
d'une tribu vaincue pour lui faire cracher où est le magot, etc. Ils vont
chercher dans sa biographie l'histoire d'un jeune guerrier,
Publié le 4 mai 2018 à 20:28
Wikimedia commons
L'Artilleur
Le Père
François Jourdan est islamologue et théologien eudiste. Il est l'auteur de Islam
et Christianisme, comprendre les différences de fond, paru en novembre 2015
aux éditions du Toucan et réédité dans un format poche en mars 2018.
L'État ne doit
pas entrer dans les solutions techniques internes à l'islam qui sont du ressort
des musulmans eux-mêmes ; mais il se doit d'être lucide comme tout un chacun, et
agir pour le bien commun et la vie en société. Il doit donc aider toute la
société pour continuer à vivre en liberté fondamentale, notamment en matière
religieuse, dans une société à pluralité religieuse. Or, par peur, on a occulté
par exemple l'avis de la Cour européenne des droits de l'homme qui en 2001 et
2003 a reconnu que la charia s'opposait à la liberté religieuse. Il nous faut
voir en face nos problèmes et chacun s'engager à son niveau, sinon c'est la
violence à nos portes.
Si on dort avec
des paroles auto-gratifiantes pour positiver et se rassurer sans résoudre les
problèmes réels, c'est du pacifisme: ce n'est pas pacifique. Arrêtons de faire
l'autruche par le déni. Alors la paix avancera. Sinon, nous serons indignes de
la paix et nous ne l'aurons pas. Aidons-nous, entre membres de religions, avec
compréhension des situations réellement prises en compte. La paix demande un
travail sur nous-mêmes et qui prend du temps. Alors, au travail!.
La
rédaction vous conseille
François
JOURDAN. -
Nous ne sommes pas prêts au vrai dialogue, ni l'islam très figé depuis de
nombreux siècles et manquant fondamentalement de liberté, ni le christianisme
dans son retard de compréhension doctrinale de l'islam par rapport au
christianisme et dans son complexe d'ancien colonisateur. L'ignorance mutuelle
est grande, même si on croit savoir: tous les mots ont un autre sens dans leur
cohérence religieuse spécifique. L'islamologie est en déclin dans l'Université
et dans les Eglises chrétiennes.
Le laïcisme français (excès de laïcité) est handicapé pour comprendre les
religions. Alors on se contente d'expédients géopolitiques (histoire et
sociologie de l'islam), et affectifs (empathie sympathique, diplomatie, langage
politiquement correct). Il y a une sorte de maladie psychologique dans laquelle
nous sommes installés depuis environ 1980, après les indépendances et le Concile
de Vatican II qui avaient ouvert une attitude vraiment nouvelle sur une
géopolitique défavorable depuis les débuts de l'islam avec les conquêtes arabe
et turque, la course barbaresque séculaire en mer méditerranée, les croisades et
la colonisation.
Sur l'ignorance
et la perception subconsciente qu'on joue un jeu sans se le dire. On ne dit pas
les choses, ou Œ est dit et les Ÿ restent cachés et ressortiront plus tard en
déstabilisant tout ce qui a été dit auparavant; les mots ont tous un autre sens
pour l'autre. Par exemple le mot prophète (nabî en
hébreu biblique et en arabe coranique) ; or le prophétisme biblique actif n'est
pas du tout de même nature que le coranique passif devant Dieu. Les erreurs
comme sur Abraham qui serait le premier monothéiste et donc le père d'un
prétendu abrahamisme commun
au judaïsme, au christianisme et à l'islam ; alors que, pour les musulmans, le
premier monothéiste de l'histoire est Adam. Mais chut! Il ne faut pas le dire!
Pourtant l'islam est foncièrement adamique, «la religion de toujours», et non
pas abrahamique puisque l'islam ignore totalement l'Alliance biblique faite avec
Abraham et qui est la trame de l'histoire du Salut pour les juifs et les
chrétiens où Dieu est Sauveur. En islam Dieu n'est pas sauveur. L'islam n'est
pas une religion biblique. Et on se doit de le respecter comme tel, comme il se
veut être… et en tenir compte pour la compréhension mutuelle que l'on prétend
aujourd'hui afficher haut et fort pour se flatter d'être ouvert.
Les conquérants
musulmans sont arrivés sur des terres de vieilles et hautes civilisations
(égyptienne, mésopotamienne, grecque antique, byzantine, latine) ; avec le
temps, ils s'y sont mis et ont poursuivis les efforts précédents notamment par
la diffusion due à leurs empires arabe et turc ; mais souvent cela n'a pas été
très
Les grands
Avicenne et Averroès sont morts en disgrâce.
fécond par
manque de liberté fondamentale. Les grands Avicenne et Averroès sont morts en
disgrâce. L'école rationnalisant des Mu'tazilites (IXe
siècle) a été rejetée. Cela s'est grippé notamment au XIe siècle et consacré par
la «fermeture des portes de l'ijtihâd»,
c'est-à-dire de la réinterprétation. S'il y a eu une période relativement
tolérante sous ‘Abd al Rahmân III
en Andalousie, on oublie les persécutions contre les chrétiens avant, et après
par les dynasties berbères almoravides et almohades, y compris contre les juifs
et les musulmans eux-mêmes. Là encore les dés sont pipés: on exagère à dessein
un certain passé culturel qu'on a besoin d'idéaliser aujourd'hui pour faire
bonne figure.
L'ignorance dont
je parlais, masquée, fait qu'on se laisse berner par les apparences constamment
trompeuses avec l'islam qui est un syncrétisme d'éléments païens (les djinns, la
Ka‘ba), manichéens (prophétisme gnostique refaçonné hors de l'histoire réelle,
avec Manî le ‘sceau des
prophètes'), juifs (Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus… mais devenus musulmans
avant la lettre et ne fonctionnant pas du tout pareil: Salomon est prophète et
parle avec les fourmis…), et chrétiens (Jésus a un autre nom ‘Îsâ,
n'est ni mort ni ressuscité, mais parle au berceau et donne vie aux oiseaux
d'argile…). La phonétique des noms fait croire qu'il s'agit de la même chose.
Sans parler des axes profonds de la vision coranique de Dieu et du monde: Dieu
pesant qui surplombe et gère tout, sans laisser de place réelle et autonome à ce
qui n'est pas Lui (problème fondamental de manque d'altérité dû à
l'hyper-transcendance divine sans l'Alliance biblique). Alors si nous avons ‘le
même Dieu' chacun le voit à sa façon et, pour se rassurer, croit que l'autre le
voit pareil… C'est l'incompréhension totale et la récupération permanente dans
les relations mutuelles (sans le dire bien sûr: il faudrait oser décoder).
Si l'on reconnaît
parfois quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps
(et sans le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement
qu'on fait du « dialogue » et qu'on peut donc dormir tranquilles.
Si l'on reconnaît
parfois quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps
(et sans le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement
qu'on fait du ‘dialogue' et qu'on peut donc dormir tranquilles.
Par l'ignorance,
ou par les connaissances vues de loin et à bon compte: c'est la facilité. Alors
on fait accréditer que l'islam est ‘abrahamique', que ‘nous avons la même foi',
que nous sommes les religions ‘du Livre', et que nous avons le ‘même' Dieu, que
l'on peut prier avec les ‘mêmes' mots, que le chrétien lui aussi doit
reconnaître que Muhammad est «prophète» et au sens fort ‘comme les prophètes
bibliques' et que le Coran est ‘révélé' pour lui au sens fort «comme la Bible»
alors qu'il fait pourtant tomber 4/5e de la doctrine chrétienne… Et nous nous
découvrons, par ce forcing déshonnête, que «nous avons beaucoup de points
communs»! C'est indéfendable.
Ces
approximations sont des erreurs importantes. On entretient la confusion qui
arrange tout le monde: les musulmans et les non-musulmans. C'est du pacifisme:
on masque les réalités de nos différences qui sont bien plus conséquentes que ce
qu'on n'ose en dire, et tout cela par peur de nos différences. On croit à bon
compte que nous sommes proches et que donc on peut vivre en paix, alors qu'en
fait on n'a pas besoin d'avoir des choses en commun pour être en dialogue. Ce
forcing est l'expression inavouée d'une peur de l'inconnu de l'autre (et du
retard inavoué de connaissance que nous avons de lui et de son chemin). Par
exemple, la liberté religieuse, droit de l'homme fondamental, devra remettre en
cause la charia (organisation islamique de la vie, notamment en société) . Il va
bien falloir en parler un jour entre nous. On en a peur: ce n'est pas
«politiquement correct». Donc ça risque de se résoudre par le rapport de force
démographique… et la violence future dans la société française. Bien sûr on
n'est plus dans cette période ancienne, mais la charia est coranique, et l'islam
doit supplanter toutes les autres religions (Coran 48,28; 3,19.85; et 2,286
récité dans les jardins du Vatican devant le Pape François et Shimon Pérès en
juin 2014). D'ailleurs Boumédienne,
Kadhafi, et Erdogan l'ont déclaré sans ambages.
Cette définition
est celle de la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être
victorieux et gérer le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est
globalisant.
Cette définition
est celle de la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être
victorieux et gérer le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est
globalisant. Les musulmans de Chine ou du sud des Philippines veulent faire leur Etat islamique…
Ce n'est pas une dérive, mais c'est la cohérence profonde du Coran. C'est
incompatible avec la liberté religieuse réelle. On le voit bien avec les
musulmans qui voudraient quitter l'islam pour une autre religion ou être sans
religion: dans leur propre pays islamique, c'est redoutable. De même, trois
versets du Coran (60,10; 2,221; 5,5) obligent l'homme non musulman à se
convertir à l'islam pour épouser une femme musulmane, y compris en France, pour
que ses enfants soient musulmans. Bien sûr tout le monde n'est pas forcément
pratiquant, et donc c'est une question de négociation avec pressions, y compris
en France où personne ne dit rien. On a peur. Or aujourd'hui, il faut dire
clairement qu'on ne peut plus bâtir une société d'une seule religion,
chrétienne, juive, islamique, bouddhiste… ou athée. Cette phase de l'histoire
humaine est désormais dépassée par la liberté religieuse et les droits de
l'Homme. La laïcité exige non pas l'interdiction mais la discrétion de toutes
les religions dans l'espace public car les autres citoyens ont le droit d'avoir
un autre chemin de vie. Ce n'est pas la tendance coranique où l'islam ne se
considère pas comme les autres religions et doit dominer (2,193; 3,10.110.116;
9,29.33).
Il y a là un tour
de passe-passe inavoué. Ne pouvant plus braver la violence islamique, Charlie s'en
prend à la référence chrétienne pour parler de Dieu en islam. Représenter Dieu
serait, pour l'islam, un horrible blasphème qui enflammerait à nouveau le monde
musulman. Ils ont donc choisi de montrer un Dieu chrétien complètement déformé
(car en fait pour les chrétiens, le Père a envoyé le Fils en risquant
historiquement le rejet et la mort blasphématoire en croix: le Dieu chrétien
n'est pas assassin, bien au contraire). Mais il faudrait que les biblistes
chrétiens et juifs montrent, plus qu'ils ne le font, que la violence de Dieu
dans l'Ancien Testament n'est que celle des hommes mise sur le dos de Dieu pour
exprimer, par anthropomorphismes et images, que Dieu est fort contre le mal. Les
chrétiens savent que Dieu est amour (1Jn 4,8.16), qu'amour et tout amour. La
manipulation est toujours facile, même au nom de la liberté.
Toutes les
civilisations ont légitimé la violence, de manières diverses. Donc personne n'a
à faire le malin sur ce sujet ni à donner de leçon. Il demeure cependant que les
cohérences doctrinales des religions sont variées. Chacune voit ‘l'Ultime'
(comme dans le bouddhisme sans Dieu), le divin, le sacré, Dieu, donnant sens à
tout le reste: vision du monde, des autres et de soi-même, et le traitement de
la violence en fait partie. C'est leur chemin de référence. Muhammad,
objectivement fondateur historique de l'islam, a été chef religieux, politique
et militaire: le prophète armé, reconnu comme le «beau modèle» par Dieu (33,21)
; et Dieu «prescrit» la violence dans le Coran (2,216.246) et y incite (8,17;
9,5.14.29.73.111.123; 33,61; 47,35; 48,29; 61,4; 66,9…), le Coran fait par Dieu
et descendu du ciel par dictée céleste, étant considéré par les musulmans comme
la référence achevée de la révélation; les biographies islamiques du fondateur
de l'islam témoignent de son usage de la violence, y compris de la décapitation
de plus de 700 juifs en mars 627 à Médine. Et nos amis de l'islam le justifient.
Selon la règle
ultra classique de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui
abrogent ceux qui seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants
quand Muhammad est chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive.
Et selon la règle
ultra classique de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui
abrogent ceux qui seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants
quand Muhammad est chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive. Quand,
avec St Augustin, le christianisme a suivi le juriste et penseur romain païen
Cicéron (mort en 43 avant Jésus-Christ) sur l'élaboration de la guerre juste
(«faire justement une guerre juste» disait-il), il n'a pas suivi l'esprit du
Christ. Gandhi, lisant le Sermon sur la Montagne de Jésus (Mt 5-7), a très bien
vu et compris, mieux que bien des chrétiens, que Dieu est non-violent et qu'il
faut développer, désormais dans l'histoire, d'autres manières dignes de l'homme
pour résoudre nos conflits. Car il s'agit bien de se défendre, mais la fin ne
justifie pas les moyens, surtout ceux de demain qui seront toujours plus
terriblement destructeurs. Mais les chrétiens qui ont l'Évangile dans les mains
ne l'ont pas encore vraiment vu. Ces dérives viennent bien des hommes mais non
de Dieu qui au contraire les pousse bien plus loin pour leur propre bonheur sur
la terre. Pour en juger, il faut distinguer entre les dérives (il y en a
partout), et les chemins de référence de chaque religion: leur vision de Dieu ou
de l'Ultime. Au lieu de faire lâchement l'autruche, les non-musulmans devraient
donc par la force de la vérité («satyagraha» de Gandhi), aider les musulmans,
gravement bridés dans leur liberté (sans les juger car ils sont nés dans ce
système contraignant), à voir ces choses qui sont cachées aujourd'hui par la
majorité ‘pensante' cherchant la facilité et à garder sa place. Le déni de
réalité ambiant dominant est du pacifisme qui masque les problèmes à résoudre,
lesquels vont durcir, grossir et exploseront plus fort dans l'avenir devant
nous. Il est là le vrai dialogue de paix et de salut contre la violence, l'aide
que l'on se doit entre frères
vivant ensemble sur la même terre.
Publié le 18 mai 2018 à 16:22, mis à jour le 18 mai 2018 à 16:24
MOHAMMED ABED/AFP
Razika Adnani est
philosophe et islamologue. Elle est membre du Conseil d'Orientation de la
Fondation de l'Islam de France et directrice fondatrice des Journées
Internationales de Philosophie d'Alger. Elle a contribué aux travaux du
séminaire «Laïcité et fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins.
Son dernier ouvrage s'intitule Islam:
quel problème? Les défis de la réforme (UPublisher,
décembre 2017).
FIGAROVOX.-
Selon vous, la question de la définition de l'islam a toujours été
problématique. Vous opposez l'islam des juristes à l'islam des soufis: sur quoi
se cristallise cette opposition?
Razika ADNANI.- La
définition de l'islam est, pour moi, l'une des questions les plus importantes de
la pensée musulmane, vu l'influence qu'elle a sur la manière des musulmans de
concevoir leur religion.
L'islam des
juristes désigne une conception de la religion musulmane où l'organisation de la
société est une partie intégrante de celle-ci. Elle est revendiquée par les
juristes sunnites et chiites, et également par tous les conservateurs et tous
les littéralistes. Selon eux, être musulman consiste à avoir la foi et à se
soumettre aux règles de l'organisation sociale de l'islam.
L'islam des
soufis est fondé sur l'idée que l'islam est une religion, c'est-à-dire un lien
spirituel avec Dieu et non une organisation sociale ; si la foi a besoin de
pratique pour s'exprimer, la première pratique religieuse reste la méditation.
Cependant, cette
distinction entre ces deux conceptions de l'islam n'exclut pas l'existence de
liens qui les rapprochent.
Vers le XIIIe
siècle, et après de longues discussions et controverses, les soufis et les
juristes ont fini par trouver un terrain d'entente: les soufis ont cessé de
raconter aux musulmans que l'organisation sociale n'était pas importante, et les
juristes ont fermé les yeux sur certaines pratiques soufies qu'ils considéraient
comme hérétiques. Au XXe siècle, pour se défendre contre les salafistes qui les
accusaient d'abandonner la pratique de l'islam, les soufis ont également
revendiqué la dimension sociale de l'islam. Un autre élément important qui
rapproche les soufis et les juristes concerne la question de la pensée, et la
révélation. Les soufis, tout comme les juristes, qui sont en grande majorité des
littéralistes, ont pris position en faveur de la révélation au détriment de
l'intelligence, des facultés intellectuelles. Ce qui explique leur terrain
d'entente qui n'a pris fin qu'avec l'arrivée des wahhabites au XVIIIe siècle.
Tout au long du
XXe siècle, la dimension juridique de l'islam a été rappelée par les
conservateurs pour contrer l'influence de la civilisation occidentale sur les
sociétés musulmanes. À force de rappeler l'importance de la dimension sociale,
cette dernière a fini par avoir une nette suprématie sur la dimension
spirituelle.
Aujourd'hui, la
question des deux dimensions de l'islam n'est plus problématique, étant donné
que pour la majorité des musulmans, sans renier forcément la dimension
spirituelle, la charia est une partie intégrante de l'islam. Cependant d'autres
problèmes émergent: comment être musulman et être en harmonie avec son époque?
Comment être musulman et vivre en Occident?
Que s'est-il
passé lorsqu'au XIIe siècle vous évoquez, au sein de l'islam, une «défaite de la
pensée»?
La question de la
pensée comme source de connaissance a été posée dès la mort du prophète Mahomet,
en 632, c'est-à-dire dès que la révélation s'est terminée. Elle a été suscitée
par les nouvelles questions d'ordre social et politique auxquelles les textes ne
répondaient pas. Les musulmans se sont alors demandé s'ils avaient le droit
d'utiliser leur propre pensée pour les résoudre, où s'ils devaient se contenter
de la révélation. Cette question d'ordre épistémologique est, pour moi,
fondamentale dans la pensée musulmane, car toutes les autres questions sont
influencées ou liées d'une manière ou d'une autre à elle.
À la fin du XIIe
siècle, et après cinq siècles de querelles intellectuelles entre ceux qui
défendent l'idée d'une pensée musulmane et leurs adversaires, les musulmans ont
pris position en faveur de la révélation. C'est ce que j'appelle la défaite de
la pensée, car la réflexion s'est effacée au profit d'une lecture littéraliste
des textes. Les penseurs du XIXe siècle, qui ont relancé le débat au sujet de la
pensée et de la raison, n'ont pas réussi à réhabiliter la première ni à
débloquer la seconde, et aujourd'hui une grande partie du monde musulman refuse
toujours d'avoir une lecture critique du Coran ou de l'interpréter.
Il y a donc un
débat entre les islamologues et les théologiens musulmans… Pourquoi votre
interprétation des textes et votre souci de réforme seraient-ils plus légitimes
que le conservatisme intransigeant de certains musulmans?
Je dois préciser,
tout d'abord, que je suis islamologue et non exégète, même si un islamologue ne
peut pas ignorer les textes ni s'empêcher d'essayer de comprendre leur sens.
La réforme de
l'islam ne doit pas être une exception accordée aux musulmans d'Occident.
Je ne sais pas si
ma thèse est plus légitime, mais je dirais que la réforme que je défends et que
je trouve indispensable aujourd'hui est celle qui tend vers l'avenir, qui a
comme objectif de rénover, de changer et de construire un nouvel islam plus
adapté à l'époque actuelle et aux valeurs de la modernité.
La réforme de
l'islam lancée jusque-là est tournée vers le passé. Ceux qui l'ont portée n'ont
pas pu se libérer de l'épistémologie salafiste, fondée sur l'idée que la vérité
existe chez les salafs, les anciens, ce
qui a entravé le projet de réforme de l'islam et des sociétés musulmanes ; le
paradoxe le plus absurde des musulmans est de vouloir faire de l'islam une
religion universelle et, en même temps, de le figer dans une époque et un lieu
donnés.
La réforme dont
l'islam et les musulmans ont besoin doit être audacieuse et profonde et, pour
cela, elle doit abolir les barrières, les limites et les conditions imposées à
la pensée par ceux qui se présentent comme réformistes, mais qui ont en réalité
bloqué tout projet de réforme.
Enfin, la réforme
de l'islam ne doit pas être une exception accordée aux musulmans d'Occident,
mais une exigence qui concerne tous les musulmans ; elle n'est pas une réforme
de l'islam d'Occident mais une réforme de l'islam tout court.
Quelles
conditions faut-il réunir pour permettre une réforme ambitieuse et efficace de
l'islam?
Pour que la
réforme de l'islam soit efficace, elle doit commencer nécessairement par celle
de la représentation des musulmans de leur propre pensée, lui rendre sa
noblesse. Depuis la victoire des écoles et des courants qui ont pris position
contre l'intelligence et la réflexion, l'image négative de la pensée créatrice
et rationnelle persiste dans les esprits. La question de la pensée face à la
révélation est fondamentale dans la pensée musulmane. Toute la situation
sociale, politique, culturelle et intellectuelle des musulmans découle de la
position qu'ils ont prise par rapport à leur pensée face à la révélation, à
l'humain face au divin
L'autre condition
de cette réforme est la libération de l'emprise des anciens.
La charia est
faite pour une époque révolue, qui n'est pas la nôtre.
Il est impossible
aujourd'hui de continuer à aborder la religion, et la concevoir comme les
anciens l'ont fait ; la conception de l'islam et par conséquent du musulman est
essentielle dans la pensée musulmane.
Pour que cette
réforme soit possible, il faut que ceux qui la portent soient conscients des
exigences de l'époque actuelle, de ses enjeux mais aussi de ses risques.
Enfin, il faut
être convaincu que cette réforme n'est aujourd'hui plus une question de choix
mais de responsabilité. Responsabilité envers les musulmans, envers les autres,
envers l'islam et envers l'humanité.
La charia
inscrite dans les livres de droit par les jurisconsultes des premiers siècles de
l'islam ne sera jamais compatible avec la laïcité ni les droits de l'humain, et
on ne doit pas chercher à la rendre compatible. Elle a été faite pour une époque
révolue, qui n'est pas la nôtre.
Concernant les
règles qui sont inscrites dans les versets, beaucoup s'opposent également et
totalement à ces valeurs et ces nouveaux principes. Pour ceux-là, la
réinterprétation n'est pas la solution. Les musulmans doivent tout simplement
les déclarer obsolètes et abroger les recommandations contenues dans ces
versets.
Cependant, si les
musulmans veulent construire un islam nouveau compatible avec les valeurs de la
modernité, il y a dans le Coran d'autres textes qui portent en eux des valeurs
de fraternité, d'humanité, de liberté.
Je peux citer par
exemple le verset 105 de la sourate 5, la Table Servie: «Ô les croyants! Vous
êtes responsables de vous-mêmes! Celui qui s'égare ne vous nuira point si vous,
vous avez pris la bonne voie». Je trouve ce verset intéressant, car il
recommande clairement à chaque musulman de s'occuper, avant tout, de ses propres
affaires. Ainsi, il peut être un appui qui donne au principe des libertés
individuelles une légitimité religieuse. Le verset 70 de la sourate 17, le
Voyage Nocturne, est un autre exemple intéressant: «Certes, nous avons honoré
les fils d'Adam.» Il peut être sans doute un appui pour aller vers
d'avantage d'humanisme et d'égalité entre tous les êtres humains. Ces versets,
et il y en a d'autres, sont intéressants, car les musulmans peuvent les utiliser
comme appui pour construire un islam moderne, à condition qu'ils n'aillent pas
chercher leur interprétation dans les livres des anciens, mais qu'ils les lisent
à l'aune des cultures actuelles.
Vous aviez
récemment soutenu le texte de 300 signataires proposant de «frapper
d'obsolescence» certains versets du Coran, en particulier ceux appelant à la
haine des non-musulmans. Pourquoi les musulmans sont-ils si peu nombreux à
soutenir une telle initiative?
J'ai réagi dans
vos colonnes aux propos tenus par les représentants de l'islam en France à la
suite de la publication de ce manifeste, affirmant qu'en islam on ne pouvait pas
«frapper d'obsolescence», autrement dit déclarer des versets obsolètes ou
dépassés par le temps. C'est une erreur, car les musulmans depuis les premiers
siècles de l'islam ont eu recours à cette pratique pour résoudre certains
problèmes juridiques qui se posaient, comme pour le verset qui recommande de
couper la main du voleur et, plus tard, ceux qui concernent l'esclavage. Encore
une fois, frapper d'obsolescence un verset ne signifie pas le supprimer du
Livre!
Cette réaction
étonnante des représentants de l'islam en France n'est certainement pas due à
une méconnaissance de l'islam, de son histoire, de sa jurisprudence. C'est pour
cette raison qu'il faut aller chercher du côté des facteurs psychologiques et
sociopolitiques. Le fait que le manifeste soit très partiel d'une part, et que
ses signataires soient, dans leur très grande majorité, des non-musulmans, n'est
pas à négliger. Cela en grande partie la réaction de crispation et de rejet de
la part des musulmans. Il y a aussi le fait que le manifeste pose le problème de
l'antisémitisme, très sensible en France, dans les textes coraniques. Les
musulmans se sont mis alors dans une situation de défense où les sentiments
l'ont emporté sur le raisonnement, l'objectivité et la rigueur scientifique.
Tout ceci révèle le mal-être intercommunautaire qui s'est installé en France.
«Frapper d'obsolescence certains
versets du Coran? Les musulmans l'ont déjà fait!»
Réformer
l'islam de France, ou réformer l'islam tout court?
Pourquoi comparer les musulmans
d'aujourd'hui avec les juifs d'hier est inacceptable
Enquête du JDD: en France, les
musulmans sont-ils majoritairement sécularisés?
FIGAROVOX/TRIBUNE
- Razika Adnani dresse
un état des lieux des enjeux et des modalités d'une réforme efficace de l'islam
en France : une telle entreprise est intellectuelle bien plus que politique, et
ne devra pas se limiter à une réforme de surface.
SIPA
Razika Adnani est
une écrivaine, philosophe et islamologue algérienne, fondatrice des Journées
philosophiques d'Alger. Elle a contribué aux travaux du séminaire «Laïcité et
fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins.
Emmanuel Macron a
annoncé, il y a quelques jours, une série de mesures concernant l'islam en
France. Ces décisions portent sur la formation des imams et le financement du
culte musulman. L'objectif de ces réformes est de rompre avec la tutelle de
certains pays et leur mainmise sur l'islam et les musulmans de France. Ce qu'il
était temps de faire car, si la France est un pays laïc où l'État ne doit pas
s'occuper des affaires du religieux, ce n'est pas une raison pour que la gestion
du culte des citoyens français soit sous le contrôle de pays étrangers.
Cependant cette mesure est loin d'être la solution contre le salafisme et le
radicalisme car, d'une part, ces phénomènes sont aujourd'hui confortablement
installés en France et, d'autre part, la révolution numérique et les moyens de
communication ont aboli les frontières.
On ne peut
évoquer une réforme de l'islam que si l'on interroge l'islam
Autre élément
important à préciser: ces décisions ne constituent en aucun cas une réforme de
l'islam, mais seulement une réforme de la gestion de l'islam de France,
c'est-à-dire de son organisation. On ne peut évoquer une réforme de l'islam que
si l'on interroge l'islam en tant que religion. Interrogation qui concerne non
seulement la manière de comprendre et de pratiquer l'islam, mais aussi la
relation que les musulmans entretiennent avec les textes. Cela passera
nécessairement par un travail sur l'histoire de l'islam et de la pensée
musulmane dans l'objectif d'une révision des théories et des concepts qui ont
entouré l'islam et en ont fait ce qu'il est aujourd'hui. La réforme de l'islam,
que l'époque actuelle exige, ne peut donc pas se contenter d'une
réinterprétation de certains textes coraniques ou de remettre en cause
l'authenticité des certains hadiths. Elle doit être une réforme qui remue en
profondeur les idées installées contre lesquelles la pensée se heurte dès lors
qu'il faut penser ou repenser l'islam.
La réforme de
l'islam n'est pas une question de décision politique
Une telle tâche
n'est assurément pas une question de décision politique. Il s'agit d'un travail
intellectuel qui ne peut émaner que d'une prise de conscience de l'existence
d'un problème et du désir d'y apporter des solutions. Il doit être fait par ceux
qui portent cette religion: les musulmans de confession ou de culture. Nouer le
dialogue et l'échange avec les adeptes des autres religions et avec d'autres
cultures est certainement louable, mais c'est aux musulmans que revient le rôle
de réformer leur religion. Tout discours, concernant la question de la réforme
de l'islam, venant des non musulmans et notamment des Occidentaux sera vu par la
grande majorité des musulmans comme une intrusion étrangère dans les affaires de
leur religion et une nouvelle offensive de l'Occident contre l'islam. Cela sera
un alibi pour les conservateurs pour riposter et précipitera ainsi l'échec du
projet de réforme que certains intellectuels musulmans, qui ne vivent pas
forcément en France, veulent porter aujourd'hui.
La réforme de l'islam ne peut se faire que par les intellectuels : des
islamologues, autrement dit ceux qui pensent l'islam avec rationalité et
objectivité.
Si la réforme de
l'islam dépend étroitement de la volonté politique, le rôle de cette dernière
consiste à protéger et à faire entendre la voix de ces penseurs qui proposent
une nouvelle manière de comprendre et de pratiquer l'islam, un autre islam qui
n'est pas celui des anciens, mais celui des musulmans d'aujourd'hui et de
demain.
Former les
imams aux valeurs de la République ne fera pas d'eux forcément des islamologues
La réforme de
l'islam ne peut se faire que par les intellectuels: des islamologues, autrement
dit ceux qui pensent l'islam avec rationalité et objectivité ; tous ceux qui
parlent de l'islam ne sont pas des islamologues tout comme tous ceux qui parlent
des phénomènes naturels ne sont pas des physiciens. La formation des imams aux
valeurs de la République, la laïcité et la démocratie, est certainement
indispensable. Elle n'est cependant pas une garantie de faire d'eux des
islamologues, autrement dit les artisans de cette réforme réelle et profonde
dont a besoin l'islam. Tout d'abord, les imams sont des religieux gardiens de
leur paroisse. Ensuite, comme beaucoup de ceux qui défendent les valeurs de la
modernité, ils se contentent souvent d'affirmer que l'islam n'est pas
incompatible avec ces valeurs sans que ce discours n'entraîne un désir de
rectification ou de rénovation.
La réforme de
l'islam ne peut se faire indépendamment des autres pays musulmans
Évoquer «la
réforme de l'islam de France», dans le sens de s'occuper de ne réformer que
l'islam qui existe en France et en faire un islam distinct, comporte une
arrogance teintée d'une ignorance. Si les problèmes qu'engendre la présence de
l'islam en France posent la question de sa réforme, celle-ci ne peut se faire en
France ou en Occident indépendamment des autres pays musulmans. Envisager un
islam en France réformé et moderne, alors que dans les autres pays musulmans il
continue d'être figé et pratiqué dans sa version traditionnelle, est impossible
sauf si cela ne touche qu'aux apparences et c'est ce que veulent justement les
conservateurs. Les musulmans de France vivent certes en France, mais lorsqu'il
s'agit de leur religion, c'est vers les pays musulmans, pour la grande majorité
leur pays d'origine, qu'ils se tournent ; cela ne fera qu'accroître leur
sentiment, lorsqu'ils veulent être pratiquants, qu'ils vivent dans un pays qui
ne leur permet pas d'être de bons musulmans.
L'idée d'un
islam spécifique à la France accentuera la crispation et le rejet de la réforme
La réforme de l'islam n'est pas celle de l'islam de France ou d'Occident, mais
celle de l'islam tout court.
L'idée d'un islam
de France, ou d'un islam français comme certains préfèrent traduire cette
expression, autrement dit d'un islam spécifique à la France, est une utopie. Si
l'islam se divise en plusieurs islams, ces derniers ne se caractérisent pas
selon leurs zones géographiques mais selon leurs doctrines. Certaines
spécificités culturelles, relatives à la manière de le pratiquer dans les
différents pays, ont été éliminées par le projet de réislamisation des musulmans
mené par les wahhabites et mis au point grâce à l'argent du pétrole et aux
moyens numériques. Jadis, lors des premiers siècles de l'islam, les Médinois
avaient également riposté contre l'école de l'Irak notamment qui voulait son
propre islam. L'idée d'un islam spécifique à la France ne fera que renforcer les
attaques de ceux qui croient détenir le vrai islam. Ils s'appuieront sur
l'argument que l'Occident veut la fin de l'islam, ce qui accentuera la
crispation et le rejet de cette réforme.
La réforme de
l'islam, qui n'est plus aujourd'hui une question de choix mais de
responsabilité, n'est pas celle de l'islam de France ou d'Occident, mais celle
de l'islam tout court. Elle n'est pas non plus une exclusivité pour les
musulmans de France ou d'Occident, car ceux qui vivent dans les pays à majorité
musulmane ne sont pas à l'abri des bouleversements que connaît le monde et ne
sont pas insensibles aux problèmes que rencontre l'islam dans les sociétés
actuelles. Cependant, les problèmes que rencontre l'islam en Occident et les
débats à son sujet que permet la France sont très importants. Ils invitent les
musulmans, y compris ceux qui ne vivent pas en Occident, à interroger leur
religion ; à poser les questions qui étaient jusque-là taboues. Ils sont
contraints de le faire s'ils veulent affronter les défis de l'époque actuelle et
de l'avenir.
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Publié le 13 septembre 2018 à 19:06, mis à jour le 4 décembre 2018 à 10:05
FRED DUFOUR/AFP
Razika Adnani est
philosophe et islamologue. Elle est membre du Conseil d'Orientation de la
Fondation de l'Islam de France et directrice fondatrice des Journées
internationales de Philosophie d'Alger. Elle a contribué aux travaux du
séminaire «Laïcité et fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins.
Son dernier ouvrage s'intitule Islam:
quel problème? Les défis de la réforme (UPbublisher,
décembre 2017).
Un des éléments du récent
rapport de l'Institut Montaigne qui
a le plus provoqué de controverses est celui relatif au développement de
l'apprentissage de la langue arabe pour contrer «la fabrique de l'islamisme».
Apprendre l'arabe serait donc un moyen pour lutter contre l'islamisme, ce qui
est tout à fait absurde. Il suffit de regarder les pays du sud de la
Méditerranée, l'Algérie ou le Maroc par exemple, pour réaliser que l'arabisation
ne les a pas empêchés de sombrer dans le salafisme et le radicalisme. C'est même
le contraire qui est vrai.
Cela ne signifie pas que la langue arabe est la cause de l'islam radical, de
sorte que son apprentissage engendrerait inévitablement le fondamentalisme et le
fanatisme. Nacer Abou Zayd
écrivait dans cette langue et on ne peut pas qualifier ses ouvrages de radicalistes ni
de fanatistes.
La langue arabe est la langue du Coran, elle est liée à l'islam et celui-ci est
depuis des siècles dominé par le discours salafiste et fondamentaliste.
Cependant, la langue arabe est la langue du Coran, elle est liée à l'islam et
celui-ci est depuis des siècles dominé par le discours salafiste et
fondamentaliste. Bien que ces derniers ne s'expriment pas qu'en langue arabe,
celle-ci demeure le premier vecteur de leur pensée. L'apprentissage de la langue
arabe pour les musulmans de France réduira la distance entre eux et le discours
salafiste et fondamentaliste s'exprimant majoritairement en langue arabe et
accentuera le problème de leur intégration.
Cependant, les auteurs de ce rapport ne voient pas ainsi les choses. Selon eux,
l'apprentissage de la langue arabe à l'école empêcherait les enfants de
confession musulmane d'aller à la mosquée pour apprendre la langue arabe ce qui
les expose au discours radicaliste islamiste.
Or, les parents n'envoient pas leurs enfants à la mosquée pour qu'ils apprennent
la langue arabe, mais la religion musulmane. L'apprentissage de la langue arabe
à l'école n'empêchera donc pas les parents de continuer à envoyer leurs enfants
à la mosquée. La preuve en est que cette langue est déjà dispensée dans les
écoles françaises sans que cela ne détourne les jeunes musulmans de la mosquée.
Cela ne signifie pas qu'il faut interdire l'apprentissage de la langue arabe,
mais tous simplement ne pas croire que l'enseignement de cette langue sera un
moyen pour lutter contre la «fabrication de l'islamisme».
Les auteurs de ce rapport ajoutent que l'apprentissage de la langue arabe
permettrait aux musulmans de lire directement les textes coraniques, ce qui les
dispenserait de l'intermédiaire des islamistes. Or, pour s'informer au sujet de
leur religion les musulmans y compris les arabophones ne lisent pas le Coran
hormis une petite minorité, mais les livres des docteurs de l'islam. D'une part,
le Coran n'est pas accessible à tous, le lire demande des connaissances plus
approfondies en matière de langue, mais aussi d'histoire de l'islam et de
théologie. D'autre part, sous l'emprise de l'esprit salafiste, la grande
majorité des musulmans sont convaincus que les premiers musulmans sont ceux qui
ont le mieux compris le Coran et ils pensent que c'est à leurs commentaires et
leur théologie qu'il faut se référer pour comprendre leur religion.
La réforme de l'islam ne peut se faire que si l'on interroge l'islam en tant que
religion pour l'adapter à l'époque actuelle et aux valeurs de la modernité.
Quant à l'idée d'un clergé ou d'un grand «imam de France» qui unifierait la voix
des musulmans, tout d'abord, il faut rappeler que le monde chiite a toujours eu
un clergé (des imams et des ayatollahs). Pourtant, la situation de l'islam chez
les chiites n'est pas meilleure que chez des sunnites. Ensuite, si on ne
reconnaît pas dans le sunnisme une autorité suprême cela ne signifie pas qu'elle
soit inexistante. La mosquée al-Azhar au Caire par exemple occupe en quelque
sorte ce rôle. Pourtant, le monde sunnite n'a pas pu sortir de l'impasse dans
laquelle il s'est retrouvé.
Enfin, parce que le clergé tient, presque par nature, un discours
traditionaliste, l'instauration d'une telle institution serait une entrave, si
elle dispose d'une autorité, pour l'émergence d'un discours moderniste au sein
de l'islam en France.
Ainsi, ni l'apprentissage de la langue arabe ni l'instauration d'un clergé ne
permettront de contrer le radicalisme et le salafisme. Seule une «véritable
réforme» de l'islam le permettra en France et ailleurs ; elle ne se fera pas en
France indépendamment des pays musulmans. Aussi la réforme de l'islam ne
peut-elle se faire que si l'on interroge l'islam en tant que religion pour
l'adapter à l'époque actuelle et aux valeurs de la modernité. C'est pour cela
que le projet d'Emmanuel Macron concerne la réforme de la gestion du culte
musulman en France et non celle de l'islam. Ce travail de réforme de l'islam
doit se faire en parallèle avec une éducation qui inculque aux enfants l'esprit
des lumières et les valeurs de la laïcité. C'est la meilleure manière de contrer
tout fanatisme et tout radicalisme.