Procès des attentats de janvier 2015 : « L'assassin continue de courir »

La journaliste Zineb El Rhazoui a dénoncé mercredi à la barre « la conspiration du silence et de la lâcheté » face à la menace islamiste.

 

Par Marion Cocquet

Modifié le 10/09/2020 | Le Point.fr

 
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Elle n'était pas à Paris le 7 janvier 2015. Elle n'a pas assisté à la scène de massacre qui a été si précisément rapportée par les témoins et les victimes – les corps entremêlés, l'odeur de la poudre et du sang, les gémissements, des descriptions d'ailleurs trop longues au goût de Me Coutant-Peyre, avocate de la défense, qui s'en est plainte à l'ouverture de l'audience. Zineb El Rhazoui n'était pas là, et elle insiste sur le fait que sa « petite personne n'a pas grande importance », qu'elle vient « avec humilité », et qu'elle ne s'est jamais considérée comme une victime directe de l'attentat.

Ce 7 janvier 2015, la jeune femme était à Casablanca. Alertée de l'attaque par un collègue marocain, elle essaie de joindre Charb en vain. Puis Luce Lapin, la secrétaire de rédaction, qui lui répond en chuchotant : « Je suis cachée, il y a au moins dix morts, Charb est mort. » Elle entend « un hurlement de bête blessée » : l'urgentiste Patrick Pelloux, chroniqueur à Charlie, arrivé parmi les premiers sur les lieux du drame. Elle apprend qu'Honoré est mort lui aussi, et Wolinski, TignousCabu. « À la télé, ils parlaient de douze tués, j'avais besoin de savoir qui étaient les autres personnes, comme une jauge macabre qu'il fallait remplir. Ça a pris toute la journée. Le dernier nom que j'ai appris a été celui d'Elsa Cayat. J'avais envie que la terre s'ouvre et m'avale. »

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« Descente aux enfers »

 

La constitution de partie civile de Zineb El Rhazoui sera-t-elle retenue ? Elle fera débat, du moins. La cour l'entend, cependant, parler de son parcours de journaliste et de militante. Elle a perdu ce jour-là sa famille professionnelle, dit-elle, une seconde fois, après avoir vu le journal marocain où elle avait fait ses débuts fermer sur ordre du régime. Elle avait rencontré l'équipe de Charlie après avoir rejoint le Mouvement du 20 février, créé dans la foulée des Printemps arabes. « Ils m'ont offert un endroit où j'étais aimée, respectée. Quand on est né musulman et qu'on est athée, on est dans une traque permanente. »

Elle vit auprès de l'équipe les premières attaques des années 2010, la « descente aux enfers du journal, conspué par des gens dont on attendait qu'ils le défendent », écrit avec Charb une bande dessinée sur la vie du prophète Mahomet. Le directeur de Charlie était devenu un ami. Ce 7 janvier, au petit matin, elle lui avait proposé une chronique sur les nouvelles règles édictées par Daech, organisant la vente des femmes et réglant d'épineuses questions : si j'achète deux sœurs, puis-je coucher avec l'une et l'autre ? À partir de quel âge puis-je vendre l'enfant de mon esclave ? Une horreur, mais une « matière humoristique » inouïe.

« J'ai vécu la culpabilité du survivant, poursuit Zineb El Rhazoui. Pas seulement parce que j'étais vivante et qu'eux étaient morts, mais aussi parce que je portais la ligne éditoriale pour laquelle ils avaient été tués. Et puis avec le temps, on se dit que les seuls coupables sont ceux qui ont tué et l'idéologie qui les a armés. Moi, j'ai la chance de vivre, et en tant que survivante, j'ai le devoir de faire vivre la cause. » La cause, et un combat radical. Le président lui demande de « recentrer » le propos, elle se torture les mains, elle a un tremblement, elle reste un moment silencieuse. Mais elle revient à la charge et transforme la barre en tribune, attaquant « la conspiration du silence et de la lâcheté » qui a permis à la menace terroriste de grandir, attaquant le « nouveau fascisme » de l'islamisme, attaquant le CCIF, le Collectif contre l'islamophobie en France.

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« Le terrorisme islamique a muselé les gens »

« Le sentiment que j'ai aujourd'hui, c'est que, de façon allégorique, l'assassin continue de courir. Sinon pourquoi est-ce que je serais toujours sous protection policière ? » Celle-ci a débuté à son retour à Paris, le 8 janvier 2015. Elle n'a pas cessé depuis, et Zineb El Rhazoui raconte comment elle s'est cent fois imaginée, en cas d'attaque en présence de son mari et de sa fille, courir dans le sens inverse du leur pour qu'ils soient épargnés. « Les gens qui vivent ma situation aujourd'hui se vivent comme des condamnés à mort. Comment se dire que cette menace est théorique quand on l'a vue exécutée sur Charb ? Il parlait parfois de son propre assassinat. On en parlait, on en riait, on riait de tout, mais c'était une menace omniprésente, et elle continue aujourd'hui de peser. »

La journaliste poursuit, insiste, accuse. « Le terrorisme islamique a muselé les gens, les a muselés littéralement. Je ne peux pas reprocher à quelqu'un d'avoir peur de cette idéologie de la mort, mais je ne peux pas supporter la blague de ceux qui donnent d'autres noms à leur lâcheté, qui disent “nous, nous respectons”, comme si Charlie ne respectait pas les gens. Je pense que si un jour je me résous à me dire que les Kouachi ont gagné, je me suiciderai. » Sur ces mots-là, elle bute pour la première fois.

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