Al Andalus, l'invention d'un mythe, de Serafin Fanjul: contes, légendes, clichés et réalité d'une civilisation (26.10.2017)
https://www.lefigaro.fr/livres/2017/10/26/03005-20171026ARTFIG00019--al-andalus-l-inventiond-un-mythe-de-serafin-fanjul.php
Dans l’Europe actuelle confrontée
à une immigration musulmane continue, on aime bien se référer au modèle de cohabitation
pacifique des trois cultures d’Al-Andalus.
L’histoire
de l’Hispanie musulmane ou d’Al-Andalus est ainsi un enjeu archétypique. Au
Moyen Âge, la Péninsule ibérique aurait connu une remarquable et inhabituelle
cohabitation pacifique entre juifs, chrétiens et musulmans. Une admirable
symbiose culturelle qui aurait duré vaille que vaille du VIIIe siècle jusqu’à
l’expulsion des juifs en 1492, voire, jusqu’à l’expulsion des morisques en
1609.
Serafín Fanjul,
affirme qu’il s’agissait, dans la réalité des FAITS, d’«
un régime très semblable à l’apartheid sud-africain » et d’une époque
globalement « terrifiante ». Soulignant que les motifs et les
facteurs de luttes et d’affrontements entre l’Espagne musulmane et l’Espagne
chrétienne ont été prédominants pendant toute la période concernée, il montre
qu’Al-Andalus a été tout sauf un modèle de tolérance.
Il ne
s’agit pas pour lui de nier qu’il y a eu des éléments de communication
culturelle (surtout d’origine hellénistique) jusqu’au XIIe siècle. Mais il s’agit
de montrer qu’il n’y a jamais eu un merveilleux système mixte sur lequel aurait
reposé la cohabitation pacifique ; qu’il n’y a jamais eu un mode de vie
partagé par tous, une même perception du monde valable pour tous.
Al
Andalus, l'invention d'un mythe, de Serafin Fanjul : contes, légendes, clichés et réalité d'une
civilisation (26.10.2017)
Mis à jour le 26/10/2017 à 10h35 | Publié le 26/10/2017 à 06h01
Dans son
essai Al Andalus, l'invention d'un mythe, Serafin
Fanjul déconstruit le mythe romantique d'un islam
éclairé dans l'Espagne médiévale.
Nous
avons tous entendu parler d'al-Andalus, mais qui sait précisément ce que
recouvrent ces deux mots magiques? Un paradis perdu au
cœur d'un Moyen Âge obscur où musulmans, juifs et chrétiens devisaient à
l'ombre de la grande mosquée
de Cordoue. Une
sorte d'anti-Daech en somme… Mais les historiens sont méchants. Voilà que le
rêve se dissipe et qu'une autre réalité apparaît. Avec Al Andalus,
l'invention d'un mythe, Serafin Fanjul ne va pas se faire que des amis, en Espagne
évidemment mais aussi en France. «Les hommes croient
ce qu'ils désirent», disait Jules César. Le mythe d'al-Andalus est calqué sur
le désir que naisse ou renaisse ce fameux «islam des
Lumières» que tant d'esprits appellent de leurs vœux. N'a-t-il pas existé dans
une Hispanie conquise au VIIIe siècle par quelques dizaines de milliers de
guerriers arabes et berbères venus d'Afrique du Nord qui créèrent une
civilisation inédite à laquelle coopérèrent les trois religions du Livre ?
« Les femmes
semblent exclusivement destinées à donner le sein aux enfants. Cet état de
servitude a détruit en elles la faculté de parvenir à de grandes choses
(…) »
Averroès,
médecin et philosophe arabe d'origine espagnole
À travers
700 pages d'une terrible précision, Fanjul, docteur
en philologie sémitique, professeur de littérature arabe et ancien directeur du
Centre culturel hispanique du Caire, broie la légende d'un
multiculturalisme précoce et éclairé. Il défait un mythe qui doit beaucoup au
romantisme et à son exotisme de pacotille. Antifranquiste, Serafin
Fanjul n'est pas précisément un militant de l'Espagne
catholique. Armé d'une immense érudition, il s'est intéressé de près à ce que
disent les chroniques de l'époque et les a confrontées aux clichés ambiants. Le
résultat est à la fois comique et salutaire. Car on rit dans ce livre qui n'est
pourtant pas facile à lire, surtout pour nous Français qui connaissons mal
l'histoire de l'Espagne. «La cohabitation de
toutes les races et de toutes les religions avait créé une atmosphère morale
pure et exquise (…) il s'agissait de la même civilisation que celle qui régnait
dans la Bagdad des Mille et Une Nuits, mais dépourvue de tout
ce que l'Orient a pour nous d'obscur et de monstrueux. L'air subtil et
rafraîchissant de la Sierre Morena l'avait occidentalisée»,
écrit l'arabiste Garcia-Gomez en 1959.
Tueries
et pogroms
- Crédits
photo : serafin
À propos
de cohabitation, Fanjul nous rappelle la longue et
fastidieuse liste des tueries de chrétiens sans oublier les pogroms qui ont
essaimé l'histoire d'al-Andalus entre la conquête arabe et sa reconquête par
les rois catholiques qui se termine par la prise de Grenade en 1492. Il nous
rappelle ce en quoi consistait le statut de dhimmi pour un non-musulman: par exemple, ne pas parler à voix haute à un
musulman ou ne pas construire une maison plus haute que la sienne. Al-Andalus,
paradis sensuel, comme se complut à l'imaginer Théophile Gautier?
Fanjul nous remémore qu'elles étaient
les prescriptions d'un islam devenu très rigoriste sous l'influence des
Almohades. Interdiction de tous les jeux, notamment les dames et les échecs,
prohibition de la musique et relégation des femmes. Les islamistes n'ont rien
inventé. Les femmes? Voilà ce qu'en dit Averroès qui fut d'ailleurs mis au ban: «Elles semblent exclusivement destinées à donner le
sein aux enfants. Cet état de servitude a détruit en elles la faculté de
parvenir à de grandes choses (…) leur vie passe comme celle des plantes, au
service de leurs maris. C'est de là que vient la misère qui dévore nos villes,
étant donné qu'elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes.»
Al-Andalus,
paradis de l'échange interreligieux? Il y eut, à
certaines périodes et dans certains lieux, des échanges cordiaux mais ils ne
furent pas la règle, plutôt l'exception. Ce dans un monde où les mariages
mixtes étaient rares du fait de l'impureté présumée des autres communautés. «Les tentatives de rapprochement doctrinal pacifique sont
anciennes chez les chrétiens tandis qu'elles brillent par leur absence chez les
musulmans, mais cela ne signifie pas que les chrétiens aient été
fondamentalement meilleurs.» Fanjul fait preuve dans
ce livre d'un esprit voltairien, le sarcasme en moins. Il conclut:
«Ce que l'islam a perdu n'est en rien un paradis originel (…) Que les musulmans
réfléchissent donc et ne nous impliquent pas dans leurs frustrations et leurs
échecs: ce sont les leurs avant toute chose.»
«Al Andalus l'inventiond'un
mythe», de Serafin Fanjul,
traduit de l'espagnol par Nicolas Klein, L'Artilleur, 708 p., 28 €.
Rémi
Brague, historien de la philosophie et spécialiste de l'islam. - Crédits
photo : Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro
Rémi
Brague :
L’importance de l'héritage arabe en Espagne est exagérée
L'historien
de la philosophie et spécialiste de l'islam a lu l'essai de Serafin
Fanjul.
LE
FIGARO. - Dans son livre, Serafin Fanjul
déconstruit ce qu'il appelle le « mythe d'al-Andalus ». Sur quoi repose celui-ci?
Rémi
BRAGUE. - D'abord,
une précision sur le mot: al-Andalus n'est pas
l'Andalousie actuelle, qui est une des provinces de l'Espagne, correspondant en
gros à la vallée du Guadalquivir, à l'extrême sud de la Péninsule. Le mot arabe
désigne tout ce qui, à partir de 711, y est passé sous domination
islamique. Elle s'est étendue loin vers le nord, puisque seules y échappaient
les Asturies, le Pays basque et navarrais, la Catalogne. Puis elle a reculé par
à-coups, jusqu'à la fin du royaume de Grenade en 1492. Le mythe a plusieurs
aspects. Pour simplifier, distinguons-en trois. Il y a d'abord l'idée d'un
niveau de civilisation matérielle et de culture exceptionnel dans l'ensemble de
la population ; puis celle d'une coexistence harmonieuse entre juifs, chrétiens
et musulmans dans un climat de tolérance, la « convivencia
» tant chantée; enfin, la thèse d'Américo
Castro selon laquelle les cultures juive et islamique auraient exercé une
influence décisive et durable sur l'Espagne. Fanjul
attaque ces trois dimensions du mythe, mais insiste surtout sur la dernière,
sans pour autant imaginer une continuité parfaite entre toutes les étapes de
l'histoire espagnole, et sans non plus ménager ses sarcasmes contre la légende
franquiste d'une Espagne éternelle.
«La mythification du passé sert de
compensation à des peuples dont la situation présente est peu brillante»
Rémi Brague
En quoi
ce mythe est-il une «chimère» aux yeux de l'auteur?
Tout
simplement en ce qu'il ne repose sur rien, ou presque:
tout au plus des cas isolés, des exceptions censées représenter la règle. Quant
au niveau culturel de l'Andalus, il signale de pures galéjades:
treize mille mosquées à Cordoue! Quant à l'importance prétendue de l'héritage
arabe, elle est exagérée: ainsi, les mots d'origine
arabe représentent 0,50 % du vocabulaire espagnol, et aucun ne concerne la
vie intellectuelle ou spirituelle. Les anachronismes abondent:
on attribue aux Arabes le figuier dit de Barbarie, venu du Mexique, l'arc
outrepassé, attesté au IIIe siècle romain, byzantin et wisigoth (269), le
patio des maisons sévillanes, qui date de la Renaissance, ou la mantille, de la
fin du XVIIIe siècle. Dans beaucoup de cas, on est en présence du
phénomène répandu de l'«invention des traditions»
chère à l'historien britannique Eric Hobsbawm: ce que
l'on croit ancestral et «typique» ne remonte pas plus haut que le
XIXe siècle.
Sur la convivencia, Fanjul dit l'essentiel: elle ressemblait plutôt à l'apartheid
sud-africain; les communautés ne se mêlaient pas et se haïssaient souvent. Mais
ce n'était pas son principal propos. Là-dessus, je renvoie au gros livre de
Fernandez-Morera, The Myth
of the Andalusian Paradise (2016).
Selon Fanjul, l'idéalisation d'al-Andalus est fondée sur un
mélange d'ignorance et d'idéologie mi-victimaire, mi-exotique. Êtes-vous
d'accord avec cette analyse?
L'ignorance
des choses espagnoles est monumentale en France, où la proximité des langues
nous donne l'illusion de la familiarité.
L'exotisme
est double. Il est d'abord chronologique, c'est le rêve, partagé aussi par bien
des Espagnols, d'une sorte de paradis perdu. Pour les autres Européens, un
second exotisme, spatial, s'y superpose. Depuis longtemps, l'Espagne abrite
plusieurs de nos fantasmes. Esthétiques, d'abord:
castagnettes et toreros. Mais surtout moraux. Ce fut d'abord la «légende noire», répandue aux XVIe et XVIIe siècles
par des plumitifs à la solde des dirigeants anglais, français et hollandais,
légitimant le pillage des galions qui portaient en Espagne les métaux précieux
de l'Amérique. Elle fut reprise au XVIIIe par des gens qui n'avaient jamais
franchi les Pyrénées. Puis, au XIXe siècle, on eut l'image d'un peuple si
pittoresque resté primitif et au sang chaud, celui d'Hernani et de Carmen.
Fanjul cite des phrases à se tordre:
Mérimée croyant arabes des monuments gothiques ou baroques; Gautier disant en
1840 que l'Espagne catholique n'existe plus.
Le
ressort psychologique de la victimisation est puissant:
la mythification du passé sert de compensation à des peuples dont la situation
présente est peu brillante.
«Les intellectuels musulmans ont des
opinions très variées, comme leurs équivalents d'autres religions. Certains
font d'al-Andalus un slogan à multiples fonctions»
Rémi
Brague
Quel
statut a al-Andalus aux yeux des intellectuels musulmans?
Celui d'un paradis perdu de l'islam, ou d'un projet d'avenir non seulement pour
l'Espagne, mais aussi pour l'Europe?
La perte
de territoires jadis dominés est pour beaucoup de musulmans l'objet d'une
mémoire douloureuse, bien plus que ne l'est pour les chrétiens le passage à
l'islam de régions qui avaient pourtant été le berceau du christianisme, comme
la Turquie et le Proche-Orient. Les intellectuels musulmans ont des opinions
très variées, comme leurs équivalents d'autres religions. Certains font
d'al-Andalus un slogan à multiples fonctions. Après l'échec d'Alexandrie et de
la Bosnie, il sert à présenter le visage d'un islam bigarré et tolérant. Chez
certains exaltés, il alimente le rêve de la reconquête d'une terre autrefois
soumise, d'une contre-reconquista, donc. Ce sont eux
qui demandent qu'on leur «rende» la mosquée-cathédrale
de Cordoue, d'ailleurs elle-même construite sur les ruines d'une église…
Serafin Fanjul
est à la fois philologue et professeur de littérature arabe. Comment jugez-vous
ce livre sur le plan de l'érudition? Vous a-t-il fait
découvrir des éléments que vous ignoriez?
Fanjul a enseigné à la Complutense de Madrid, sans doute la meilleure université
d'Espagne, la langue et la littérature arabes, dont il a traduit plusieurs
chefs-d'œuvre. Or, curieusement, l'accent du livre porte moins sur les textes
arabes que sur l'histoire de l'Espagne. Je ne suis nullement spécialiste de ces
questions et ne me risquerai pas à juger. En tout cas, le livre m'a appris
mille choses dont je n'avais pas la moindre idée, mille petits faits
historiques ou détails de vie quotidienne:
habillement, cuisine, architecture. Sans compter un réjouissant sottisier
d'auteurs français, espagnols, italiens.
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Juifs, chrétiens et musulmans :
l’Espagne
médiévale ne fut pas l’éden multiculturel qu’on croit
https://www.causeur.fr/juifs-chretiens-musulmans-espagne-andalus-147671
Entretien avec l'historien espagnol Serafín Fanjul (2/2)
Par Daoud Boughezala
- 14 novembre 2017
Averroès faisant amende honorable devant la mosquée de Fès, vers 1195.
AFP. COLL. PRIVÉE / LEEMAGE.
Professeur de littérature arabe et historien, Serafin
Fanjul vient de publier une somme magistrale, Al-Andalus.
L’invention d’un mythe (L’Artilleur, 2017). En développant une
réflexion poussée sur l’identité nationale espagnole, il bat en brèche le mythe
d’un paradis multiculturel mis en place par les huit siècles de domination
musulmane. Loin d’une symbiose entre chrétiens, juifs et musulmans, Al-Andalus
formait une société foncièrement inégalitaire, guerroyant contre
les royaumes chrétiens du Nord, soumettant les minorités en son sein.
Entretien (2/2)
Retrouvez ici la première partie de cet entretien
Causeur. Dans votre essai Al-Andalus. L’invention d’un mythe (L’Artilleur,
2017), vous déconstruisez l’image idyllique de l’Espagne musulmane que certains
intellectuels espagnols ont construite a posteriori. En comparant certaines
périodes d’Al-Andalus à l’Afrique du Sud sous l’Apartheid, ne commettez-vous
pas un anachronisme ?
Serafin Fanjul. Je n’établis pas un parallèle entre
al-Andalus et l’apartheid sud-africain, je dis seulement qu’il y a une certaine
similitude entre les deux. Et en vérité, cette similitude existe en raison de
la séparation des communautés religieuses et raciales, des droits très
supérieurs accordés aux musulmans et au-contraire des statuts inférieurs
qu’avaient les membres des deux autres communautés. Il y avait aussi entre les
musulmans des différences de degré de noblesse et de prééminence selon leur
appartenance au groupe des berbères, des muladis (les
chrétiens d’origine hispanique convertis à l’islam), des arabes « baladis » (les premiers à avoir pénétré dans la
péninsule, en 711) et des arabes commandés par Baldj,
arrivés en 740.
Dans al-Andalus, les personnes n’avaient de valeur et n’étaient des
sujets de droit qu’en tant que membres d’une communauté et non pas en tant
qu’individus. La pierre de touche était évidemment les mariages mixtes. Il
était impossible pour une musulmane de se marier avec un chrétien ou un juif,
et il était même difficile pour une femme « arabe
d’origine » de se marier avec un muladi
(un chrétien converti à l’islam) en vertu du concept de Kafa’a
(proportionnalité), et dans la mesure ou celle-ci
était considérée comme ayant un sang de niveau supérieur. Quand la domination
politique et militaire a été inversée et que les musulmans sont devenus
minoritaires, la situation a été maintenue mais cette fois au détriment de ces
derniers.
Les textes écrits dans al-Andalus abondent en allusions discriminatoires
et insultantes contre les chrétiens et les juifs. Ces derniers se sont
matérialisées, pour ne citer que quelques exemples, par
la persécution antichrétienne du IXe siècle à Cordoue, par le pogrom de 1066 à
Grenade, par les déportations de juifs au Maroc au XIIe siècle, ou par les
fuites massives de chrétiens et de juifs vers l’Espagne chrétienne dès le IXe
siècle.
Vous décrivez un choc des civilisations et d’un état de guerre
quasi-permanents entre chrétiens, juifs et musulmans…
La première fois que j’ai lu l’expression « choc des
civilisations » ce n’est pas sous la plume d’Huntington, mais dans l’œuvre
majeure de Fernand Braudel La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l’époque de Philippe II, dont la
publication remonte à 1949. Je crois interpréter correctement Braudel en
affirmant pour ma part, en accord avec lui, que la langue nous égare en
suggérant derrière le syntagme « choc des civilisations » l’idée de
grandes confrontations guerrières. Il ne s’agit pas du tout de cela, mais
plutôt de confrontations quotidiennes à petite échelle, réitératives, dans la
vie courante, entre des cosmogonies différentes, des notions de base, des
conceptions du monde dissemblables, des morales civiques ou sexuelles, des
concepts politiques élémentaires, mais qui sont déterminants dans la relation
des êtres humains avec le pouvoir : la soumission totale ou l’exercice de
droits et la conscience de posséder des droits. Et cela sans entrer dans des
questions plus concrètes comme la position de la femme ou celle des minorités
religieuses, qui heureusement ont été depuis longtemps dépassées en Europe,
alors que dans les pays musulmans elles demeurent intactes ou suscitent des
convulsions graves lorsqu’elles sont débattues.
A lire aussi : « Serafin Fanjul: « La Catalogne
a été économiquement favorisée par l’Etat espagnol »
Je n’ai jamais écrit qu’il y avait un état de guerre permanent dans la
péninsule ibérique médiévale entre deux blocs antagoniques et irréductibles. Et
cela parce que je sais parfaitement que cela n’a pas été le cas jusqu’à ce que
la Reconquête se consolide comme grand projet national au XIIe et XIIIe
siècles. Je sais aussi, bien sûr, qu’il y a encore eu par la suite des
alliances croisées avec des royaumes de taïfas musulmans, des interventions de
troupes chrétiennes (même franques) ou musulmanes contre des princes chrétiens
comme cela avait été le cas depuis le IXe siècle.
Le monde d’Averroès et Maimonide était-il si apocalyptique ?
Je ne crois pas qu’il soit très heureux de citer Averroès et Maïmonide
comme deux exemples de liberté de pensée et de confraternité des communautés
dans al-Andalus. Averroès était un néoplatonicien qui a été persécuté en tant
que libre penseur par les Almohades. Quant au juif Maïmonide, il a été obligé
de s’islamiser. Exilé au Maroc avec sa famille, il est allé ensuite en Égypte
où il est retourné au judaïsme. Découvert et dénoncé par un habitant d’al-Andalus,
il a été accusé d’apostasie et n’a pu finalement sauver sa vie que grâce à
l’intervention du cadi Ayyad. Maïmonide expose bien
sa position et son état d’esprit à l’égard des chrétiens et des musulmans dans son Épitre au Yémen.
Comment en arrivez-vous à justifier politiquement l’expulsion des juifs
et des morisques (maures convertis au christianisme) de l’Espagne chrétienne ?
J’essaie seulement d’expliquer ces événements. Nous ne pouvons pas nous
limiter à voir les événements du passé comme bons ou mauvais, alors qu’ils sont
tout simplement irréversibles. La seule chose que nous puissions faire, c’est
de nous en rapprocher le plus honnêtement possible pour essayer de les
comprendre. Et dans le cas ou notre bonne foi et notre volonté régénératrice
sont sincères, il nous faut essayer de ne pas les répéter.
C’est malheureusement toute l’Europe médiévale qui s’est appliquée à
marginaliser et persécuter les juifs, avec de fréquents massacres et des mises
à sac de quartiers juifs. Dans l’Espagne chrétienne, ce mouvement s’est produit
plus tard. Si en 1212 les troupes castillanes d’Alphonse VIII ont protégé les
juifs de Tolède contre les francs venus à cette occasion, en revanche, en 1348
et 1391, la situation était radicalement différente. Il y a eu alors une grande
quantité de morts, d’exactions et de conversions forcées. Les juifs convertis
au christianisme et ceux qui avaient maintenu leur foi, après les tentatives de
conversion massive des années 1408-1415, ont cependant coexisté tout au long du
XVe siècle. Au début, les Rois catholiques ont essayé de faire en sorte que les
juifs et les mudéjares (musulmans) demeurent sur les lieux où ils vivaient et
conservent leurs fonctions. Ils dépendaient directement du roi, payaient un
impôt spécial de capitation et recevaient en échange une protection face a la société, mais toujours avec l’idée qu’à long terme on
parviendrait à les convertir. Au XIIe et XIIIe siècles les communautés juives
de l’Espagne chrétienne avaient augmenté considérablement alors que celles
d’al-Andalus en étaient venues à disparaitre en raison de l’action des
Almohades. A la même époque, la persécution des juifs redoublait en Europe.
Cette attitude générale a fini par atteindre l’Espagne, stimulée par le fait
que quelques juifs se livraient à l’usure et participaient au recouvrement des
impôts, motifs qui irritaient les populations exploitées les plus pauvres et
les incitaient à des réactions aussi brutales que totalement injustes. Jean
Ier, en 1390, et Isabelle Ière, en 1477, avaient dû freiner les ardeurs
belliqueuses des membres les plus exaltés du clergé.
Quelle était la situation des sujets juifs du royaume catholique de
Castille ?
À la veille de l’expulsion de 1492, il y avait
environ cent mille juifs dans la couronne de Castille et une vingtaine
de mille en Aragon. Une minorité était riche, mais la majorité ne l’était pas
(il s’agissait d’agriculteurs, d’éleveurs, d’horticulteurs, d’artisans du
textile, du cuir et des métaux). La protection dans les terres des seigneurs de
la noblesse était plus directe et plus efficace que celle du domaine royal.
Les juifs y exerçaient des professions libérales comme la médecine en
dépit des interdits. Parmi les juifs proches des Rois catholiques il y avait
notamment Abraham Seneor, grand rabbin de Castille,
Mayr Melamed, Isaac Abravanel,
Abraham et Vidal Bienveniste. L’attitude des Rois
catholiques n’était pas antijuive mais elle ne contribua pas non plus à
éliminer l’hostilité populaire ni à contredire les arguments doctrinaux contre
les juifs. Le plus grand connaisseur actuel de l’Espagne des Rois catholiques,
Miguel Ángel Ladero
Quesada, écarte les motifs économiques pour expliquer l’expulsion (qui était en
fait plutôt préjudiciable pour les revenus de la Couronne). Il
l’attribue plutôt à la volonté de résoudre le problème des
convertis judaïsant, problème qui avait déjà justifié l’établissement de la
nouvelle inquisition en 1478. On croyait alors que les juifs, par leur seule
présence et en raison des liens familiaux qui les unissaient avec de nombreux
convertis, contribuaient à empêcher l’assimilation ou l’absorption. D’autre
part, comme les juifs n’étaient pas chrétiens, ils ne pouvaient pas faire
l’objet d’enquêtes de la part de l’Inquisition. Le climat d’euphorie de la
chrétienté triomphante après la prise de Grenade en 1492, aida les inquisiteurs
à convaincre les Rois catholiques de la nécessité de l’expulsion. D’autant qu’à
cette époque de plein affermissement du pouvoir royal, une idée se
répandait de plus en plus: celle selon laquelle
seule l’homogénéité de la foi pouvait garantir la cohésion du corps social,
indispensable au bon fonctionnement de la monarchie. Nous savons aujourd’hui
que ces idées étaient injustes et erronées, mais elles avaient alors cours dans
toute l’Europe. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’antisémitisme
féroce de Luther, la persécution des huguenots, des protestants en Espagne, en
Italie et en France, ou des catholiques dans les différents pays d’Europe du
nord au cours des siècles suivants.
Quant aux musulmans, je crois savoir qu’ils n’ont pas été épargnés par
l’Espagne catholique…
La politique de la Couronne envers les musulmans a été erratique et
souvent contradictoire. Les mudéjares (musulmans sous la domination des
chrétiens) avaient subsisté depuis le XIIIe siècle bien qu’en nombre
décroissant. L’expulsion comme châtiment pour rébellion (1264) à Niebla et Murcie, l’exil volontaire pour ne pas être soumis
au pouvoir chrétien et l’attraction qu’exerçait le royaume de Grenade, avaient
finalement vidé l’Andalousie occidentale de ses musulmans. Après la prise de
Grenade, les mudéjares ont été autorisés à émigrer ou à rester en conservant
leur religion, mais en 1498 les pressions pour qu’ils se convertissent ont été
tellement fortes qu’elles ont provoqué la rébellion des Alpujarras
(1499-1502) avec pour conséquence le décret de baptême forcé ou l’expulsion. La
fuite volontaire et clandestine de morisques s’est ensuite accrue en raison des
fatwas et des exhortations des jurisconsultes musulmans (al-Wansharisi,
ibn Yuma’a) qui condamnaient la permanence en
territoire chrétien pour ne pas s’exposer au danger de perdre la foi et de
finir christianisé. En 1526, une nouvelle rébellion de
morisques (crypto-musulmans officiellement chrétiens) a éclaté dans la Sierra
d’Espadan et l’explosion finale, le grand soulèvement
de Grenade, Almeria et Malaga, s’est produit en 1568. Dès le début du XVIe
siècle, il a été interdit aux morisques de quitter l’Espagne en raison des
effets négatifs que cela pouvait avoir sur les caisses de la Couronne. Il leur
a été également interdit de s’approcher des côtes à moins de dix kilomètres
pour éviter leur fuite ou les empêcher de collaborer activement avec les
pirates barbaresques et turcs qui dévastaient le littoral espagnol.
Et la population catholique, était-elle aussi hostile que la Couronne
aux ex-musulmans devenus morisques ?
L’hostilité de la population chrétienne à l’égard des morisques n’a fait
qu’augmenter au cours des événements. Elle a culminé avec la prise de conscience
de leur refus de s’intégrer dans la société majoritaire. A nouveau, le peuple
et le bas clergé ont exacerbé leur antipathie pour les morisques, ce qui en
retour a renforcé la haine et le rejet par ces derniers de la majorité
dominante, un cercle vicieux qui ne pouvait être rompu que par le maillon le
plus faible, en dépit des opinions contraires des autorités politiques les plus
hautes, de la noblesse de certaines régions (qui avait des travailleurs
morisques comme en Aragon et à Valence), voire du roi lui-même. Entre 1609 et
1614, environ trois cent mille morisques qui ont quitté l’Espagne surtout en
direction du nord de l’Afrique.
Georges Bensoussan a dérangé les idéologues de « la mythologie
al-Andalous » qui postulent que l’islam est une religion tolérante à
l’égard des autres monothéismes (13 novembre 2017)
Dans "Autopsie d'un déni d'antisémitisme", Barbara Lefebvure revient sur le procès de Georges Bensoussan,
symptôme inquiétant d'un grand malaise dans notre société dès qu'il s'agit
d'Islam.
Nouvel antisémitisme
Publié le 13 Novembre 2017
Atlantico : Dans quel but avez-vous écrit ce livre ?
Barbara Lefebvre : En mars dernier, après le rendu du jugement
prononçant la relaxe de Georges Bensoussan dans le procès qui lui avait été
intenté à l’initiative du Collectif contre l’islamophobie en France, il nous a
paru nécessaire d’éclairer l’opinion sur ce qui s’était joué au cours des mois
écoulés dans cette affaire. Ce livre revient sur ce qui s’est passé dès le
lendemain de l’émission radiophonique de France Culture Répliques en octobre
2015 où Georges Bensoussan a prononcé les mots qui lui ont valu de comparaître
quatorze mois plus tard pour "délit de provocation à la discrimination, la
haine, la violence à l égard d’un groupe de personnes
en raison de l’appartenance à une religion déterminée", en l’occurrence
l’islam.
Quatorze mois de calomnie, de mensonges. Georges Bensoussan a subi des
attaques personnelles, des intimidations jusque dans son cadre professionnel,
lui dont l’honnêteté et la rigueur des travaux historiques n’ont jamais été mis
en cause, ce dont Pierre Nora ou Elisabeth de Fontenay ont témoigné au procès.
Ce fut une année pénible pour cet homme dont nous connaissons la probité et
l’attachement aux valeurs humanistes. Se faire traiter de raciste et être
traîné devant les tribunaux de son pays ont été un déchirement pour nous qui le
connaissions, pour lui surtout.
Tant que le procès n’avait pas eu lieu, que les juges ne s’étaient pas
prononcés, nous avions soutenu Georges Bensoussan de façon amicale et discrète
notamment en créant une page Facebook de soutien. Nous ne voulions pas entrer
dans les polémiques créées par des gens qui cherchaient d’abord à nuire à
l’historien, auteur d’ouvrages qui mettent à mal certaines idées toutes faites.
Une fois la relaxe prononcée, nous avons voulu rassembler des textes analysant
le pourquoi et le comment de ce procès inique. Ce devait être une courte
brochure, finalement c’est un livre de deux-cents pages. L’ouvrage n’est pas un
outil de défense de Georges Bensoussan, son avocat est là pour cela et il saura
trouver les mots avec autant de brio et de pertinence que le 25 janvier 2017
pour l’appel en mars prochain – puisque le CCIF bien que déclaré par la Cour
irrecevable dans leur constitution de partie civile a fait appel.
Ce livre est d’abord un décryptage des mécanismes du déni du réel sur
l’antisémitisme dans le monde musulman. Le livre montre bien que c’est d’abord
une partie de l’œuvre de Georges Bensoussan qui nourrit la haine de certains
idéologues. Il les a rendus fous de rage car il fait partie de ces rares
chercheurs qui décrivent les ressorts historiques et culturels de
l’antisémitisme arabo-musulman. Il en avait souligné la banalisation et la
violence dans l’ouvrage collectif paru en 2002 les Territoires perdus de la
République. Ce livre, beaucoup de gens en parlent sans l’avoir lu. Beaucoup de
gens ont aussi décidé depuis sa parution de faire taire ceux qui tentent de
faire émerger cette vérité. Son ouvrage Juifs en pays arabes. Le grand
déracinement paru en 2012 est une somme historique contestée par aucun
historien, mais qui a déchaîné les idéologues qui veulent diffuser ce que
j’appellerai globalement "la mythologie al-Andalous" qui postule que
l’islam est une religion tolérante l’égard des autres monothéismes. Or la
situation des Chrétiens et des Juifs dans le monde musulman c’est une condition
de soumission, de sujets, de dominés, depuis les conquêtes et le pacte d’Omar
au VIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, enfin là où il en reste (pour les Juifs,
moins de 4000 personnes pour l’essentiel au Maroc et en Tunisie contre 900 000
en 1948…). Ces idéologues veulent faire accroire que la rupture dans cette lune
de miel judéo-arabe est née avec le sionisme et la création d’Israël. Or nombre
d’historiens montrent qu’il n’en est rien, que la judéophobie est constitutive
de la doctrine islamique et qu’elle a été entretenu au fil des siècles pour
devenir une banalité culturelle. Dire cela c’est être raciste dans la France de
2017 !
Lire aussi :
Comment décririez-vous ce déni du réel ?
Ce déni du réel s’accompagne non seulement de l’affirmation de
contre-vérités mais aussi d’un dévoiement de l’antiracisme pour faire taire
ceux qui disent le réel de cet antisémitisme-là. Quand il s’agit de dénoncer
voire trainer en justice les antisémites délirants de Rivarol ou Dieudonné, les
choses semblent aller de soi. Quand il s’agit de dénoncer celui du PIR (nb :
Parti des Indigènes de la République) ou de Medhi Meklat,
les regards gênés se détournent et on abandonne celui qui s’en émeut
publiquement à la meute qui l’accuse d’islamophobie.
On peut alors vous traîner devant les tribunaux pour l’usage d’un
article indéfini qui signe votre arrêt de mort intellectuelle : les au lieu de
certains, cela montre que vous essentialisez donc que vous êtes racistes. Quand
Houria Bouteldja du PIR, le CCIF et bien d’autres de
leurs alliés idéologiques obsédés par le post-national, disent "les
blancs", "les juifs", "les Français", "les
souchiens", ce n’est pas de l’essentialisation racistes puisque c’est de
l’antiracisme. Ils ne parlent pas à une clientèle, ils parlent au nom de tous,
ils essentialisent en permanence : "les musulmans", "les
noirs", "les racisés", "les femmes racisées", mais ce
n’est pas du racisme, c’est du progressisme ou du féminisme !
Nous avons donc voulu raconter dans le détail qui fut à la manœuvre dans
cette procédure, sous quelles motivations. Montrer comment derrière l’historien
c’est aussi le coordinateur de deux ouvrages basés sur des témoignages de
terrain, Les territoires perdus de la République et Une France soumise, qu’on
voulait atteindre. Montrer comment les associations antiracistes se sont
embarquées dans cette galère. Logiquement pour la LDH et le MRAP qui sont des
alliés objectifs du CCIF. Moins logiquement pour SOS Racisme ou la LICRA qui ne
sont pas connus pour leur alliance avec l’islamo-gauchisme
ou l’islamisme tout court. La LICRA en particulier y aura laissé des plumes,
des dissensions internes à cause de l’affaire Bensoussan la fracturent
désormais en profondeur. Nous avons voulu expliquer précisément pourquoi une
personnalité comme Mohamed Sifaoui a pu se retrouver
assis à côtés de ceux qu’il présente comme ses ennemis, à savoir le CCIF pour
attaquer Georges Bensoussan avec autant de virulence.
A chaque fois, ce qui était en jeu c’était nier la réalité d’un
antisémitisme d’origine arabo-musulmane culturellement enraciné, violent et
mortifère. Sifaoui essaie de faire croire que cet
antisémitisme est une invention des islamistes, c’est un non-sens historique,
mais cela a un sens pour le politiquement correct actuel qui veut croire à la
possibilité d’un "vivre ensemble" construit sur l’aveuglement
collectif. Nous voulions aussi montrer que ce déni a des conséquences tragiques
qui ne concernent pas que les Français juifs. Ce déni du réel qui prend parfois
la forme d’une novlangue multiculturaliste politiquement correcte est un danger
mortel pour l’identité démocratique de la France.
Vous semblez remettre en cause l'Etat et le système judiciaire à travers
cet ouvrage. Que leur reprochez-vous ?
Nous ne remettons pas du tout en cause l’Etat, pas plus que le système
judiciaire.
Nous sommes dans un Etat de droit et la justice est souveraine.
D’ailleurs, ce procès aurait pu ne pas se tenir car une erreur de procédure
permettait à Georges Bensoussan de s’y soustraire comme cela lui a été proposé
en ouverture du procès par la Cour. Il a refusé de bénéficier de cette erreur
matérielle. Il n’avait pas supporté ces mois de calomnie pour renoncer à
démontrer sa bonne foi.
Nous avons simplement été stupéfaits que le Parquet décide de poursuivre
après la plainte du CCIF déposée plusieurs mois après les faits, et ce malgré
les auditions de Georges Bensoussan devant la police à deux reprises qui avait
explicité ses propos au regard du contexte de l’émission où ils avaient été
prononcés. Impossible de savoir s’il y a eu là un ordre venu du politique
auprès du Procureur de la République. C’est indémontrable. Le fait est que le
Parquet a validé la plainte. Dès lors la machine judiciaire était lancée.
La justice a fait son travail avec conscience, elle a consacré beaucoup
de temps à auditionner tous les témoins ce 25 janvier 2017. L’audience a duré
près de douze heures ! La relaxe a été motivée de façon rigoureuse. Nous
publions, dans le livre, le jugement. Tout le monde se fera son opinion, c’est
cela un Etat de droit. Nous n’avons donc rien à redire de la justice comme
institution. Mais, en sortant à 1 heure du matin de cette interminable
audience, nous étions entre l’envie de rire et de pleurer : comment peut-on
encombrer la justice française de telles procédures.
Douze heures et des centaines d’heures de travail pour des juges, des
greffiers etc. pour une expression sur la dimension culturelle de la
judéophobie arabo-musulmane ("l’antisémitisme tété au lait de la
mère") et une assertion sur les ratés de l’intégration ("un autre
peuple qui se constitue au sein de la société française"). Le président
Hollande disait à peu de choses près la même chose à Davet
et Lhomme, je cite : "comment peut-on éviter la partition?
Car c'est quand même ça qui est en train de se produire:
la partition», après avoir dit "qu’il y ait un problème avec l’islam,
c’est vrai. Nul n’en doute" ou encore que le voile islamique est "un asservissement"…
Sans parler de propos du même acabit de personnalités de premier plan
qui ont été cités lors du procès, dont Sifaoui qui
témoignait contre Bensoussan, ce qui n’a pas été sans suscité
l’hilarité, c’était l’arroseur arrosé en quelque sorte. La présidente lui a
ainsi demandé quelle différence existait entre les propos de Bensoussan et lui
qui avait parlé il y a quelques années de sociétés arabes "nourries à la
mamelle de la haine antisémite"… Idem pour la sociologue Nacira Guénif témoin pour le CCIF
et proche du PIR qui a convenu sans difficulté devant les juges que yahoud (juif en arabe) était une insulte en soi
dans le monde arabe. Mais, elle a expliqué que c’était une expression qui
n’avait pas un sens antisémite puisqu’elle est "d’usage courant, donc elle
doit être contextualisée". La salle a frémi, certains ont ri tant
l’argument était ridicule et contre-productif pour les parties civiles qu’elle
représentait. La présidente n’a d’ailleurs pas manqué de le lui faire
remarquer. Dans ses écrits et son action militante, madame Guenif
n’a pas ce genre de tolérance contextuelle quand il s’agit de condamner le
racisme anti-arabe ou anti-noir. Deux poids, deux
mesures.
Mais vous dénoncez la judiciarisation du débat d’idées dont ce procès
est selon un énième exemple…
Ce n’est l’Etat de droit que nous accusons, c’est plutôt l’état de notre
droit. Comment notre arsenal juridique démocratique, pluraliste, humaniste
peut-il être ainsi dévoyé par les adversaires même de la loi républicaine ?
Comment le Parquet n’a-t-il pas vu dans cette affaire que l’accusation ne
reposait sur rien, que la justice était victime d’une énième
instrumentalisation de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse par les ennemis
de la liberté d’expression ? Cette instrumentalisation dure depuis longtemps,
mais cela s’accentue depuis une dizaine d’années.
La concurrence mémorielle est en fait une course à la victimisation qui
conduit des groupes identitaires à lancer des procédures couteuses. Il serait
d’ailleurs intéressant un jour de comprendre où elles trouvent l’argent pour
financer ces campagnes d’intimidation judiciaire dans toutes les
démocraties.
Il suffisait de réécouter l’émission pour comprendre le contexte dans
lequel les propos de Georges Bensoussan s’inscrivaient. La Cour l’a fait. Pour
nous qui avons assisté au procès, même si nous regrettions d’être là, nous
avons vu la justice travailler et bien travailler. Les auditions allaient au
fond des choses. La présidente du tribunal était une juge absolument rigoureuse
: les faits rien que les faits. Ce qui a été dit en octobre 2015 était-il
raciste ? Elle a scrupuleusement décortiqué l’émission, a remis en ordre
l’analyse de Bensoussan qui avait été déformée par l’extraction de deux phrases
prononcées sur une heure d’intense débat entre Patrick Weil et Georges
Bensoussan sous l’arbitrage d’Alain Finkielkraut.
La justice a fait son travail. Et elle a relaxé Georges Bensoussan.
Comme Bruckner quelques mois auparavant. La jeune Procureure quant à elle, à court
d’arguments juridiques, a inventé un nouveau délit espérant que cela suffirait
à faire condamner l’historien : la "provocation dans le champ
lexical" ! Les juristes apprécieront. On est bien dans la judiciarisation
du débat d’idées.
Cette instrumentalisation du droit par des associations comme le CCIF
qui ont pour objet la contestation de nos lois, était évidente. La présidente
du tribunal semblait ainsi assez exaspérée par la représentante du CCIF,
l’avocate voilée Lila Charef qui en est devenue la présidente depuis, qui
n’hésitait pas devant la Cour à dénoncer les lois stigmatisantes antimusulmanes
de la République ! Elle a été plusieurs fois recadrée par la Cour qui lui
demandait de rester dans le sujet. C’est cela que nous dénonçons :
l’instrumentalisation de la justice par des groupes identitaires,
communautaires, qui utilisent nos prétoires comme une tribune médiatique et
idéologique. Une cour de justice n’a pas ce rôle.
Ils savent le plus souvent qu’ils vont être déboutés, ou même que la
plainte qu’ils initient n’ira pas à son terme mais peu leur importe : ils
calomnient, ils attirent l’attention des médias sur eux, ils font croire à
leurs clientèles qu’ils s’activent pour "la cause". C’est ainsi que
ces associations communautaristes qui ne concernaient dans les années 1990 que
quelques dizaines de membres se sont affirmées et se sont imposées auprès des
médias, des pouvoirs publics.
Cette question de la judiciarisation du débat d’idées, de l’intimidation
judiciaire pour limiter la liberté d’expression est l’objet de notre association
créée aux lendemains du procès.
Ce sera d’ailleurs l’objet d’une soirée-débat parisienne que nous
organisons le 20 novembre.
Quelles sont les contradictions du nouvel antiracisme ?
Ce procès a été l’occasion en effet de voir l’état de l’antiracisme en
France. Ce n’est pas glorieux. Mais il en va ainsi de toutes les belles idées
lorsqu’elles passent à la moulinette de la bien-pensance qu’induit leur institutionnalisation.
Le "devoir de mémoire" en fait aussi les frais, la cause féministe
aussi… L’antiracisme professionnel a deux visages désormais. D’une part,
l’antiracisme institutionnel qui s’apparente à une guimauve politiquement
correcte qui perd lentement mais sûrement toute légitimité par un équilibrisme
intellectuel et politique au nom du "pasdamalgame".
Ces associations sont des partenaires des pouvoirs publics pour faire
croire au rêve du "vivre ensemble", concept qui n’a ni réalité
sociologique ni sens philosophique. La plupart des Français le ressentent, le
disent, alors on les traite de pessimistes, de vieux grognons, voire de
xénophobes ou de racistes. Cette soupe tiède antiraciste n’a plus guère
d’audience, sauf chez les élites urbaines des centres-villes qui ne sont pas
concernés au quotidien par le racisme, ni le sexisme ou l’antisémitisme tel
qu’ils se déploient aujourd’hui dans notre pays et presque partout en Europe
comme des enquêtes transnationales le montrent. Et d’autre part, il y a
l’antiracisme identitaire indigéniste. Celui-là ce n’est pas vraiment la soupe
tiède de SOS ou la LICRA, c’est au contraire un radicalisme. Il fonctionne sur
la dénonciation du racisme incarné par l’Homme blanc hétérosexuel bourgeois.
Il assume son racialisme comme le montre
l’ouvrage d’Houria Bouteldja Les Blancs, les Juifs et
nous. Un grand nombre de personnes qui soutiennent cette pensée dite
postcoloniale ne regarde le monde qu’avec les lunettes binaires
"colonisateurs = blancs racistes / colonisés = arabes et noirs
antiracistes". Ce postulat non seulement simpliste mais faux est à la base
de la pensée indigéniste qui est fondamentalement ségrégationniste donc
raciste.
Qui est ce " NOUS " dont parle les Indigènes de la République
?
En quoi est-ce raciste selon vous ?
Ce nous des "racisés", comme ils se dénomment, fonctionne sur
le mode d’une double exclusion contraire aux principes même d’une démocratie
qui affirme l’égalité des droits. Nous les descendants de colonisés sommes des exclus car nous avons désespérément essayé de
nous conformer aux dominants blancs mais restons des victimes perpétuelles du
système colonial incarné par la République et ses lois racistes. Cela est dit
textuellement dans la plupart des textes de ces courants indigénistes. Logiquement,
ils en déduisent : puisque nous sommes vos éternelles victimes, désormais nous
affirmons notre refus de vous ressembler, nous assumons notre racisme anti-blanc et excluons de vivre avec les Blancs et les
Juifs qui sont l’incarnation de ce racisme.
Cela commence par des rassemblements interdits aux "non
racisés", comme il y en a régulièrement dans ces mouvements.
Si cela ne s’appelle pas la sécession ou l’appel à la partition,
qu’est-ce que c’est ? Si cela ne s’appelle du racisme, qu’est-ce que c’est ?
Cet antiracisme raciste postcolonial qui est très puissant en Amérique du nord
depuis au moins deux décennies, n’a qu’une vision racialisée des rapports
sociaux. C’est lié originellement à la société américaine et au combat des
afro-américains qui se sont radicalisés au fil des années. On a plaqué cela en
France depuis vingt ans en prenant l’histoire coloniale comme alibi. Les
indigénistes réinventent le système colonial sur le territoire national pour
justifier leur violence politique et leur refus de faire nation avec leurs
concitoyens français. Parce qu’ils ont d’abord et avant tout la haine de la
France. Il faut déconstruire son histoire nationale, la détruire comme le dit
ouvertement Bouteldja.
L’antisémitisme est en outre constitutif de la vision du monde de ces
antiracistes. C’est même une obsession pour eux. Pierre-André Taguieff l’avait déjà très bien analysé en 2002 en
décrivant "cet antiracisme antijuif" qu’il décrivait comme un monstre
idéologique. La sémantique antisioniste ne dissimule même plus la violence
brute de cette judéophobie. D’ailleurs au cours du procès il a été montré à
quel point cet antisémitisme puisait ses racines dans une histoire longue qui
n’avait rien à voir avec le conflit israélo-palestinien. La création de l’Etat
d’Israël n’a fait que raviver et accentuer le délire antijuif arabo-musulman
préexistant. La question religieuse est absolument centrale sur ce sujet, la
question géopolitique est mineure. Mais on se fait plaisir en Europe en croyant
que cela n’a rien à voir avec la religion. C’est moins anxiogène de croire que
la diplomatie y peut quelque chose. Le prétexte antisioniste recycle les
préjugés antijuifs largement répandus dans le monde musulman depuis les
origines de l’islam. Il a été revivifié depuis les années 1920-30 par la
confrérie des Frères Musulmans dont un des membres le Grand Mufti de Jérusalem
fut un allié officiel d’Hitler, puis par les écrits de Sayid
Qutb dans les années 1950 qui constituent la base idéologique de cet
antisémitisme arabe contemporain empruntant tant à la théologie islamique qu’à
l’antisémitisme racial contemporain.
Mais ces mouvements indigénistes comme vous les nommez défendent souvent
le modèle multiculturaliste ? En quoi cela ferait-il d’eux des racistes ?
Ces mouvements identitaires indigénistes détournent la réalité
multiculturelle de nos sociétés démocratiques pluralistes pour la transformer en
une idéologie multiculturaliste qui induit non seulement la ségrégation
volontaire ("on ne veut pas être avec vous, les racistes") et surtout
un refus de la loi commune : "Vos lois nous ne les reconnaissons pas, nous
voulons des aménagements de ce droit à nos différences ethnoculturelles, sinon
vous êtes racistes". Cela paraît un chantage mais les procès que ces
groupes intentent et qui se multiplient montrent qu’il y a vraiment un projet
politique derrière cette logorrhée grossière.
Ce projet politique est radical est contraire à notre vision
démocratique libérale. Avec eux, on ne forme plus une nation de citoyens
rassemblés au-delà de nos identités particulières, on est d’abord dans un
devoir de loyauté indéfectible à l’égard de ceux qu’on considère comme nos
semblables, qui ont la même couleur de peau que nous, la même religion, la même
idéologie. Tous les autres sont récusés, exclus de ce "nous" que
prétendent incarner les indigénistes, les islamistes et leurs alliés à
l’extrême gauche.
Cette vision qui ose se nommer "antiraciste", c’est le strict
contraire du modèle démocratique occidental tel qu’il s’est forgé
progressivement, avec des aléas, depuis plus de deux siècles. Que ces groupes
ne se reconnaissent pas dans ce modèle ne les obligent pas à croire qu’ils
peuvent ou doivent le détruire ! A moins qu’ils ne portent un projet
révolutionnaire de nature totalitaire ? Nous, nous avons une vision pluraliste
de la société, pas ces antiracistes-là qui veulent l’apartheid. Nous
poursuivons encore un idéal de liberté et d’égalité, eux veulent enchaîner
chacun à ses origines, à son identité de naissance, à sa tribu. C’est beaucoup
plus difficile de supporter intellectuellement le projet démocratique qui
aspire à un constant perfectionnement de son modèle par le débat public, que de
défendre un projet global de société sur le modèle des grandes idéologies
théocratiques ou totalitaires. La servitude volontaire, La Boétie en a
magnifiquement démonté les mécanismes au milieu du XVIè
siècle, beaucoup devraient le relire. Mais La Boétie n’est pas un
"racisé", il n’a rien à leur apprendre.
Michèle Tribalat analyse bien dans le livre
comment ces antiracistes transforment la langue pour accabler leurs ennemis.
Elle insiste sur ce qu’elle appelle "la judiciarisation de la langue"
qui révèle l’appauvrissement non seulement de la langue mais surtout de la
pensée. Avec ce genre de pseudo-antiracistes, qui ne sont pas tous des incultes
loin s’en faut, une expression littéraire comme
"tété au lait de la mère" usitée par Corneille, Racine, Mirabeau,
Hugo devient un appel à la haine raciale ! Le procès contre Georges Bensoussan
est un procès pour condamner "des mots" que des groupes identitaires
ont voulu transformer en forme de racisme pour faire avancer une cause politique
sécessionniste.
Tout cela est loin d’être anecdotique. Cela concerne toute la société.
Ce n’est pas une affaire entre Juifs et Musulmans comme certains veulent le
faire croire pour maintenir le déni sur le danger totalitaire qui monte. Le
philosophe Victor Klemperer l’a parfaitement illustré au sujet de la langue
nazie dans LTI la langue du IIIè Reich paru en 1947
mais écrit sous le joug nazi. Il a montré comment la novlangue nazie avait
consciencieusement corrompu la langue allemande, comment elle avait déstructuré
le lexique pour déstructurer les esprits, la culture toute
entière.
Oui la langue c’est le fondement de notre culture. Le logos nazi a
détruit la culture allemande et permis la corruption de la société toute entière. Nous devrions être attentifs à toutes ces manipulations
idéologiques de la langue, elle révèle bien des violences qui sont loin d’être
symboliques.