Pour que la liberté ne
devienne pas une caricature…
... "Causeur" republie les dessins
Par Elisabeth
Lévy - 2 septembre 2020
https://www.causeur.fr/charlie-hebdo-proces-tout-ca-pour-ca-181196
La Une de
"Charlie Hebdo" du 2 septembre 2020
Le même jour, on
célèbre le droit au blasphème et on appelle à la censure de Valeurs
actuelles.
Tous Charlie, bien sûr. Comme le 11 janvier 2015 et comme à
chaque anniversaire. On ne s’engueule pas devant des tombes. Le procès qui
s’ouvre, à défaut d’être « historique », comme on le répète à l’envi,
permettra peut-être de retracer la litanie des renoncements, accommodements et
plus encore des aveuglements militants qui ont préparé ces funestes journées
des 7, 8 et 9 janvier 2015, au cours desquelles 17 personnes ont été froidement
assassinées. Les coupables ne seront pas jugés. Mais ils ne sont pas sortis de
nulle part.
En attendant, toute la presse salue la « une » de Charlie
Hebdo et son choix courageux de republier les caricatures danoises du
Prophète que les frères Kouachi, le 7 janvier 2015 ont prétendu venger à coups
de kalachnikovs. Et applaudit les mots de Riss, le directeur de
l’hebdomadaire : « Nous ne nous coucherons pas. Nous ne
renoncerons jamais ».
Offenser l’islam ou
toute autre croyance n’est évidemment pas une fin en soi. Mais ce sont ceux qui
jugent les musulmans incapables d’endurer la « souffrance de la
liberté » qui les insultent
On aimerait croire à cette belle unanimité, imaginer un pays tout entier
à l’unisson du courage de ces survivants qui vivent sous étroite protection
policière. Mais près de six ans après l’attentat, les illusions lyriques ne
sont plus de mise. Chez les défenseurs du journal, l’ambiance est au
désenchantement. « Qui, aujourd’hui, publierait les caricatures de
Mahomet ? Quel journal ? Dans quelle pièce, quel film, quel livre ose-t-on
critiquer l’islam ? Qui depuis cinq ans ? », s’interrogeait Richard
Malka, l’avocat du journal, dans Le Point du 13 août.
Un des dessins du journal danois Jyllands-Posten,
publié dans « Charlie Hebdo », raison pour laquelle les frères
Kouachi ont tué.
Le propos est un peu injuste, quand on songe au nombre d’ouvrages, de
« unes » (y compris de Causeur) et de reportages (y compris
de journalistes du Monde) qui, depuis six ans, n’ont cessé
d’alerter, de raconter, de dénoncer. Des pétitions et des tribunes ont été
publiées, des intellectuels ont été jugés pour avoir osé dire ce qu’ils
voyaient, par exemple que l’antisémitisme était une des maladies de l’islam.
Rares sont ceux qui, aujourd’hui, oseraient déclarer, à l’instar de François
Hollande, que les territoires perdus n’existent pas.
Et pourtant, la cécité militante n’a pas disparu, le déni poursuit son
œuvre de falsification du réel. Nous savons et nous ne faisons rien, sinon ces
proclamations qui relèvent d’un rituel de réassurance collective.
L’islam radical continue son travail d’emprise et de sécession, comme le
résume Zineb el Rhazoui, dans le Figaro : « Où
que le regard se pose dans l’espace public, on voit des manifestations de
l’islamisation de la société. Pourtant, le déni est encore très répandu. Même
si le discours de l’État a évolué, les actes demeurent néanmoins encore timorés
ou insuffisants face à l’ampleur de cette lame de fond de l’islamisme qui
monte, au point de devenir visible partout, dans toutes les strates de la
société. Dans la rue, dans les endroits chics, populaires, dans les transports,
les musées, à la plage, dans les administrations, l’école, la police, l’armée,
l’hôpital, l’université. Partout. »
Dans ce contexte, on ne peut que saluer la prise de position
de Mohammed Moussaoui, patron du CFCM, qui a appelé les musulmans à
ne pas réagir à la nouvelle parution des caricatures : « La
liberté de caricaturer est garantie pour tous, la liberté d’aimer ou de ne pas
aimer ces caricatures également. Rien ne saurait justifier la violence. »
Un des dessins du journal danois Jyllands-Posten,
publié dans « Charlie Hebdo »
Un progrès notable quand on se rappelle les « oui, ce n’est pas
bien de tuer, mais ce n’est pas bien de caricaturer » qui avaient suivi le
massacre. Reste que, selon un sondage réalisé pour Charlie, 18
% des musulmans français, et 33% des 15-17 ans, refusent encore aujourd’hui, de
condamner l’attentat. On peut se rassurer en répétant que 82% des musulmans,
eux, refusent fermement que l’on tue au nom de leur religion. Cela signifie
qu’il y a au bas mot un million de Français, dont un grand nombre de jeunes,
qui trouvent des excuses aux meurtriers de leurs compatriotes.
Or, bien au-delà de ces musulmans radicaux, et des musulmans tout court,
on a le sentiment que nombre de ceux qui défilaient le 11 janvier ont renoncé à
défendre nos libertés, à commencer par la plus essentielle peut-être, la
liberté d’expression. Emmanuel Macron a rappelé hier que le blasphème était un
droit. Mais l’idée selon laquelle il ne faut pas critiquer les religions,
surtout l’une d’elle, est de plus en plus répandue, chez les politiques, les
journalistes et les croyants de toute obédience. Cela serait stigmatiser des
populations déjà discriminées. Et il faut encore moins caricaturer, cela
pourrait susciter des réactions violentes.
Ainsi dans l’affaire Mila a-t-on entendu la garde des Sceaux,
l’inénarrable Nicole Belloubet affirmer que «
l’insulte à la religion était évidemment une atteinte à la liberté de
conscience » – avant de se rétracter.
Offenser l’islam ou toute autre croyance n’est évidemment pas une fin en
soi. Mais ce sont ceux qui jugent les musulmans incapables d’endurer la
« souffrance de la liberté » (Alain Finkielkraut) qui les
insultent. Si nous avons choisi de publier nous aussi certaines de ces
caricatures, c’est en hommage à Cabu, Charb et tous
les autres, tués pour elles. C’est aussi par respect pour nos compatriotes
musulmans, que nous tenons pour des Français à part entière : nous savons
qu’ils peuvent respecter le droit sacré à l’irrespect.
Un des dessins du journal danois Jyllands-Posten,
publié dans « Charlie Hebdo »
Seulement, au-delà de l’épineuse question des croyances, le refus de la
divergence et la haine du contradicteur deviennent une norme du débat public.
Des minorités offensées pratiquent l’intimidation, numérique ou physique, pour
interdire qu’on les critique ou pour imposer leur récit comme une vérité
officielle. Pour une grande partie de la gauche, décidément inculpabilisable,
le danger, ce n’est pas l’islam radical ou la violence grandissante mais les
populistes et leur instrumentalisation de nos « bas instincts »,
dixit Dupond-Moretti.
Le plus triste, c’est que cette propension à l’exclusion se propage même
chez les défenseurs de Charlie et jusque dans l’équipe du
journal satirique où on a tendance à ignorer tous les soutiens qui ne viennent
pas du bon camp. Alain Finkielkraut observe que Le Monde est Charlie mais
demande dans son édito, le jour même du procès, le bannissement des
journalistes de Valeurs actuelles, journal que Le Monde,
autoproclamé arbitre des élégances morales, a décrété raciste. Le pluralisme,
voilà l’ennemi !
En réponse à Mélenchon qui avait placé dans le même sac Charlie,
Marianne et Valeurs actuelles, coupables de harcèlement contre sainte
Danièle Obono, Charlie s’est insurgé
qu’on puisse l’assimiler à un « torchon ». Quel dommage, cela aurait
été très Charlie de défendre un journal soutenant des points
de vue radicalement opposés aux siens. On ne peut pas aimer la liberté et
détester celle de ses adversaires. Le 7 janvier 2015, c’est la liberté que les
terroristes ont voulu assassiner. Liberté de choquer, de déplaire, de rigoler,
de penser seul contre tous et même de se tromper. Ces appels à la censure le
jour où s’ouvre leur procès sont leur victoire.
Publié
le 02/09/2020
https://www.marianne.net/debattons/editos/charlie-hebdo-morts-parce-qu-ils-etaient-seuls
"Charlie Hebdo rappelle
qu’une liberté, en l’occurrence celle de moquer les religions, n’existe pas si
on ne l’applique pas, que ce soit par "respect" des croyances des
autres ou par peur. Pour avoir affirmé cela, en notre nom à tous, les
dessinateurs de Charlie Hebdo sont morts. Ils sont morts parce qu’ils étaient
seuls", explique Natacha Polony.
Abonnez-vous pour profiter de l'ensemble de l'univers Marianne,
tous les contenus réservés aux abonnés : la version digitale du magazine, les
articles de notre site, et les vidéos de Marianne TV. Le premier mois est gratuit.
Retrouvez aussi cet article dans le magazine n°1225 en kiosque cette semaine "Incivilités, dégradations, menaces... Ce qui
pourrit la vie", disponible au format PDF pour 1,99 €,
Tout ça
pour ça… La une de Charlie Hebdo en
cette semaine d’ouverture du procès des attentats est un chef-d’œuvre d’humour
noir, en même temps que d’intelligence. Nous écrivions la semaine dernière que
plus aucun dessinateur ne s’aviserait de représenter Mahomet, ce qui signifie
qu’un dogme religieux s’applique désormais, de fait, aux non-croyants. Charlie Hebdo rappelle que cette
régression est inacceptable, et qu’une liberté, en l’occurrence celle de moquer
les religions, n’existe pas si on ne l’applique pas, que ce soit par « respect
» des croyances des autres ou par peur.
Pour
avoir affirmé cela, en notre nom à tous, les dessinateurs de Charlie Hebdo sont morts. Ils sont
morts parce qu’ils étaient seuls. Si tous les journaux français avaient à
l’époque rappelé qu’on a le droit de rire de tout et que Mahomet, pour un
non-croyant, n’est rien d’autre qu’un personnage plus ou moins historique, les
frères Kouachi et tous les intégristes de la Terre n’auraient pas pu nous tuer
tous. Aussi, nous reproduisons ici la une de Charlie et
le ferons chaque fois qu’il faudra affirmer qu’ils ne seront plus jamais seuls.
Rien de pire que le paternalisme racoleur de ces intellectuels
qui s’érigent en défenseurs « des musulmans » comme entité globale et dénoncent
une « guerre » contre eux, comme si la laïcité avait un jour tué qui que ce fût.
Provocation !
hurlent déjà certains. Les mêmes qui, depuis cinq ans, expliquent qu’ils
condamnent les attentats, mais que, tout de même, Charlie
Hebdo « s’en prend » aux musulmans.
Les mêmes qui considèrent que
lorsque Marianne dénonce
l’intégrisme ou défend la loi d’interdiction des signes religieux à l’école, ou
bien enquête sur la stratégie des Frères musulmans, c’est le fait d’une «
obsession » contre les « musulmans ». Qui, dans ce cas, confond musulmans et
intégristes ? Qui renvoie tous les musulmans dans le camp des
totalitaristes et des rétrogrades ? Nous, à Marianne, n’avons
jamais considéré que les salafistes représentaient l’ensemble des musulmans, et
nos concitoyens de confession musulmane ont notre plus grand respect. Car c’est
les respecter que de considérer qu’ils peuvent et veulent s’intégrer à la règle
commune et qu’ils sont dans la République. Rien de pire que le paternalisme
racoleur de ces intellectuels qui s’érigent en défenseurs « des musulmans »
comme entité globale et dénoncent une « guerre » contre eux, comme si la
laïcité avait un jour tué qui que ce fût.
Si tous les journaux français avaient à l’époque rappelé qu’on a
le droit de rire de tout et que Mahomet, pour un non-croyant, n’est rien
d’autre qu’un personnage plus ou moins historique, les frères Kouachi et tous
les intégristes de la Terre n’auraient pas pu nous tuer tous.
On peut comprendre, bien sûr, que beaucoup de
nos compatriotes musulmans soient lassés de voir leur religion au cœur de
l’actualité. On peut comprendre leur envie de ne plus être un sujet de débat
pour chaînes d’info. Mais peut-être peuvent-ils admettre que, si des
terroristes se réclament de l’islam pour tuer, et si des gens contestent une
loi de la République au nom de cette religion, il y a un sujet. Deux unes de Marianne en deux ans, on est assez loin
de l’obsession…
La laïcité, notamment
l’interdiction des signes religieux à l’école – qui n’a pas attendu l’islam
puisqu’elle était précisée comme une évidence dans la circulaire Jean Zay de
1937 sur le prosélytisme politique –, est ce qui permet à la France de faire
coexister des citoyens de toute croyance et de toute origine. Certains font
semblant de ne pas le comprendre. En cette semaine d’ouverture du procès des
attentats de 2015, Jean-Luc Mélenchon, prenant prétexte d’un texte malsain et
authentiquement raciste de Valeurs actuelles sur
la députée insoumise Danièle Obono, en profitait pour
assimiler Marianne et Charlie Hebdo à l’hebdomadaire adepte
d’Éric Zemmour.
«
Obsession nauséabonde » contre une députée noire ? Jean-Luc Mélenchon, au
vu de son parcours intellectuel, sait pertinemment faire la différence entre
les adeptes d’une France blanche et chrétienne et ceux qui contestent les
positions idéologiques de Danièle Obono, ses
réticences à qualifier de radicalisé un homme refusant
de serrer la main à ses collègues de travail, ses évocations (obsessionnelles,
pour le coup) d’une opposition entre dominants, forcément blancs, et dominés,
forcément de couleur… Mais le chef de file des Insoumis a choisi d’ignorer ceux
qui, au sein même de son mouvement, contestent les thèses sur le « racisme
d’État » et le « privilège blanc ». Il a choisi, tout en se proclamant
universaliste, de valider l’idée selon laquelle défendre la laïcité serait un
rejet des minorités opprimées. Il a choisi, par opportunisme, d’exacerber un
ressentiment mortifère.
Marianne est sur la ligne
de crête, refusant les identitaires des deux bords, défendant l’émancipation.
Du côté du rire, aussi. De l’immense liberté de rire.