Dalil Boubakeur : «L'islam n'est pas une religion comme les autres»

INTERVIEW- Recteur de la Mosquée de Paris et ancien président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Dalil Boubakeur souhaite que «les mouvements modérés de l'islam» soient plus soutenus.

Par Jean-Marie Guénois

Publié le 21 juin 2013 à 18:03, mis à jour le 21 juin 2013 à 19:00

https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/06/21/01016-20130621ARTFIG00646-dalil-boubakeurl-islam-n-est-pas-une-religion-comme-les-autres.php

 

Dalil Boubakeur: «Il est absolument nécessaire et vital que les musulmans se déterminent nettement par rapport aux problèmes liés à l'intégrisme, à la politisation des mouvements islamistes en France et aux menées terroristes.» PATRICK KOVARIK/AFP

LE FIGARO. - Pourquoi refusez-vous de vous présenter pour un nouveau mandat à la tête du CFCM?

Dalil BOUBAKEUR. - Sur la base d'un règlement électoral demeuré inchangé, le scrutin régional des élections du CFCM a donné une écrasante majorité au Rassemblement des musulmans de France (RMF). J'en tire donc la conclusion, et je m'interdis de briguer une présidence. C'est une question de dignité. Je propose à ma place Me Chems-eddine Hafiz. Il est la personne la plus indiquée.

 

Une récente polémique l'opposant aux autorités marocaines sur la question du Front Polisario ne réduit-elle pas ses chances d'être élu?

Je n'ai pas d'autre choix. Ce qu'on lui reproche est lié à un dossier qu'il a traité en tant qu'avocat, donc loin de l'enjeu du CFCM. Et si les organisateurs de l'élection choisissent un autre président, c'est leur affaire…

Cette crise conduit-elle à l'explosion du CFCM?

Pas du tout! Ce sont les électeurs issus du système électoral fondé sur la surface occupée par les mosquées qui ont fait un triomphe au RMF. Pourquoi voulez-vous que la Grande Mosquée de Paris s'oppose à cela ? C'est la démocratie. Nous prenons acte.

Est-ce alors une crise institutionnelle?

L'UOIF et certaines de nos fédérations régionales ne se sont même pas présentées, sachant que c'était perdu d'avance. Il y a un vrai désenchantement électoral. L'islam ne peut pas être un parti politique avec des majorités ou des minorités. Le consensus entre frères doit régner, et non le triomphe des uns et l'humiliation des autres.

Qu'entendez-vous par humiliation?

Nous sommes humiliés, et c'est intolérable. Surtout dans un cadre religieux. Non par la qualité des hommes ou des positions, mais par des critères électoraux numériques qui ont été pensés par l'administration lors de la création du CFCM. L'administration a imaginé que plus la surface d'une mosquée est grande, plus elle a une valeur religieuse. Nous avons toujours dit que ce système de mètres carrés serait source de conflits entre les nationalités d'origine. Le culte, c'est la pratique, et non un résultat géométrique!

Allez-vous quitter le CFCM?

Nous participerons dans la mesure où nous ne serons pas gênés, car nous nous trouvons dans une structure où quasiment 100 % des gens ne sont pas de notre avis. Mon retrait peut toutefois donner à réfléchir. Je ne suis pas le seul à contester. Il faut encore améliorer le système, car il y a un vrai mécontentement général. Il faut aussi laisser leur place aux nouvelles générations. Et je ne suis pas un type insupportable qui s'accrocherait pour une gloriole personnelle. Je suis là pour le service de tous les musulmans.

Le ministère de l'Intérieur semble lui aussi en retrait...

François Hollande comme Manuel Valls m'ont toujours dit qu'ils ne voulaient pas réunir les musulmans en les enfermant dans une salle pour aboutir à une décision. Ce qui revenait à récuser la méthode Sarkozy. Mais l'administration doit réaliser que l'islam n'est pas une religion comme une autre, à traiter sous l'angle de la loi de 1905. Le ministre Valls n'a pas pris en compte la dimension sociétale de l'islam. Il doit voir que la vie des musulmans de France se détériore et qu'il faut être un bon chimiste pour savoir comment mélanger les réactifs entre musulmans et société française. Pendant ce temps les choses se dégradent avec des influences que je dénonce!

Quelles influences?

La communauté musulmane est travaillée par mille vents et courants d'air. Il y a comme partout de l'argent qui circule et des recrutements. L'opinion française est négative à 70 % sur l'islam… Il y a donc une hypersensibilisation. Cela finit par créer des chocs terribles. Il faut au contraire donner de la présence et de l'audience aux mouvements modérés de l'islam. Or qui allons-nous chercher? Tariq Ramadan! Et cela impressionne nos ministres et hauts fonctionnaires, qui n'ont aucun sens de la longue culture de l'islam!

Que faire concrètement?

On nous reproche toujours le silence et l'abstention devant des problèmes comme l'affaire Merah. Il est donc absolument nécessaire et vital que les musulmans se déterminent nettement par rapport aux problèmes liés à l'intégrisme, à la politisation des mouvements islamistes en France et aux menées terroristes. Il faut rompre avec le silence des communautés qui demeurent impavides, comme si nous étions complices. Sans cela, le problème de l'islam restera un problème sécuritaire.


Michel De Jaeghere : Quand Rémi Brague pulvérise les dogmes relativistes

FIGAROVOX/CHRONIQUE - Rémi Brague explore le sophisme qui tend à confondre toutes les religions dans une même réprobation en projetant sur elles la violence de l'islamisme.

Par Michel De Jaeghere

Publié le 2 février 2018 à 13:10

 

https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2018/02/02/31004-20180202ARTFIG00155-michel-de-jaeghere-quand-remi-brague-pulverise-les-dogmes-relativistes.php

 

AFP / Archives

 

 

Figaro Histoire

Michel De Jaeghere est directeur du Figaro Histoire et du Figaro Hors-Série. Dans le Figaro Histoire de février-mars 2018, il signe sa chronique «À livre ouvert» sur le dernier essai de Rémi Brague, Sur la religion. À commander en ligne sur la boutique du Figaro.


 

Rémi Brague n'a pas de chance, et il doit lui arriver de ressentir comme une fatalité sa situation. Philosophe, servi par une érudition immense, une acuité dans l'analyse que colore un regard d'une humanité profonde, il s'efforce depuis quarante ans d'affiner de manière toujours plus juste et plus subtile nos connaissances sur l'interaction de la métaphysique et de la culture, la place des traditions religieuses dans l'essor des civilisations, l'actualité de la pensée antique et médiévale, les dangers que représentent les ruptures de la modernité. Venu trop tard dans un monde trop vieux, il doit confronter sa pensée avec les slogans, les idées toutes faites que répandent à foison des leaders d'opinion peu curieux de ces subtilités.

 

La nocivité générale du «fait religieux», sa propension à susciter intolérance, guerre et persécutions, à maintenir dans l'obscurantisme des peuples qui ne demanderaient, sans lui, qu'à s'épanouir au soleil de la raison pure et au paradis de la consommation de masse, fait partie de ces évidences indéfiniment ressassées. C'est à elle qu'il s'attaque dans Sur la religion , son dernier essai, en montrant qu'elle relève de la paresse intellectuelle ou de l'ignorance, quand elle ne sert pas de paravent à notre lâcheté: «Pour fuir la peur que [l'islam] suscite, remarque-t-il, une tactique commode, mais magique, consiste à ne pas le nommer, et à parler, au pluriel, des religions. C'est de la même façon que, il y a quelques dizaines d'années, on préférait, y compris dans le milieu clérical, évoquer les dangers que représentaient “les idéologies” pour ne pas avoir à nommer le marxisme-léninisme.»

 

Venu trop tard dans un monde trop vieux, Rémi Brague doit confronter sa pensée avec les slogans et les idées toutes faites.

 

Que d'autres religions que l'islam aient été parfois associées à la violence, Rémi Brague se garde certes de le nier. Que le meurtre et la guerre soient les inévitables conséquences de la croyance en un Dieu créateur auquel on rende un culte et qu'on s'efforce de prier dans l'espérance d'un salut qui dépasse notre condition mortelle, voilà qui demande des distinctions plus exigeantes. Explorant les relations de ceux que l'on désigne, non sans ambiguïtés, comme les trois grands monothéismes - le judaïsme, le christianisme et l'islam - avec la raison, la violence et la liberté, scrutant les textes saints et les fondements du droit, évaluant les pratiques (le crime d'un adepte n'engage pas nécessairement sa croyance, s'il l'a commis pour d'autres motifs, ou des motifs mêlés, ou en violation manifeste de la morale qu'induit la religion injustement incriminée), il montre au prix de quels amalgames on est parvenu à jeter le discrédit sur une aspiration qui est au fond de l'âme humaine et dont on a le témoignage depuis quelque trois cent mille ans.

 

 

Dans la multiplicité des pistes de réflexion ouvertes par ce livre provocateur - au meilleur sens du terme -, l'une des plus fécondes se trouve sans doute dans la comparaison qu'il risque, après Benoît XVI, des relations entre foi et raison dans le christianisme et l'islam. Le premier, souligne-t-il, admet avec Pascal que si la raison permet de pressentir l'existence d'un Dieu créateur, elle est, seule, incapable d'accéder à des vérités qui la dépassent. Il lui faut le secours de la grâce: ce qu'on appelle la foi. Mais le chrétien peut et doit ensuite faire usage de sa raison pour ce qui relève de son ordre: la connaissance des choses et le choix des actions conformes à la justice, à l'accomplissement de sa nature, sous le regard de sa conscience.

 

Pour le musulman, nous dit-il, c'est l'inverse. L'existence de Dieu a le caractère d'une évidence, que la raison devrait suffire à attester: cela rend inexcusable l'incrédulité. La raison est en revanche impuissante à découvrir par elle-même les comportements que ce Dieu transcendant, muet, inatteignable attend de sa créature. Elle devra dès lors s'en remettre aveuglément à la loi qu'Il a lui-même dictée à son prophète dans le Livre où a été recueillie une parole incréée, irréformable, indiscutable.

 

La première conception fonde le droit naturel, clé de voûte de notre liberté face à l'arbitraire, dans la mesure où il déduit, de notre condition de fils de Dieu, les droits et les devoirs qui s'attachent à la créature. La seconde justifie l'application - toujours et partout - de règles de comportement conçues pour des Bédouins illettrés dans l'Arabie du VIIe sièc

le: la charia.

 

La facilité qui conduit trop souvent, sous couvert de neutralité, intellectuels et responsables à traiter des différentes religions comme d'un phénomène interchangeable et, après en avoir utilisé les dérives pour disqualifier le christianisme, à se les représenter avec ses catégories pour plaquer sur l'islam des caractères qui lui sont profondément étrangers ne se révèle plus seulement, à la lecture de ce livre, comme une manifestation de pusillanimité: bien plutôt comme une utopie mortifère.

 

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Sur la religion , de Rémi Brague, Flammarion, 256 pages, 19 €.

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Le Figaro : al Andalus est un mythe, l’islam des Lumières n’a jamais existé

https://ripostelaique.com/le-figaro-al-andalus-est-un-mythe-lislam-des-lumieres-na-jamais-existe.html

Publié le 29 octobre 2017 - par Christine Tasin

Dans son essai Al Andalus, l’invention d’un mythe, Serafin Fanjul déconstruit le mythe romantique d’un islam éclairé dans l’Espagne médiévale.

Nous avons tous entendu parler d’al-Andalus, mais qui sait précisément ce que recouvrent ces deux mots magiques ? Un paradis perdu au cœur d’un Moyen Âge obscur où musulmans, juifs et chrétiens devisaient à l’ombre de la grande mosquée de Cordoue. Une sorte d’anti-Daech en somme… Mais les historiens sont méchants. Voilà que le rêve se dissipe et qu’une autre réalité apparaît. Avec Al Andalus, l’invention d’un mythe, Serafin Fanjul ne va pas se faire que des amis, en Espagne évidemment mais aussi en France. «Les hommes croient ce qu’ils désirent», disait Jules César. Le mythe d’al-Andalus est calqué sur le désir que naisse ou renaisse ce fameux «islam des Lumières» que tant d’esprits appellent de leurs vœux. N’a-t-il pas existé dans une Hispanie conquise au VIIIe siècle par quelques dizaines de milliers de guerriers arabes et berbères venus d’Afrique du Nord qui créèrent une civilisation inédite à laquelle coopérèrent les trois religions du Livre?

«Les femmes semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet état de servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses (…)»

Averroès, médecin et philosophe arabe d’origine espagnole

À travers 700 pages d’une terrible précision, Fanjul, docteur en philologie sémitique, professeur de littérature arabe et ancien directeur du Centre culturel hispanique du Caire, broie la légende d’un multiculturalisme précoce et éclairé. Il défait un mythe qui doit beaucoup au romantisme et à son exotisme de pacotille. Antifranquiste, Serafin Fanjul n’est pas précisément un militant de l’Espagne catholique. Armé d’une immense érudition, il s’est intéressé de près à ce que disent les chroniques de l’époque et les a confrontées aux clichés ambiants. Le résultat est à la fois comique et salutaire. Car on rit dans ce livre qui n’est pourtant pas facile à lire, surtout pour nous Français qui connaissons mal l’histoire de l’Espagne.  «La cohabitation de toutes les races et de toutes les religions avait créé une atmosphère morale pure et exquise (…) il s’agissait de la même civilisation que celle qui régnait dans la Bagdad des Mille et Une Nuits, mais dépourvue de tout ce que l’Orient a pour nous d’obscur et de monstrueux. L’air subtil et rafraîchissant de la Sierre Morena l’avait occidentalisée», écrit l’arabiste Garcia-Gomez en 1959.

Tueries et pogroms

À propos de cohabitation, Fanjul nous rappelle la longue et fastidieuse liste des tueries de chrétiens sans oublier les pogroms qui ont essaimé l’histoire d’al-Andalus entre la conquête arabe et sa reconquête par les rois catholiques qui se termine par la prise de Grenade en 1492. Il nous rappelle ce en quoi consistait le statut de dhimmi pour un non-musulman : par exemple, ne pas parler à voix haute à un musulman ou ne pas construire une maison plus haute que la sienne. Al-Andalus, paradis sensuel, comme se complut à l’imaginer Théophile Gautier ?

Fanjul nous remémore qu’elles étaient les prescriptions d’un islam devenu très rigoriste sous l’influence des Almohades. Interdiction de tous les jeux, notamment les dames et les échecs, prohibition de la musique et relégation des femmes. Les islamistes n’ont rien inventé. Les femmes ?

 

Voilà ce qu’en dit Averroès qui fut d’ailleurs mis au ban : «Elles semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet état de servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses (…) leur vie passe comme celle des plantes, au service de leurs maris. C’est de là que vient la misère qui dévore nos villes, étant donné qu’elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes.»

Al-Andalus, paradis de l’échange interreligieux ? Il y eut, à certaines périodes et dans certains lieux, des échanges cordiaux mais ils ne furent pas la règle, plutôt l’exception. Ce dans un monde où les mariages mixtes étaient rares du fait de l’impureté présumée des autres communautés. «Les tentatives de rapprochement doctrinal pacifique sont anciennes chez les chrétiens tandis qu’elles brillent par leur absence chez les musulmans, mais cela ne signifie pas que les chrétiens aient été fondamentalement meilleurs.» Fanjul fait preuve dans ce livre d’un esprit voltairien, le sarcasme en moins. Il conclut : «Ce que l’islam a perdu n’est en rien un paradis originel (…) Que les musulmans réfléchissent donc et ne nous impliquent pas dans leurs frustrations et leurs échecs: ce sont les leurs avant toute chose.»

 

«Al Andalus l’invention d’un mythe», de Serafin Fanjul, traduit de l’espagnol par Nicolas Klein, L’Artilleur, 708 p., 28 €.

 

Al Andalus, l'invention d'un mythe, de Serafin Fanjul: contes, légendes, clichés et réalité d'une civilisation

Dans son essai Al Andalus, l'invention d'un mythe, Serafin Fanjul déconstruit le mythe romantique d'un islam éclairé dans l'Espagne médiévale.

Par Paul-François Paoli

https://www.lefigaro.fr/livres/2017/10/26/03005-20171026ARTFIG00019--al-andalus-l-inventiond-un-mythe-de-serafin-fanjul.php

Publié le 26 octobre 2017 à 06:01, mis à jour le 26 octobre 2017 à 10:35

Le bataille de Guadalete (ou de la Barbate) entre le 19 et le 26 juillet 711, gravure du XIXe siècle. ©PrismaArchivo/Leemage

Nous avons tous entendu parler d'al-Andalus, mais qui sait précisément ce que recouvrent ces deux mots magiques? Un paradis perdu au cœur d'un Moyen Âge obscur où musulmans, juifs et chrétiens devisaient à l'ombre de la grande mosquée de Cordoue. Une sorte d'anti-Daech en somme… Mais les historiens sont méchants. Voilà que le rêve se dissipe et qu'une autre réalité apparaît. Avec Al Andalus, l'invention d'un mythe, Serafin Fanjul ne va pas se faire que des amis, en Espagne évidemment mais aussi en France. «Les hommes croient ce qu'ils désirent», disait Jules César. Le mythe d'al-Andalus est calqué sur le désir que naisse ou renaisse ce fameux «islam des Lumières» que tant d'esprits appellent de leurs vœux. N'a-t-il pas existé dans une Hispanie conquise au VIIIe siècle par quelques dizaines de milliers de guerriers arabes et berbères venus d'Afrique du Nord qui créèrent une civilisation inédite à laquelle coopérèrent les trois religions du Livre?

Les femmes semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet état de servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses (…)

 

Averroès, médecin et philosophe arabe d'origine espagnole

À travers 700 pages d'une terrible précision,…

 


 

Rémi Brague, historien de la philosophie et spécialiste de l’islam.  – Crédits photo : Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro


L’historien de la philosophie et spécialiste de l’islam a lu l’essai de Serafin Fanjul.

 

Rémi Brague: «L’importance de l’héritage arabe en Espagne est exagérée»

 

LE FIGARO.

 

Dans son livre, Serafin Fanjul déconstruit ce qu’il appelle le «mythe d’al-Andalus». Sur quoi repose celui-ci ?

 

Rémi BRAGUE.

 

D’abord, une précision sur le mot : al-Andalus n’est pas l’Andalousie actuelle, qui est une des provinces de l’Espagne, correspondant en gros à la vallée du Guadalquivir, à l’extrême sud de la Péninsule. 

 

Le mot arabe désigne tout ce qui, à partir de 711, y est passé sous domination islamique. Elle s’est étendue loin vers le nord, puisque seules y échappaient les Asturies, le Pays basque et navarrais, la Catalogne. Puis elle a reculé par à-coups, jusqu’à la fin du royaume de Grenade en 1492.Le mythe a plusieurs aspects. Pour simplifier, distinguons-en trois.

 

Il y a d’abord l’idée d’un niveau de civilisation matérielle et de culture exceptionnel dans l’ensemble de la population ; puis celle d’une coexistence harmonieuse entre juifs, chrétiens et musulmans dans un climat de tolérance, la «convivencia» tant chantée ; enfin, la thèse d’Américo Castro selon laquelle les cultures juive et islamique auraient exercé une influence décisive et durable sur l’Espagne. Fanjul attaque ces trois dimensions du mythe, mais insiste surtout sur la dernière, sans pour autant imaginer une continuité parfaite entre toutes les étapes de l’histoire espagnole, et sans non plus ménager ses sarcasmes contre la légende franquiste d’une Espagne éternelle.«La mythification du passé sert de compensation à des peuples dont la situation présente est peu brillante» 

 

 

Rémi Brague

 

En quoi ce mythe est-il une «chimère» aux yeux de l’auteur ?Tout simplement en ce qu’il ne repose sur rien, ou presque : tout au plus des cas isolés, des exceptions censées représenter la règle. Quant au niveau culturel de l’Andalus, il signale de pures galéjades : treize mille mosquées à Cordoue ! Quant à l’importance prétendue de l’héritage arabe, elle est exagérée : ainsi, les mots d’origine arabe représentent 0,50 % du vocabulaire espagnol, et aucun ne concerne la vie intellectuelle ou spirituelle. Les anachronismes abondent : on attribue aux Arabes le figuier dit de Barbarie, venu du Mexique, l’arc outrepassé, attesté au IIIe siècle romain, byzantin et wisigoth (269), le patio des maisons sévillanes, qui date de la Renaissance, ou la mantille, de la fin du XVIIIe siècle. Dans beaucoup de cas, on est en présence du phénomène répandu de l‘«invention des traditions» chère à l’historien britannique Eric Hobsbawm : ce que l’on croit ancestral et «typique» ne remonte pas plus haut que le XIXe siècle.

 

Sur la convivencia, Fanjul dit l’essentiel : elle ressemblait plutôt à l’apartheid sud-africain ; les communautés ne se mêlaient pas et se haïssaient souvent. Mais ce n’était pas son principal propos. Là-dessus, je renvoie au gros livre de Fernandez-Morera, T

he Myth of the Andalusian Paradise (2016).Selon Fanjul, l’idéalisation d’al-Andalus est fondée sur un mélange d’ignorance et d’idéologie mi-victimaire, mi-exotique. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

 

L’ignorance des choses espagnoles est monumentale en France, où la proximité des langues nous donne l’illusion de la familiarité.

L’exotisme est double. Il est d’abord chronologique, c’est le rêve, partagé aussi par bien des Espagnols, d’une sorte de paradis perdu. Pour les autres Européens, un second exotisme, spatial, s’y superpose. Depuis longtemps, l’Espagne abrite plusieurs de nos fantasmes. Esthétiques, d’abord : castagnettes et toreros. Mais surtout moraux. Ce fut d’abord la «légende noire», répandue aux XVIe et XVIIe siècles par des plumitifs à la solde des dirigeants anglais, français et hollandais, légitimant le pillage des galions qui portaient en Espagne les métaux précieux de l’Amérique.

 

Elle fut reprise au XVIIIe par des gens qui n’avaient jamais franchi les Pyrénées. Puis, au XIXe siècle, on eut l’image d’un peuple si pittoresque resté primitif et au sang chaud, celui d‘Hernani et de Carmen. Fanjul cite des phrases à se tordre : Mérimée croyant arabes des monuments gothiques ou baroques ; Gautier disant en 1840 que l’Espagne catholique n’existe plus. Le ressort psychologique de la victimisation est puissant : la mythification du passé sert de compensation à des peuples dont la situation présente est peu brillante. «Les intellectuels musulmans ont des opinions très ­variées, comme leurs équivalents d’autres religions. Certains font d’al-Andalus un slogan à multiples fonctions»

 

 

Rémi Brague

 

Quel statut a al-Andalus aux yeux des intellectuels musulmans ? Celui d’un paradis perdu de l’islam, ou d’un projet d’avenir non seulement pour l’Espagne, mais aussi pour l’Europe ?

 

La perte de territoires jadis dominés est pour beaucoup de musulmans l’objet d’une mémoire douloureuse, bien plus que ne l’est pour les chrétiens le passage à l’islam de régions qui avaient pourtant été le berceau du christianisme, comme la Turquie et le Proche-Orient.

Les intellectuels musulmans ont des opinions très variées, comme leurs équivalents d’autres religions. Certains font d’al-Andalus un slogan à multiples fonctions. Après l’échec d’Alexandrie et de la Bosnie, il sert à présenter le visage d’un islam bigarré et tolérant. Chez certains exaltés, il alimente le rêve de la reconquête d’une terre autrefois soumise, d’une contre-reconquista, donc. Ce sont eux qui demandent qu’on leur «rende» la mosquée-cathédrale de Cordoue, d’ailleurs elle-même construite sur les ruines d’une église…

 

Serafin Fanjul est à la fois philologue et professeur de littérature arabe. Comment jugez-vous ce livre sur le plan de l’érudition ? Vous a-t-il fait découvrir des éléments que vous ignoriez ?

 

Fanjul a enseigné à la Complutense de Madrid, sans doute la meilleure université d’Espagne, la langue et la littérature arabes, dont il a traduit plusieurs chefs-d’œuvre. Or, curieusement, l’accent du livre porte moins sur les textes arabes que sur l’histoire de l’Espagne. Je ne suis nullement spécialiste de ces questions et ne me risquerai pas à juger. En tout cas, le livre m’a appris mille choses dont je n’avais pas la moindre idée, mille petits faits historiques ou détails de vie quotidienne: habillement, cuisine, architecture. Sans compter un réjouissant sottisier d’auteurs français, espagnols, italiens.

 

 

http://www.lefigaro.fr/livres/2017/10/26/03005-20171026ARTFIG00019–al-andalus-l-inventiond-un-mythe-de-serafin-fanjul.ph



Rémi Brague : «On parle de “retour du religieux”, mais il n'est jamais parti»


FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans son essai Sur la religion, le professeur émérite de philosophie nous délivre des préjugés et des raccourcis qui nous poussent, par facilité, à mettre toutes les religions dans le même sac.Par Eugénie Bastié

Publié le 7 février 2018 à 19:30, mis à jour le 7 février 2018 à 20:06

https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2018/02/07/31004-20180207ARTFIG00333-remi-brague-on-parle-de-8220retour-du-religieux8221-mais-il-n-est-jamais-parti.php

Rémi Brague. Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

Islam, laïcité, racines chrétiennes… On croyait la religion enterrée, voilà qu'elle resurgit avec fracas dans la modernité. C'est à cette vaste question que le professeur émérite de philosophie consacre son essai «Sur la religion». Derrière un titre imprécis se cache justement une entreprise de distinction.

À lire aussi : Quand Rémi Brague pulvérise les dogmes relativistes

À une époque qui relativise et euphémise, Rémi Brague redonne le sens des mots et le goût de la rigueur. Du Deutéro-Isaïe au discours de Ratisbonne, en passant par les hadiths et les traités de Maïmonide, ce polyglotte nous plonge dans les textes, retourne aux sources de ce que nous appelons religions pour mieux montrer ce qui les différencie. Elles n'ont pas toutes le même rapport à la violence et à la loi. Il nous rappelle que la laïcité est un produit du christianisme et qu'il est illusoire de vouloir imposer à l'islam le schéma appliqué au catholicisme en 1905. Il souligne qu'une laïcité abrasive qui plaide pour une «société laïque» est à la fois absurde et inopérante. Un essai salutaire….

 

Rémi Brague : «La législation d'origine divine constitue le centre de l'islam»

INTERVIEW - L'auteur, membre de l'Institut, spécialiste de la philosophie grecque et de la philosophie médiévale arabe et juive, décrypte la doctrine de la religion musulmane.

Par Marie-Laetitia Bonavita

Publié le 27 novembre 2015 à 16:49

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/11/27/31003-20151127ARTFIG00203-remi-brague-la-legislation-d-origine-divine-constitue-le-centre-de-l-islam.php

 

Rémi Brague. Sébastien SORIANO/Le Figaro

LE FIGARO. - Les djihadistes qui ont mené les attentats de janvier et du 13 novembre en appellent à Allah. Ont-ils quelque chose à voir avec l'Islam?

Rémi BRAGUE. - De quel droit mettrais-je en doute la sincérité de leur islam, ni même le reproche qu'ils adressent aux «modérés» d'être tièdes. Rien à voir avec l'islam? Si cela veut dire que les djihadistes ne forment qu'une minorité parmi les musulmans, c'est clair. Dans quelle mesure ont-ils la sympathie, ou du moins la compréhension, des autres? J'aimerais avoir là-dessus des statistiques précises, au lieu qu'on me serine «écrasante majorité» sans me donner des chiffres.

Les djihadistes invoquent eux-mêmes Mahomet, le «bel exemple» (Coran, XXXIII, 21). Ils expliquent qu'avec des moyens plus rudimentaires qu'aujourd'hui, il a fait la même chose qu'eux: faire assassiner ses adversaires, faire torturer le trésorier d'une tribu vaincue pour lui faire cracher où est le magot, etc. Ils vont chercher dans sa biographie l'histoire d'un jeune guerrier,

 
Père François Jourdan : «On ne peut pas faire comme si on ignorait ce qu'il y a dans le Coran !»

FIGAROVOX/ENTRETIEN - A l'occasion de la réédition en format poche de son livre sur l'islam et le christianisme, le Père François Jourdan revient sur la tribune mettant en cause l'antisémitisme de certains versets du Coran. Il appelle à être lucide sur la violence des textes sacrés musulmans.

Par Paul Sugy 

Publié le 4 mai 2018 à 20:28


https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2018/05/04/31004-20180504ARTFIG00382-pere-francois-jourdan-on-ne-peut-pas-faire-comme-si-on-ignorait-ce-qu-il-y-a-dans-le-coran.php

 

Wikimedia commons

 

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L'Artilleur

Le Père François Jourdan est islamologue et théologien eudiste. Il est l'auteur de Islam et Christianisme, comprendre les différences de fond, paru en novembre 2015 aux éditions du Toucan et réédité dans un format poche en mars 2018.


FIGAROVOX.- Lors de la première édition de votre livre, vous pointiez du doigt la superficialité du dialogue inter-religieux entre chrétiens et musulmans depuis Vatican II. Jugez-vous que la situation est différente aujourd'hui?

Père François JOURDAN.-
 Non, la situation n'a pas changé car elle est toujours bloquée par la peur mutuelle (inavouée) et le manque de liberté implicite qui empêche de travailler pour comprendre l'autre et se comprendre mieux soi-même. Par facilité, on se contente et on est installé, depuis environ 1980, dans des rencontres de salon, sympathiques à bon compte. L'essentiel se réduit alors à se donner bonne conscience, se dire qu'on est ouvert (à condition de se préserver!). Qui voudrait déranger cette situation passera pour «antimusulman», «islamophobe» et opposé au «dialogue». L'islamologie est en déclin dans l'Université française comme dans les églises. Ce n'est pas bon signe, et gravement imprudent avec une religion comme l'islam d'aujourd'hui qui est en crise pour longtemps et sur des bases propres qui posent problème.

Dans une tribune, de nombreuses personnalités médiatiques, intellectuelles et politiques ont demandé aux musulmans d'abroger les passages du Coran qui appellent à l'antisémitisme. Selon vous, le Coran appelle-t-il à la haine des juifs?

C'est très politiquement incorrect, mais le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme» des 300 personnalités demande l'obsolescence des versets du Coran violents contre les juifs, les chrétiens et les incroyants. Cela devait arriver un jour, d'une manière ou d'une autre. Nous ne sommes plus dans les sociétés anciennes où l'on ne savait ni lire ni écrire ; aujourd'hui, on a accès aux textes religieux de toute l'humanité. Mais pour les musulmans, le Coran est intouchable puisqu'il aurait été rédigé par Dieu Lui-même de toute éternité ; et donc cette demande met en cause cette divinité du texte coranique. Par peur, jusque-là on évitait cette critique, ou on se contentait de fuir en invoquant le contexte ou l'interprétation variable, sans les mettre à exécution. Une des conséquences des attentats notamment contre des juifs, commis au nom du Dieu de l'islam, c'est de provoquer cette réaction du Manifeste, et il y en aura d'autres.
Nous ne sommes plus dans les sociétés anciennes où l'on ne savait ni lire ni écrire ; aujourd'hui, on a accès aux textes religieux.Les djihadistes ont leurs imams et connaissent ces versets et cette attitude de Dieu selon le Coran. Dans sa transcendance pesante, Dieu est «le meilleur des ruseurs», et «égare qui Il veut», et soulève contre les non-musulmans de nombreux périls. Chut! Il ne faut pas le dire… Eh bien si.

Faut-il que l'État censure certains passages des textes, pour rendre possible un «islam de France»?

L'État ne doit pas entrer dans les solutions techniques internes à l'islam qui sont du ressort des musulmans eux-mêmes ; mais il se doit d'être lucide comme tout un chacun, et agir pour le bien commun et la vie en société. Il doit donc aider toute la société pour continuer à vivre en liberté fondamentale, notamment en matière religieuse, dans une société à pluralité religieuse. Or, par peur, on a occulté par exemple l'avis de la Cour européenne des droits de l'homme qui en 2001 et 2003 a reconnu que la charia s'opposait à la liberté religieuse. Il nous faut voir en face nos problèmes et chacun s'engager à son niveau, sinon c'est la violence à nos portes.

Après son discours aux bernardins, Emmanuel Macron doit-il selon vous s'adresser à présent à la communauté musulmane?

Nous avons tous à agir: le problème est d'ampleur culturelle, politique et religieuse. Il s'agit d'une maturation générale de notre société, avec un cas particulièrement difficile dû au statut divin et «incréé» du Coran selon l'idée que s'en font les musulmans et qu'ils doivent sans doute revoir.
La laïcité n'est pas l'absence de visibilité du religieux, mais la discrétion du religieux.

Christophe Castaner a-t-il raison de comparer le voile des femmes musulmanes au «voile catholique» de sa grand-mère? Sur la question de la dignité de la femme, les différences entre chrétiens et musulmans sont-elles seulement le fruit d'un retard de l'islam dans son entrée dans la modernité?

Nous avons à discerner entre le voile des femmes musulmanes et celui des religieuses catholiques. Toutes les musulmanes ne sont pas des religieuses, et toutes les chrétiennes ne sont pas des religieuses. Mais dans un contexte de laïcité de l'État, et maintenant de pluralité religieuse de fait, il faut sans doute aller aussi vers une laïcité de société. La laïcité n'est pas l'absence de visibilité du religieux, mais la discrétion du religieux. Il nous faut apprendre à éviter le piège d'afficher nos religions. Entre un bijou autour du cou, et un habit caractéristique qui stigmatise, il y a un affichage gravement imprudent qui encourage (sans le dire) les autres à emprunter ce chemin démonstratif et de concurrence inavouée. Toutes les religieuses chrétiennes ne portent pas le voile, et la question est encore discutée chez les chrétiens qui restent en désaccord entre eux. On a tous à s'adapter à cette situation nouvelle. Nous ne sommes plus en société de chrétienté, mais dans une ère interreligieuse totalement nouvelle dans l'histoire humaine.


Vous souhaitiez, en écrivant votre livre, favoriser «la paix entre les religions». Cette paix vous paraît-elle toujours atteignable aujourd'hui?

Si on dort avec des paroles auto-gratifiantes pour positiver et se rassurer sans résoudre les problèmes réels, c'est du pacifisme: ce n'est pas pacifique. Arrêtons de faire l'autruche par le déni. Alors la paix avancera. Sinon, nous serons indignes de la paix et nous ne l'aurons pas. Aidons-nous, entre membres de religions, avec compréhension des situations réellement prises en compte. La paix demande un travail sur nous-mêmes et qui prend du temps. Alors, au travail!.

 

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - L'islamologue François Jourdan revient sur les différences spécifiques qui distinguent l'islam du christianisme. Il déplore un déni de réalité ambiant qui masque les problèmes à résoudre dans le dialogue avec la religion musulmane.


Par 
Eléonore de Vulpillières 
Publié le 22 janvier 2016 à 19:20

https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2016/01/22/31004-20160122ARTFIG00344-islam-et-christianisme-les-impasses-du-dialogue-interreligieux.php

Le père François Jourdan est islamologue et théologien eudiste.Il est l'auteur de Islam et Christianisme, comprendre les différences de fond , paru en novembre 2015 aux éditions du Toucan.

LE FIGARO. - Votre livre Islam et christianisme - comprendre les différences de fond se penche sur une étude approfondie des conditions dans lesquelles pourraient s'amorcer un dialogue islamo-chrétien reposant sur des fondations solides. Quels en sont les principaux dysfonctionnements à l'heure actuelle?

François JOURDAN. - Nous ne sommes pas prêts au vrai dialogue, ni l'islam très figé depuis de nombreux siècles et manquant fondamentalement de liberté, ni le christianisme dans son retard de compréhension doctrinale de l'islam par rapport au christianisme et dans son complexe d'ancien colonisateur. L'ignorance mutuelle est grande, même si on croit savoir: tous les mots ont un autre sens dans leur cohérence religieuse spécifique. L'islamologie est en déclin dans l'Université et dans les Eglises chrétiennes. Le laïcisme français (excès de laïcité) est handicapé pour comprendre les religions. Alors on se contente d'expédients géopolitiques (histoire et sociologie de l'islam), et affectifs (empathie sympathique, diplomatie, langage politiquement correct). Il y a une sorte de maladie psychologique dans laquelle nous sommes installés depuis environ 1980, après les indépendances et le Concile de Vatican II qui avaient ouvert une attitude vraiment nouvelle sur une géopolitique défavorable depuis les débuts de l'islam avec les conquêtes arabe et turque, la course barbaresque séculaire en mer méditerranée, les croisades et la colonisation.

Sur quoi repose la perplexité des Français vis-à-vis de l'islam?

Sur l'ignorance et la perception subconsciente qu'on joue un jeu sans se le dire. On ne dit pas les choses, ou Œ est dit et les Ÿ restent cachés et ressortiront plus tard en déstabilisant tout ce qui a été dit auparavant; les mots ont tous un autre sens pour l'autre. Par exemple le mot prophète (nabî en hébreu biblique et en arabe coranique) ; or le prophétisme biblique actif n'est pas du tout de même nature que le coranique passif devant Dieu. Les erreurs comme sur Abraham qui serait le premier monothéiste et donc le père d'un prétendu abrahamisme commun au judaïsme, au christianisme et à l'islam ; alors que, pour les musulmans, le premier monothéiste de l'histoire est Adam. Mais chut! Il ne faut pas le dire! Pourtant l'islam est foncièrement adamique, «la religion de toujours», et non pas abrahamique puisque l'islam ignore totalement l'Alliance biblique faite avec Abraham et qui est la trame de l'histoire du Salut pour les juifs et les chrétiens où Dieu est Sauveur. En islam Dieu n'est pas sauveur. L'islam n'est pas une religion biblique. Et on se doit de le respecter comme tel, comme il se veut être… et en tenir compte pour la compréhension mutuelle que l'on prétend aujourd'hui afficher haut et fort pour se flatter d'être ouvert.

L'Andalousie de l'Espagne musulmane présentée comme le modèle parfait de la coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans, les très riches heures de la civilisation arabo-islamique sont pour vous autant d'exemples historiques dévoyés. Comment, et dans quel but?

Les conquérants musulmans sont arrivés sur des terres de vieilles et hautes civilisations (égyptienne, mésopotamienne, grecque antique, byzantine, latine) ; avec le temps, ils s'y sont mis et ont poursuivis les efforts précédents notamment par la diffusion due à leurs empires arabe et turc ; mais souvent cela n'a pas été très

Les grands Avicenne et Averroès sont morts en disgrâce.

fécond par manque de liberté fondamentale. Les grands Avicenne et Averroès sont morts en disgrâce. L'école rationnalisant des Mu'tazilites (IXe siècle) a été rejetée. Cela s'est grippé notamment au XIe siècle et consacré par la «fermeture des portes de l'ijtihâd», c'est-à-dire de la réinterprétation. S'il y a eu une période relativement tolérante sous ‘Abd al Rahmân III en Andalousie, on oublie les persécutions contre les chrétiens avant, et après par les dynasties berbères almoravides et almohades, y compris contre les juifs et les musulmans eux-mêmes. Là encore les dés sont pipés: on exagère à dessein un certain passé culturel qu'on a besoin d'idéaliser aujourd'hui pour faire bonne figure.

Estimez-vous, à l'instar de Rémi Brague, que souvent, les chrétiens, par paresse intellectuelle, appliquent à l'islam des schémas de pensée chrétiens, ce qui les mène à le comprendre comme une sorte de christianisme, l'exotisme en plus?

L'ignorance dont je parlais, masquée, fait qu'on se laisse berner par les apparences constamment trompeuses avec l'islam qui est un syncrétisme d'éléments païens (les djinns, la Ka‘ba), manichéens (prophétisme gnostique refaçonné hors de l'histoire réelle, avec Manî le ‘sceau des prophètes'), juifs (Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus… mais devenus musulmans avant la lettre et ne fonctionnant pas du tout pareil: Salomon est prophète et parle avec les fourmis…), et chrétiens (Jésus a un autre nom ‘Îsâ, n'est ni mort ni ressuscité, mais parle au berceau et donne vie aux oiseaux d'argile…). La phonétique des noms fait croire qu'il s'agit de la même chose. Sans parler des axes profonds de la vision coranique de Dieu et du monde: Dieu pesant qui surplombe et gère tout, sans laisser de place réelle et autonome à ce qui n'est pas Lui (problème fondamental de manque d'altérité dû à l'hyper-transcendance divine sans l'Alliance biblique). Alors si nous avons ‘le même Dieu' chacun le voit à sa façon et, pour se rassurer, croit que l'autre le voit pareil… C'est l'incompréhension totale et la récupération permanente dans les relations mutuelles (sans le dire bien sûr: il faudrait oser décoder).

Si l'on reconnaît parfois quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps (et sans le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement qu'on fait du « dialogue  » et qu'on peut donc dormir tranquilles.

Si l'on reconnaît parfois quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps (et sans le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement qu'on fait du ‘dialogue' et qu'on peut donc dormir tranquilles.

Une fois que le concile Vatican II a «ouvert les portes de l'altérité et du dialogue», écrivez-vous «on s'est installé dans le dialogue superficiel, le dialogue de salon, faussement consensuel.» Comment se manifeste ce consensualisme sur l'islam?

Par l'ignorance, ou par les connaissances vues de loin et à bon compte: c'est la facilité. Alors on fait accréditer que l'islam est ‘abrahamique', que ‘nous avons la même foi', que nous sommes les religions ‘du Livre', et que nous avons le ‘même' Dieu, que l'on peut prier avec les ‘mêmes' mots, que le chrétien lui aussi doit reconnaître que Muhammad est «prophète» et au sens fort ‘comme les prophètes bibliques' et que le Coran est ‘révélé' pour lui au sens fort «comme la Bible» alors qu'il fait pourtant tomber 4/5e de la doctrine chrétienne… Et nous nous découvrons, par ce forcing déshonnête, que «nous avons beaucoup de points communs»! C'est indéfendable.

Pour maintenir le «vivre-ensemble» et sauvegarder un calme relationnel entre islam et christianisme ou entre islam et République, se contente-t-on d'approximations?

Ces approximations sont des erreurs importantes. On entretient la confusion qui arrange tout le monde: les musulmans et les non-musulmans. C'est du pacifisme: on masque les réalités de nos différences qui sont bien plus conséquentes que ce qu'on n'ose en dire, et tout cela par peur de nos différences. On croit à bon compte que nous sommes proches et que donc on peut vivre en paix, alors qu'en fait on n'a pas besoin d'avoir des choses en commun pour être en dialogue. Ce forcing est l'expression inavouée d'une peur de l'inconnu de l'autre (et du retard inavoué de connaissance que nous avons de lui et de son chemin). Par exemple, la liberté religieuse, droit de l'homme fondamental, devra remettre en cause la charia (organisation islamique de la vie, notamment en société) . Il va bien falloir en parler un jour entre nous. On en a peur: ce n'est pas «politiquement correct». Donc ça risque de se résoudre par le rapport de force démographique… et la violence future dans la société française. Bien sûr on n'est plus dans cette période ancienne, mais la charia est coranique, et l'islam doit supplanter toutes les autres religions (Coran 48,28; 3,19.85; et 2,286 récité dans les jardins du Vatican devant le Pape François et Shimon Pérès en juin 2014). D'ailleurs Boumédienne, Kadhafi, et Erdogan l'ont déclaré sans ambages.

Vous citez des propos de Tariq Ramadan, qui déclarait: «L'islam n'est pas une religion comme le judaïsme ou le christianisme. L'islam investit le champ social. Il ajoute à ce qui est proprement religieux les éléments du mode de vie, de la civilisation et de la culture. Ce caractère englobant est caractéristique de l'islam
L'islam est-il compatible avec la laïcité?

 

Cette définition est celle de la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être victorieux et gérer le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est globalisant.

Cette définition est celle de la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être victorieux et gérer le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est globalisant. Les musulmans de Chine ou du sud des Philippines veulent faire leur Etat islamique… Ce n'est pas une dérive, mais c'est la cohérence profonde du Coran. C'est incompatible avec la liberté religieuse réelle. On le voit bien avec les musulmans qui voudraient quitter l'islam pour une autre religion ou être sans religion: dans leur propre pays islamique, c'est redoutable. De même, trois versets du Coran (60,10; 2,221; 5,5) obligent l'homme non musulman à se convertir à l'islam pour épouser une femme musulmane, y compris en France, pour que ses enfants soient musulmans. Bien sûr tout le monde n'est pas forcément pratiquant, et donc c'est une question de négociation avec pressions, y compris en France où personne ne dit rien. On a peur. Or aujourd'hui, il faut dire clairement qu'on ne peut plus bâtir une société d'une seule religion, chrétienne, juive, islamique, bouddhiste… ou athée. Cette phase de l'histoire humaine est désormais dépassée par la liberté religieuse et les droits de l'Homme. La laïcité exige non pas l'interdiction mais la discrétion de toutes les religions dans l'espace public car les autres citoyens ont le droit d'avoir un autre chemin de vie. Ce n'est pas la tendance coranique où l'islam ne se considère pas comme les autres religions et doit dominer (2,193; 3,10.110.116; 9,29.33).

La couverture du numéro spécial de Charlie Hebdo commémorant les attentats du 7 janvier, tiré à un million d'exemplaires représente un Dieu en sandales, la tête ornée de l'œil de la Providence, et armé d'une kalachnikov. Il est désigné comme «l'assassin [qui] court toujours»… Que révèle cette une qui semble viser, par les symboles employés, davantage la religion chrétienne que l'islam?

Il y a là un tour de passe-passe inavoué. Ne pouvant plus braver la violence islamique, Charlie s'en prend à la référence chrétienne pour parler de Dieu en islam. Représenter Dieu serait, pour l'islam, un horrible blasphème qui enflammerait à nouveau le monde musulman. Ils ont donc choisi de montrer un Dieu chrétien complètement déformé (car en fait pour les chrétiens, le Père a envoyé le Fils en risquant historiquement le rejet et la mort blasphématoire en croix: le Dieu chrétien n'est pas assassin, bien au contraire). Mais il faudrait que les biblistes chrétiens et juifs montrent, plus qu'ils ne le font, que la violence de Dieu dans l'Ancien Testament n'est que celle des hommes mise sur le dos de Dieu pour exprimer, par anthropomorphismes et images, que Dieu est fort contre le mal. Les chrétiens savent que Dieu est amour (1Jn 4,8.16), qu'amour et tout amour. La manipulation est toujours facile, même au nom de la liberté.

Toutes les religions ont-elles le même rapport à la violence quand le sacré est profané?

Toutes les civilisations ont légitimé la violence, de manières diverses. Donc personne n'a à faire le malin sur ce sujet ni à donner de leçon. Il demeure cependant que les cohérences doctrinales des religions sont variées. Chacune voit ‘l'Ultime' (comme dans le bouddhisme sans Dieu), le divin, le sacré, Dieu, donnant sens à tout le reste: vision du monde, des autres et de soi-même, et le traitement de la violence en fait partie. C'est leur chemin de référence. Muhammad, objectivement fondateur historique de l'islam, a été chef religieux, politique et militaire: le prophète armé, reconnu comme le «beau modèle» par Dieu (33,21) ; et Dieu «prescrit» la violence dans le Coran (2,216.246) et y incite (8,17; 9,5.14.29.73.111.123; 33,61; 47,35; 48,29; 61,4; 66,9…), le Coran fait par Dieu et descendu du ciel par dictée céleste, étant considéré par les musulmans comme la référence achevée de la révélation; les biographies islamiques du fondateur de l'islam témoignent de son usage de la violence, y compris de la décapitation de plus de 700 juifs en mars 627 à Médine. Et nos amis de l'islam le justifient.

Selon la règle ultra classique de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui abrogent ceux qui seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants quand Muhammad est chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive.

Et selon la règle ultra classique de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui abrogent ceux qui seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants quand Muhammad est chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive. Quand, avec St Augustin, le christianisme a suivi le juriste et penseur romain païen Cicéron (mort en 43 avant Jésus-Christ) sur l'élaboration de la guerre juste («faire justement une guerre juste» disait-il), il n'a pas suivi l'esprit du Christ. Gandhi, lisant le Sermon sur la Montagne de Jésus (Mt 5-7), a très bien vu et compris, mieux que bien des chrétiens, que Dieu est non-violent et qu'il faut développer, désormais dans l'histoire, d'autres manières dignes de l'homme pour résoudre nos conflits. Car il s'agit bien de se défendre, mais la fin ne justifie pas les moyens, surtout ceux de demain qui seront toujours plus terriblement destructeurs. Mais les chrétiens qui ont l'Évangile dans les mains ne l'ont pas encore vraiment vu. Ces dérives viennent bien des hommes mais non de Dieu qui au contraire les pousse bien plus loin pour leur propre bonheur sur la terre. Pour en juger, il faut distinguer entre les dérives (il y en a partout), et les chemins de référence de chaque religion: leur vision de Dieu ou de l'Ultime. Au lieu de faire lâchement l'autruche, les non-musulmans devraient donc par la force de la vérité («satyagraha» de Gandhi), aider les musulmans, gravement bridés dans leur liberté (sans les juger car ils sont nés dans ce système contraignant), à voir ces choses qui sont cachées aujourd'hui par la majorité ‘pensante' cherchant la facilité et à garder sa place. Le déni de réalité ambiant dominant est du pacifisme qui masque les problèmes à résoudre, lesquels vont durcir, grossir et exploseront plus fort dans l'avenir devant nous. Il est là le vrai dialogue de paix et de salut contre la violence, l'aide que l'on se doit entre frères vivant ensemble sur la même terre.

 

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Razika
 Adnani : «Pour se réformer, l'islam doit se libérer de l'emprise des
salafistes !»


FIGAROVOX/ENTRETIEN - Selon l'islamologue, la réforme de l'islam est à la fois nécessaire et possible. Contrairement à d'autres, elle affirme que les musulmans peuvent évoluer dans leur rapport aux textes sacrés et les interpréter, pour échapper à une lecture «salafiste» du Coran.


Par 
Paul Sugy

 

Publié le 18 mai 2018 à 16:22, mis à jour le 18 mai 2018 à 16:24


https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2018/05/18/31004-20180518ARTFIG00211-razika-adnani-pour-se-reformer-l-islam-doit-se-liberer-de-l-emprise-des-salafistes.php 

MOHAMMED ABED/AFP

 

Razika Adnani est philosophe et islamologue. Elle est membre du Conseil d'Orientation de la Fondation de l'Islam de France et directrice fondatrice des Journées Internationales de Philosophie d'Alger. Elle a contribué aux travaux du séminaire «Laïcité et fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins. Son dernier ouvrage s'intitule Islam: quel problème? Les défis de la réforme (UPublisher, décembre 2017).


FIGAROVOX.- Selon vous, la question de la définition de l'islam a toujours été problématique. Vous opposez l'islam des juristes à l'islam des soufis: sur quoi se cristallise cette opposition?

Razika ADNANI.- La définition de l'islam est, pour moi, l'une des questions les plus importantes de la pensée musulmane, vu l'influence qu'elle a sur la manière des musulmans de concevoir leur religion.

L'islam des juristes désigne une conception de la religion musulmane où l'organisation de la société est une partie intégrante de celle-ci. Elle est revendiquée par les juristes sunnites et chiites, et également par tous les conservateurs et tous les littéralistes. Selon eux, être musulman consiste à avoir la foi et à se soumettre aux règles de l'organisation sociale de l'islam.

L'islam des soufis est fondé sur l'idée que l'islam est une religion, c'est-à-dire un lien spirituel avec Dieu et non une organisation sociale ; si la foi a besoin de pratique pour s'exprimer, la première pratique religieuse reste la méditation.

Cependant, cette distinction entre ces deux conceptions de l'islam n'exclut pas l'existence de liens qui les rapprochent.

Vers le XIIIe siècle, et après de longues discussions et controverses, les soufis et les juristes ont fini par trouver un terrain d'entente: les soufis ont cessé de raconter aux musulmans que l'organisation sociale n'était pas importante, et les juristes ont fermé les yeux sur certaines pratiques soufies qu'ils considéraient comme hérétiques. Au XXe siècle, pour se défendre contre les salafistes qui les accusaient d'abandonner la pratique de l'islam, les soufis ont également revendiqué la dimension sociale de l'islam. Un autre élément important qui rapproche les soufis et les juristes concerne la question de la pensée, et la révélation. Les soufis, tout comme les juristes, qui sont en grande majorité des littéralistes, ont pris position en faveur de la révélation au détriment de l'intelligence, des facultés intellectuelles. Ce qui explique leur terrain d'entente qui n'a pris fin qu'avec l'arrivée des wahhabites au XVIIIe siècle.

Tout au long du XXe siècle, la dimension juridique de l'islam a été rappelée par les conservateurs pour contrer l'influence de la civilisation occidentale sur les sociétés musulmanes. À force de rappeler l'importance de la dimension sociale, cette dernière a fini par avoir une nette suprématie sur la dimension spirituelle.

Aujourd'hui, la question des deux dimensions de l'islam n'est plus problématique, étant donné que pour la majorité des musulmans, sans renier forcément la dimension spirituelle, la charia est une partie intégrante de l'islam. Cependant d'autres problèmes émergent: comment être musulman et être en harmonie avec son époque? Comment être musulman et vivre en Occident?

Que s'est-il passé lorsqu'au XIIe siècle vous évoquez, au sein de l'islam, une «défaite de la pensée»?

La question de la pensée comme source de connaissance a été posée dès la mort du prophète Mahomet, en 632, c'est-à-dire dès que la révélation s'est terminée. Elle a été suscitée par les nouvelles questions d'ordre social et politique auxquelles les textes ne répondaient pas. Les musulmans se sont alors demandé s'ils avaient le droit d'utiliser leur propre pensée pour les résoudre, où s'ils devaient se contenter de la révélation. Cette question d'ordre épistémologique est, pour moi, fondamentale dans la pensée musulmane, car toutes les autres questions sont influencées ou liées d'une manière ou d'une autre à elle.

À la fin du XIIe siècle, et après cinq siècles de querelles intellectuelles entre ceux qui défendent l'idée d'une pensée musulmane et leurs adversaires, les musulmans ont pris position en faveur de la révélation. C'est ce que j'appelle la défaite de la pensée, car la réflexion s'est effacée au profit d'une lecture littéraliste des textes. Les penseurs du XIXe siècle, qui ont relancé le débat au sujet de la pensée et de la raison, n'ont pas réussi à réhabiliter la première ni à débloquer la seconde, et aujourd'hui une grande partie du monde musulman refuse toujours d'avoir une lecture critique du Coran ou de l'interpréter.

Il y a donc un débat entre les islamologues et les théologiens musulmans… Pourquoi votre interprétation des textes et votre souci de réforme seraient-ils plus légitimes que le conservatisme intransigeant de certains musulmans?

Je dois préciser, tout d'abord, que je suis islamologue et non exégète, même si un islamologue ne peut pas ignorer les textes ni s'empêcher d'essayer de comprendre leur sens.

La réforme de l'islam ne doit pas être une exception accordée aux musulmans d'Occident.

Je ne sais pas si ma thèse est plus légitime, mais je dirais que la réforme que je défends et que je trouve indispensable aujourd'hui est celle qui tend vers l'avenir, qui a comme objectif de rénover, de changer et de construire un nouvel islam plus adapté à l'époque actuelle et aux valeurs de la modernité.

La réforme de l'islam lancée jusque-là est tournée vers le passé. Ceux qui l'ont portée n'ont pas pu se libérer de l'épistémologie salafiste, fondée sur l'idée que la vérité existe chez les salafs, les anciens, ce qui a entravé le projet de réforme de l'islam et des sociétés musulmanes ; le paradoxe le plus absurde des musulmans est de vouloir faire de l'islam une religion universelle et, en même temps, de le figer dans une époque et un lieu donnés.

La réforme dont l'islam et les musulmans ont besoin doit être audacieuse et profonde et, pour cela, elle doit abolir les barrières, les limites et les conditions imposées à la pensée par ceux qui se présentent comme réformistes, mais qui ont en réalité bloqué tout projet de réforme.

Enfin, la réforme de l'islam ne doit pas être une exception accordée aux musulmans d'Occident, mais une exigence qui concerne tous les musulmans ; elle n'est pas une réforme de l'islam d'Occident mais une réforme de l'islam tout court.

Quelles conditions faut-il réunir pour permettre une réforme ambitieuse et efficace de l'islam?

Pour que la réforme de l'islam soit efficace, elle doit commencer nécessairement par celle de la représentation des musulmans de leur propre pensée, lui rendre sa noblesse. Depuis la victoire des écoles et des courants qui ont pris position contre l'intelligence et la réflexion, l'image négative de la pensée créatrice et rationnelle persiste dans les esprits. La question de la pensée face à la révélation est fondamentale dans la pensée musulmane. Toute la situation sociale, politique, culturelle et intellectuelle des musulmans découle de la position qu'ils ont prise par rapport à leur pensée face à la révélation, à l'humain face au divin

L'autre condition de cette réforme est la libération de l'emprise des anciens.

La charia est faite pour une époque révolue, qui n'est pas la nôtre.

Il est impossible aujourd'hui de continuer à aborder la religion, et la concevoir comme les anciens l'ont fait ; la conception de l'islam et par conséquent du musulman est essentielle dans la pensée musulmane.

Pour que cette réforme soit possible, il faut que ceux qui la portent soient conscients des exigences de l'époque actuelle, de ses enjeux mais aussi de ses risques.

Enfin, il faut être convaincu que cette réforme n'est aujourd'hui plus une question de choix mais de responsabilité. Responsabilité envers les musulmans, envers les autres, envers l'islam et envers l'humanité.

Bien comprise et réinterprétée, pensez-vous que la charia puisse malgré tout être compatible avec la laïcité et les droits de l'homme?

La charia inscrite dans les livres de droit par les jurisconsultes des premiers siècles de l'islam ne sera jamais compatible avec la laïcité ni les droits de l'humain, et on ne doit pas chercher à la rendre compatible. Elle a été faite pour une époque révolue, qui n'est pas la nôtre.

Concernant les règles qui sont inscrites dans les versets, beaucoup s'opposent également et totalement à ces valeurs et ces nouveaux principes. Pour ceux-là, la réinterprétation n'est pas la solution. Les musulmans doivent tout simplement les déclarer obsolètes et abroger les recommandations contenues dans ces versets.

Cependant, si les musulmans veulent construire un islam nouveau compatible avec les valeurs de la modernité, il y a dans le Coran d'autres textes qui portent en eux des valeurs de fraternité, d'humanité, de liberté.

Je peux citer par exemple le verset 105 de la sourate 5, la Table Servie: «Ô les croyants! Vous êtes responsables de vous-mêmes! Celui qui s'égare ne vous nuira point si vous, vous avez pris la bonne voie». Je trouve ce verset intéressant, car il recommande clairement à chaque musulman de s'occuper, avant tout, de ses propres affaires. Ainsi, il peut être un appui qui donne au principe des libertés individuelles une légitimité religieuse. Le verset 70 de la sourate 17, le Voyage Nocturne, est un autre exemple intéressant: «Certes, nous avons honoré les fils d'Adam.» Il peut être sans doute un appui pour aller vers d'avantage d'humanisme et d'égalité entre tous les êtres humains. Ces versets, et il y en a d'autres, sont intéressants, car les musulmans peuvent les utiliser comme appui pour construire un islam moderne, à condition qu'ils n'aillent pas chercher leur interprétation dans les livres des anciens, mais qu'ils les lisent à l'aune des cultures actuelles.

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Vous aviez récemment soutenu le texte de 300 signataires proposant de «frapper d'obsolescence» certains versets du Coran, en particulier ceux appelant à la haine des non-musulmans. Pourquoi les musulmans sont-ils si peu nombreux à soutenir une telle initiative?

J'ai réagi dans vos colonnes aux propos tenus par les représentants de l'islam en France à la suite de la publication de ce manifeste, affirmant qu'en islam on ne pouvait pas «frapper d'obsolescence», autrement dit déclarer des versets obsolètes ou dépassés par le temps. C'est une erreur, car les musulmans depuis les premiers siècles de l'islam ont eu recours à cette pratique pour résoudre certains problèmes juridiques qui se posaient, comme pour le verset qui recommande de couper la main du voleur et, plus tard, ceux qui concernent l'esclavage. Encore une fois, frapper d'obsolescence un verset ne signifie pas le supprimer du Livre!

Cette réaction étonnante des représentants de l'islam en France n'est certainement pas due à une méconnaissance de l'islam, de son histoire, de sa jurisprudence. C'est pour cette raison qu'il faut aller chercher du côté des facteurs psychologiques et sociopolitiques. Le fait que le manifeste soit très partiel d'une part, et que ses signataires soient, dans leur très grande majorité, des non-musulmans, n'est pas à négliger. Cela en grande partie la réaction de crispation et de rejet de la part des musulmans. Il y a aussi le fait que le manifeste pose le problème de l'antisémitisme, très sensible en France, dans les textes coraniques. Les musulmans se sont mis alors dans une situation de défense où les sentiments l'ont emporté sur le raisonnement, l'objectivité et la rigueur scientifique. Tout ceci révèle le mal-être intercommunautaire qui s'est installé en France.

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FIGAROVOX/TRIBUNE - Razika Adnani dresse un état des lieux des enjeux et des modalités d'une réforme efficace de l'islam en France : une telle entreprise est intellectuelle bien plus que politique, et ne devra pas se limiter à une réforme de surface.

Par Razika Adnani
Publié le 28 février 2018 à 11:33

 

https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2018/02/28/31004-20180228ARTFIG00142-reformer-l-islam-de-france-ou-reformer-l-islam-tout-court.php

 

SIPA


Razika Adnani est une écrivaine, philosophe et islamologue algérienne, fondatrice des Journées philosophiques d'Alger. Elle a contribué aux travaux du séminaire «Laïcité et fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins.


Emmanuel Macron a annoncé, il y a quelques jours, une série de mesures concernant l'islam en France. Ces décisions portent sur la formation des imams et le financement du culte musulman. L'objectif de ces réformes est de rompre avec la tutelle de certains pays et leur mainmise sur l'islam et les musulmans de France. Ce qu'il était temps de faire car, si la France est un pays laïc où l'État ne doit pas s'occuper des affaires du religieux, ce n'est pas une raison pour que la gestion du culte des citoyens français soit sous le contrôle de pays étrangers. Cependant cette mesure est loin d'être la solution contre le salafisme et le radicalisme car, d'une part, ces phénomènes sont aujourd'hui confortablement installés en France et, d'autre part, la révolution numérique et les moyens de communication ont aboli les frontières.

On ne peut évoquer une réforme de l'islam que si l'on interroge l'islam

Autre élément important à préciser: ces décisions ne constituent en aucun cas une réforme de l'islam, mais seulement une réforme de la gestion de l'islam de France, c'est-à-dire de son organisation. On ne peut évoquer une réforme de l'islam que si l'on interroge l'islam en tant que religion. Interrogation qui concerne non seulement la manière de comprendre et de pratiquer l'islam, mais aussi la relation que les musulmans entretiennent avec les textes. Cela passera nécessairement par un travail sur l'histoire de l'islam et de la pensée musulmane dans l'objectif d'une révision des théories et des concepts qui ont entouré l'islam et en ont fait ce qu'il est aujourd'hui. La réforme de l'islam, que l'époque actuelle exige, ne peut donc pas se contenter d'une réinterprétation de certains textes coraniques ou de remettre en cause l'authenticité des certains hadiths. Elle doit être une réforme qui remue en profondeur les idées installées contre lesquelles la pensée se heurte dès lors qu'il faut penser ou repenser l'islam.

La réforme de l'islam n'est pas une question de décision politique

Une telle tâche n'est assurément pas une question de décision politique. Il s'agit d'un travail intellectuel qui ne peut émaner que d'une prise de conscience de l'existence d'un problème et du désir d'y apporter des solutions. Il doit être fait par ceux qui portent cette religion: les musulmans de confession ou de culture. Nouer le dialogue et l'échange avec les adeptes des autres religions et avec d'autres cultures est certainement louable, mais c'est aux musulmans que revient le rôle de réformer leur religion. Tout discours, concernant la question de la réforme de l'islam, venant des non musulmans et notamment des Occidentaux sera vu par la grande majorité des musulmans comme une intrusion étrangère dans les affaires de leur religion et une nouvelle offensive de l'Occident contre l'islam. Cela sera un alibi pour les conservateurs pour riposter et précipitera ainsi l'échec du projet de réforme que certains intellectuels musulmans, qui ne vivent pas forcément en France, veulent porter aujourd'hui.

La réforme de l'islam ne peut se faire que par les intellectuels : des islamologues, autrement dit ceux qui pensent l'islam avec rationalité et objectivité.

Si la réforme de l'islam dépend étroitement de la volonté politique, le rôle de cette dernière consiste à protéger et à faire entendre la voix de ces penseurs qui proposent une nouvelle manière de comprendre et de pratiquer l'islam, un autre islam qui n'est pas celui des anciens, mais celui des musulmans d'aujourd'hui et de demain.

Former les imams aux valeurs de la République ne fera pas d'eux forcément des islamologues

La réforme de l'islam ne peut se faire que par les intellectuels: des islamologues, autrement dit ceux qui pensent l'islam avec rationalité et objectivité ; tous ceux qui parlent de l'islam ne sont pas des islamologues tout comme tous ceux qui parlent des phénomènes naturels ne sont pas des physiciens. La formation des imams aux valeurs de la République, la laïcité et la démocratie, est certainement indispensable. Elle n'est cependant pas une garantie de faire d'eux des islamologues, autrement dit les artisans de cette réforme réelle et profonde dont a besoin l'islam. Tout d'abord, les imams sont des religieux gardiens de leur paroisse. Ensuite, comme beaucoup de ceux qui défendent les valeurs de la modernité, ils se contentent souvent d'affirmer que l'islam n'est pas incompatible avec ces valeurs sans que ce discours n'entraîne un désir de rectification ou de rénovation.

La réforme de l'islam ne peut se faire indépendamment des autres pays musulmans

Évoquer «la réforme de l'islam de France», dans le sens de s'occuper de ne réformer que l'islam qui existe en France et en faire un islam distinct, comporte une arrogance teintée d'une ignorance. Si les problèmes qu'engendre la présence de l'islam en France posent la question de sa réforme, celle-ci ne peut se faire en France ou en Occident indépendamment des autres pays musulmans. Envisager un islam en France réformé et moderne, alors que dans les autres pays musulmans il continue d'être figé et pratiqué dans sa version traditionnelle, est impossible sauf si cela ne touche qu'aux apparences et c'est ce que veulent justement les conservateurs. Les musulmans de France vivent certes en France, mais lorsqu'il s'agit de leur religion, c'est vers les pays musulmans, pour la grande majorité leur pays d'origine, qu'ils se tournent ; cela ne fera qu'accroître leur sentiment, lorsqu'ils veulent être pratiquants, qu'ils vivent dans un pays qui ne leur permet pas d'être de bons musulmans.

L'idée d'un islam spécifique à la France accentuera la crispation et le rejet de la réforme

La réforme de l'islam n'est pas celle de l'islam de France ou d'Occident, mais celle de l'islam tout court.

L'idée d'un islam de France, ou d'un islam français comme certains préfèrent traduire cette expression, autrement dit d'un islam spécifique à la France, est une utopie. Si l'islam se divise en plusieurs islams, ces derniers ne se caractérisent pas selon leurs zones géographiques mais selon leurs doctrines. Certaines spécificités culturelles, relatives à la manière de le pratiquer dans les différents pays, ont été éliminées par le projet de réislamisation des musulmans mené par les wahhabites et mis au point grâce à l'argent du pétrole et aux moyens numériques. Jadis, lors des premiers siècles de l'islam, les Médinois avaient également riposté contre l'école de l'Irak notamment qui voulait son propre islam. L'idée d'un islam spécifique à la France ne fera que renforcer les attaques de ceux qui croient détenir le vrai islam. Ils s'appuieront sur l'argument que l'Occident veut la fin de l'islam, ce qui accentuera la crispation et le rejet de cette réforme.

La réforme de l'islam, qui n'est plus aujourd'hui une question de choix mais de responsabilité, n'est pas celle de l'islam de France ou d'Occident, mais celle de l'islam tout court. Elle n'est pas non plus une exclusivité pour les musulmans de France ou d'Occident, car ceux qui vivent dans les pays à majorité musulmane ne sont pas à l'abri des bouleversements que connaît le monde et ne sont pas insensibles aux problèmes que rencontre l'islam dans les sociétés actuelles. Cependant, les problèmes que rencontre l'islam en Occident et les débats à son sujet que permet la France sont très importants. Ils invitent les musulmans, y compris ceux qui ne vivent pas en Occident, à interroger leur religion ; à poser les questions qui étaient jusque-là taboues. Ils sont contraints de le faire s'ils veulent affronter les défis de l'époque actuelle et de l'avenir.

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«L'apprentissage de l'arabe est inutile pour lutter contre l'islamisme»
FIGAROVOX/TRIBUNE - Alors que l'Institut Montaigne vient de publier un rapport préconisant l'étude de l'arabe pour lutter contre l'expansion de l'idéologie islamiste en France, Razika Adnani explique que cette mesure serait contre-productive.
Par Razika Adnani

 

Publié le 13 septembre 2018 à 19:06, mis à jour le 4 décembre 2018 à 10:05

 

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/09/13/31003-20180913ARTFIG00310-l-apprentissage-de-l-arabe-est-inutile-pour-lutter-contre-l-islamisme.php

 

 

FRED DUFOUR/AFP


Razika Adnani est philosophe et islamologue. Elle est membre du Conseil d'Orientation de la Fondation de l'Islam de France et directrice fondatrice des Journées internationales de Philosophie d'Alger. Elle a contribué aux travaux du séminaire «Laïcité et fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins. Son dernier ouvrage s'intitule Islam: quel problème? Les défis de la réforme (UPbublisher, décembre 2017).


Un des éléments du récent rapport de l'Institut Montaigne qui a le plus provoqué de controverses est celui relatif au développement de l'apprentissage de la langue arabe pour contrer «la fabrique de l'islamisme».

Apprendre l'arabe serait donc un moyen pour lutter contre l'islamisme, ce qui est tout à fait absurde. Il suffit de regarder les pays du sud de la Méditerranée, l'Algérie ou le Maroc par exemple, pour réaliser que l'arabisation ne les a pas empêchés de sombrer dans le salafisme et le radicalisme. C'est même le contraire qui est vrai.

Cela ne signifie pas que la langue arabe est la cause de l'islam radical, de sorte que son apprentissage engendrerait inévitablement le fondamentalisme et le fanatisme. Nacer Abou Zayd écrivait dans cette langue et on ne peut pas qualifier ses ouvrages de radicalistes ni de fanatistes.

La langue arabe est la langue du Coran, elle est liée à l'islam et celui-ci est depuis des siècles dominé par le discours salafiste et fondamentaliste.

Cependant, la langue arabe est la langue du Coran, elle est liée à l'islam et celui-ci est depuis des siècles dominé par le discours salafiste et fondamentaliste. Bien que ces derniers ne s'expriment pas qu'en langue arabe, celle-ci demeure le premier vecteur de leur pensée. L'apprentissage de la langue arabe pour les musulmans de France réduira la distance entre eux et le discours salafiste et fondamentaliste s'exprimant majoritairement en langue arabe et accentuera le problème de leur intégration.

Cependant, les auteurs de ce rapport ne voient pas ainsi les choses. Selon eux, l'apprentissage de la langue arabe à l'école empêcherait les enfants de confession musulmane d'aller à la mosquée pour apprendre la langue arabe ce qui les expose au discours radicaliste islamiste. Or, les parents n'envoient pas leurs enfants à la mosquée pour qu'ils apprennent la langue arabe, mais la religion musulmane. L'apprentissage de la langue arabe à l'école n'empêchera donc pas les parents de continuer à envoyer leurs enfants à la mosquée. La preuve en est que cette langue est déjà dispensée dans les écoles françaises sans que cela ne détourne les jeunes musulmans de la mosquée. Cela ne signifie pas qu'il faut interdire l'apprentissage de la langue arabe, mais tous simplement ne pas croire que l'enseignement de cette langue sera un moyen pour lutter contre la «fabrication de l'islamisme».

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Les auteurs de ce rapport ajoutent que l'apprentissage de la langue arabe permettrait aux musulmans de lire directement les textes coraniques, ce qui les dispenserait de l'intermédiaire des islamistes. Or, pour s'informer au sujet de leur religion les musulmans y compris les arabophones ne lisent pas le Coran hormis une petite minorité, mais les livres des docteurs de l'islam. D'une part, le Coran n'est pas accessible à tous, le lire demande des connaissances plus approfondies en matière de langue, mais aussi d'histoire de l'islam et de théologie. D'autre part, sous l'emprise de l'esprit salafiste, la grande majorité des musulmans sont convaincus que les premiers musulmans sont ceux qui ont le mieux compris le Coran et ils pensent que c'est à leurs commentaires et leur théologie qu'il faut se référer pour comprendre leur religion.

La réforme de l'islam ne peut se faire que si l'on interroge l'islam en tant que religion pour l'adapter à l'époque actuelle et aux valeurs de la modernité.

Quant à l'idée d'un clergé ou d'un grand «imam de France» qui unifierait la voix des musulmans, tout d'abord, il faut rappeler que le monde chiite a toujours eu un clergé (des imams et des ayatollahs). Pourtant, la situation de l'islam chez les chiites n'est pas meilleure que chez des sunnites. Ensuite, si on ne reconnaît pas dans le sunnisme une autorité suprême cela ne signifie pas qu'elle soit inexistante. La mosquée al-Azhar au Caire par exemple occupe en quelque sorte ce rôle. Pourtant, le monde sunnite n'a pas pu sortir de l'impasse dans laquelle il s'est retrouvé.

Enfin, parce que le clergé tient, presque par nature, un discours traditionaliste, l'instauration d'une telle institution serait une entrave, si elle dispose d'une autorité, pour l'émergence d'un discours moderniste au sein de l'islam en France.

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Ainsi, ni l'apprentissage de la langue arabe ni l'instauration d'un clergé ne permettront de contrer le radicalisme et le salafisme. Seule une «véritable réforme» de l'islam le permettra en France et ailleurs ; elle ne se fera pas en France indépendamment des pays musulmans. Aussi la réforme de l'islam ne peut-elle se faire que si l'on interroge l'islam en tant que religion pour l'adapter à l'époque actuelle et aux valeurs de la modernité. C'est pour cela que le projet d'Emmanuel Macron concerne la réforme de la gestion du culte musulman en France et non celle de l'islam. Ce travail de réforme de l'islam doit se faire en parallèle avec une éducation qui inculque aux enfants l'esprit des lumières et les valeurs de la laïcité. C'est la meilleure manière de contrer tout fanatisme et tout radicalisme.